l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


mercredi 20 février 2013

après-midi lectures à Pierrefontaine-lès-Blamont


 UN MATIN D'HIVER


La brave Renault 4 remontait la route mal dégagée qui menait du Bannot à Blamont. Il avait neigé ce samedi matin et, comme les Peugeot ne travaillaient pas, les chasse-neige restaient au garage. Paul revenait de la poste de Sochaux et les voitures roulaient presque normalement dans le bas, mais, à partir de Bondeval, il fallait faire attention. Certes, ce n'était pas très grave de quitter la route à petite vitesse pour aller s'empiquer dans un fossé ou un banc de neige, mais le temps de se faire dépanner, quelques dizaines de minutes pouvaient s'écouler et Paul devait prendre son travail à la poste de Blamont à neuf heures trente. Il n'était pas question d'accélérer, la neige l'interdisait, mais il ne fallait pas traîner non plus.

 Quand, à 6 heures et quart, il était sorti de la vieille école où il habitait depuis l'automne, il avait déjà perdu l'équilibre sur les vénérables marches de bois, usées par les galoches de générations d'écoliers qui l'avaient gravi ou dévalé pendant des dizaines d'années. L'odeur ne laissait aucun doute, tout comme le glissant des planches : la femme de ménage avait consciencieusement huilé l'escalier, lui assurant sa longévité de quasi-monument historique. Il était déjà là depuis longtemps quand Jules Ferry avait instauré l'école publique et la courbure de ses marches n'était pas de la fatigue, mais de la vie, comme la courbure des branches d'un vieil arbre fruitier.

Cette odeur d'huile de lin, mêlée à une indéfinissable odeur de cire, de craie et de fumée de poële à bois, renvoyait Paul des années en arrière, lorsqu'il était lui-même écolier, dans une petite ville voisine. Mais il n'eut pas le temps de laisser flâner ses pensées, car, en ouvrant la lourde porte d'entrée, il se rendit compte qu'il avait abondamment neigé pendant la nuit et que cela continuait. Pourvu que la voiture démarre, pensa-t-il. Celle-ci se réveilla courageusement après qu'il s'y fut enfilé en entrouvrant la portière pleine de neige et collée par la glace. Il laissa tourner un peu le moteur le temps de dégager le pare-brise, les phares et la lunette arrière et partit assurer son service au bureau de poste de Sochaux. Deux heures de manutention et il fallait remonter pour distribuer le courrier à Blamont. Violette, la factrice en titre, était souffrante. Le samedi matin, sa distribution couvrait tout le village. Le receveur, trop heureux d'avoir mis la main sur Paul pour se dépanner, l'attendait avec la tournée déjà toute classée, tâche que Paul aurait normalement dû faire s'il n'avait pas été occupé à Sochaux. Avec la diffusion de prospectus, son activité était faite de petits boulots accrochés les uns aux autres, mais Paul, qui venait de s'installer dans le village, ne pouvait pas faire le difficile. Et en plus il aimait ce qu'il faisait !

Ça lui permettait de se balader dans les villages des alentours, sa poignée de prospectus à la main, cherchant les boîtes aux lettres quand il y en avait, flairant les odeurs de fumée de cheminée, de rôti de veau rissolant dans des oignons ou de choucroute, qui flottaient devant les vieilles maisons. Il retrouvait le pays de son enfance, mais cette fois, il était déguisé en facteur barbu et chevelu arrivé tout droit de la capitale, avec son accent pas d'ici et son ignorance de la bonne façon de vivre. Un Parigot de Châté, comme on disait à Pont-de-Roide quand il était petit.

Pour l'heure, Paul commençait sa tournée par « le bas de Blamont », tout ce qui était à gauche en sortant de la poste. Il partit avec son vélo, mais comprit bien vite que celui-ci ne lui servirait à rien, sauf à porter ce qu'il avait à distribuer. Pas moyen de pédaler, bien entendu, mais pas moyen non plus de s'approcher des boîtes aux lettres retranchées derrière des tas de neige d'un bon mètre de haut. Il se contenta donc de le pousser, le posant ou l'empiquant contre les bourrelets laissés par le chasse-neige quand il devait mettre une lettre ou un paquet.

L'une des toutes premières maisons qu'il avait à desservir était une épicerie que les habitants du coin appelaient Les Écos. Ce n'était pas le nom de l'enseigne actuelle, mais quelle importance ? On disait aussi chez Madame Baudouin, la Dédée pour les familiers. Paul tapa ses chaussures pleines de neige sur les marches et entra pour poser le courrier sur le comptoir. La patronne l'accueillit d'un aimable « bonjour, Facteur » d'un ton beaucoup plus chaleureux que commercial. Ce n'était pas le moment de faire des emplettes, mais Paul y avait découvert le meilleur Comté du pays. Il ressortit et entra dans le restaurant mitoyen, nommé de façon fort peu franc-comtoise « Los Caballeros ». Cependant, cette enseigne était justifiée par la présence de chevaux attendant sagement dans leur écurie les cavaliers désireux d'arpenter les chemins de randonnée tout proches avant de se mettre à table.

On passait encore une grande maison, habituellement inoccupée, puis c'était une statue de la vierge et, juste derrière, le départ de l'un des chemins empierrés qu'empruntaient les promeneurs à cheval. Ce chemin descendait assez raidement jusqu'à une source, mais l'heure n'était pas à la promenade. Paul passa devant la vierge, puis devant l'église, et se retrouva sur la petite place de l'école, là où il habitait. Il appuya son vélo contre le vieux mur de pierre qui entourait la petite cour de l'école et distribua le courrier dans les boîtes aux alentours.

Quelques maisons plus loin, il y avait une ferme et son étable où les bêtes passaient l'hiver. C'est là que Paul venait chercher son lait chaque soir, dans un pot de camp en aluminium, comme il le faisait étant enfant. Il emplissait ses narines de l'odeur chaude des vaches pendant que le paysan versait le lait tiède dans son pot, mais là non plus ce n'était pas le moment d'aller saluer les grosses bêtes paisibles. Il fallait repartir en poussant son vélo, longeant cette fois le mur de l'hospice. (Plus tard, on dirait « maison de retraite ». Mais ces années-là, c'était encore l'hospice.)

Pendant une centaine de mètres, Paul se retrouva donc avec à sa gauche la haute muraille au pied de laquelle, au printemps, il guetterait l'apparition des premiers petits lézards gris mettant le nez hors des fissures puis, plus tard, les pousses de fenouil sauvage. Mais ça, ce ne serait pas avant plusieurs mois. À sa droite, le Lomont étirait sa crête majestueuse à huit cents mètres d'altitude, dominant la vallée des Vaugonderis, comme une barrière entre le village et le pays du Haut-Doubs. Il se souvint du conseil donné par la factrice en titre, Violette :
Paul, en hiver, moi, je mets le courrier sur une luge et je la tire derrière moi. Tu verras, c'est bien plus pratique.
Et se promit de s'arrêter chez lui quand il repasserait devant l'école, pour y laisser son vélo dans un coin et prendre la luge des enfants. Mais il restait, après le courrier de l'hospice, quelques maisons retranchées plus loin, juste à la pointe du promontoire sur lequel Blamont était bâtie. Un peu comme une presqu'île, pensait Paul, s'avançant dans une mer d’arbres couverts de neige, entre la vallée de la Creuse d'un côté et les Vaugonderis de l'autre. À l'extrémité de cette presqu'île se trouvait un petit quartier appelé Faubourg d'Alsace. La première maison où il s'arrêta était habitée par Monsieur Munnier, un vieil homme aveugle à qui Paul devait payer un mandat de quelques centaines de francs. Il sonna et entra à tâtons, dans une obscurité presque totale, pris à la gorge par une odeur de fumée de bois. Le vieil homme ne trouvait vraiment aucune utilité ni à ouvrir ses volets ni à faire poser une ampoule convenable dans sa pièce à vivre, puisque de toute façon il n'y voyait rien. Quand ses yeux se furent habitués, Paul poussa doucement une assiette et un verre afin de faire de la place sur la table. Il y posa le titre du mandat et guida la main de Monsieur Munnier pour qu'il signe, puis lui remit la somme due. Il avait déjà vu le vieil homme à l'extérieur, le buste à l'horizontale, poussant un vélo qui lui servait à la fois à poser ses commissions et à tâtonner le long des murs à la façon d'une canne blanche. Monsieur Munnier était peut-être aveugle, cassé en deux et guère soucieux de faire le ménage chez lui, mais il était très loin d'être sot et sa conversation était agréable. Après l'avoir salué, Paul sortit et s'approcha de la maison suivante.
Sur sa droite habitait un autre ancien, bien connu dans la vallée, à la fois pour son humour et pour son talent à la belote. Il n'y avait pas de courrier pour lui ce jour-là mais il y en avait pour la dernière maison, un peu plus loin, sur la gauche. À la façon d'une loge de gardien, elle se trouvait à l'entrée d'une propriété actuellement inoccupée, mais tantôt colonie de vacances tantôt demeure d'un mystérieux général. La petite maison qui gardait son entrée s'appelait « les Oisillons ».

La boîte aux lettres affichait deux noms, Mademoiselle Graber et Mademoiselle Canel. L'une de ces deux demoiselles ne sortait pas. Mais l'autre, Mademoiselle Graber, s'envolait quotidiennement pour faire les courses. Âgée de quatre-vingts printemps, elle poussait sa mobylette et, l'ayant démarrée, sautait sur la selle puis mettait les gaz. Pour Paul, elle évoquait une héroïne de bande dessinée, Adèle Blanc-Sec. Ou encore le personnage d'Agatha Christie, Miss Marple. Mademoiselle Graber avait toujours un mot aimable pour ceux qu'elle croisait dans la rue. Elle s'exprimait dans un langage châtié, presque précieux. Aux Écos, elle commandait à la Dédée « un morceau de fromage de gruyère ».

Cette distinction avait fait dire un jour à leur voisin, Monsieur Munnier, que s'il allait un jour au Paradis, ce ne pouvait pas être le Paradis de Mesdemoiselles Graber et Canel, où il aurait fait tache. On lui aurait réservé une petite place dans un abri de jardin ou une soupente.

Tous ces anciens vivaient retirés du monde, derrière l'hospice, et Paul repartit en sens inverse retrouver le temps présent et la vie du village. Après avoir dépassé le long mur d'enceinte, il prit à gauche pour aller à la gendarmerie.  

Si elle ne le montrait pas sur sa façade, côté village, cette grosse maison dominait, comme un nid d'aigle, les Vaugonderis. Avant d'être la caserne des gendarmes, elle avait été celle des douaniers, idéalement placés pour avoir vue sur la Suisse. Même si, pensait Paul, il devait falloir de bons yeux pour distinguer un contrebandier la nuit en pleine forêt. Mais telle quelle, avec ses terrasses dégringolant le val, la gendarmerie aurait pu faire un magnifique hôtel de tourisme. Paul n'en connaissait que l'extérieur : les gendarmes avaient une boîte postale et venaient chercher le courrier de la brigade au bureau de poste. Il en était réduit à laisser courir son imagination, et celle-ci lui représentait la vue que l'on devait avoir le matin en ouvrant ses volets sur la vallée ! Il aurait donné cher pour passer des vacances dans l'un des logements.

La tournée de Paul continuait ensuite dans de vieilles petites rues pleines de charme, encombrées de tas de neige que l'on n'avait pas la place de pousser ailleurs, embaumées de cette bonne odeur de fumée de bois qui, en hiver, indique au passant qu'il y a, derrière les murs de pierre, des endroits bien chauds et des gens qui y vivent. L'itinéraire décrivait une sorte de huit pour desservir toutes les boîtes aux lettres du quartier et, finalement, ressurgir dans la rue principale presque en face de l'école. Paul y procéda alors à l'échange de son vélo contre une luge de bois qu'il venait d'acheter et décida d'emmener l'une de ses chiennes, la plus âgée, la moins turbulente, avec lui. Il traversa la cour de récréation où s'ébattait une volée de gamins et gamines se balançant des boules de neige derrière le dos des institutrices et monta à son appartement, sur le même palier qu'une salle de classe. Le temps de mettre sa chienne en laisse et la récréation était finie. En redescendant, il croisa une classe entière d'élèves qui montait, étouffant progressivement les voix et tapant du pied sur les vieilles marches malgré les injonctions de la maîtresse. Paul salua poliment cette dernière et attendit que le flot soit passé, rangé avec sa chienne dans un tournant de l'escalier, là où les marches sont les plus larges. Au rez-de-chaussée, deux autres institutrices s'apprêtaient à refermer les portes de leur classe après que leurs élèves y étaient rentrés. Alice, la Directrice, qu'il n'aurait jamais imaginé appeler par son prénom, le gratifia également d'un mot affable sur son courage à travailler dehors par ce temps. C'est égal, pensa Paul, elle est quand même bien compréhensive à propos de ma chienne. J'en connais plus d'une qui m'aurait fait une réflexion aigre-douce.

Une fois dans la rue, il saisit d'une main la laisse, de l'autre main la ficelle de la luge, puis reprit son chemin. La luge semblait une solution pratique, la chienne un peu moins... Après avoir décrit une grande boucle englobant de la Place des Tilleuls et ses abords immédiats, il finit par revenir devant le bureau de poste. Sa sacoche était vide et le moment était venu de la remplir. Il attacha sa chienne à la grille le temps d'empiler paquets et liasses de courrier sur la luge. À l'intérieur du bureau, une file de personnes attendaient leur tour devant le guichet. Le receveur invita Paul à passer à l'arrière, où son épouse avait préparé un grog brûlant. Le facteur l'avala le plus vite qu'il put et il lui fallut deux voyages pour préparer la suite de la distribution, lettres, revues et surtout colis. Il fallait maintenant desservir le haut du village.




Cela commençait par la remontée d'une rue qui menait au temple. Sur sa droite, il laissa le Monument aux Morts et la Mairie. Sur le côté gauche, un vénérable autocar affecté au ramassage scolaire semblait affaissé sur des amortisseurs à bout de souffle. Cependant les contrôles techniques dûment effectués attestaient qu'il était en état de marche, malgré les apparences.

Au niveau de l'autocar se trouvait l'entrée d'une supérette un peu défraîchie, faisant aussi office de quincaillerie et de bazar. C'était encore l'époque où un village de moins de mille âmes pouvait se permettre d'avoir deux magasins d'alimentation, une pharmacie, une boucherie, un marchand de journaux et une boulangerie. À quelques années près, Paul aurait même pu connaître une fromagerie, mais elle était maintenant fermée. Il fallait désormais aller se fournir à Villars, l'un des villages satellites de Blamont, juste avant la frontière suisse. En sortant de la supérette, il nota l'apparition furtive d'une petite silhouette derrière lui, silhouette prestement escamotée derrière le vieil autocar. Il n'y accorda pas d'importance. Quelques dizaines de mètres plus loin, sur la place du Temple, se trouvait la boulangerie.

Le pain de Blamont valait le détour. Hormis les incontournables baguettes, on trouvait ici de gros pains de ménage appelés miches plates dont Paul se régalait le soir avec une poignée de noix et de l'emmenthal de Villars ou du comté de chez Madame Baudouin. Et comme il faisait bon humer l'odeur d'une boulangerie par un temps d'hiver comme ce jour-là... Chez tous ces commerçants, il fallait entrer et poser le courrier sur le comptoir, mais c'était plus un plaisir qu'une corvée. Une visite de courtoisie, en quelque sorte. Mais au-delà de ces lieux ouverts commençait une vaste zone de pavillons de construction plus récente, plus dispersés que le vieux village, où les bonjours de Paul se firent de plus en plus rares. Il lâcha sa chienne, qui n'avait pas un tempérament à s'éloigner et ne risquait pas d'effrayer les passants puisqu'il n'y en avait pas. En se retournant pour la rappeler auprès de lui, il eut le temps d'apercevoir le même petit personnage qu'il avait entrevu quelques instants plus tôt qui, comme la fois précédente, disparut derrière le pilier d'un portail.

Paul avait instinctivement allongé le pas. Il faisait froid, les habitations étaient parfois distantes de quelques dizaines de mètres les unes des autres et quand il en aurait fini avec les rues des cerisiers, du Clair-Soleil et la rue neuve jusqu'au Ranch des Poneys, il lui resterait toute la grande rue en direction de Bondeval, puis la rue des genévriers avant que sa tournée ne soit achevée. S'il voulait se mettre à table à une heure raisonnable, ce n'était plus le moment de flâner.
En sortant du Ranch des Poneys, il eut le temps de distinguer plus nettement le petit personnage qui semblait le suivre. C'était un petit garçon, bien emmitouflé, portant un anorak rouge, un bonnet de laine à motif jacquard, une écharpe et des gants assortis, qui se cacha à nouveau derrière un portail pour le laisser passer. Cette fois, Paul était intrigué. Ce petit garçon était sans doute sorti de l'école au moment où le facteur chargeait sa luge, mais pourquoi le suivait-il ? Il n'avait pas le temps de chercher des réponses à ces questions. L'heure tournait et il fallait redescendre vers la grande rue pour y distribuer le courrier jusqu'aux dernières maisons du village. Ce secteur comprenait aussi la boucherie et la pharmacie, et il fallait y passer avant la fermeture de midi. Le facteur y parvint de justesse. Dans l'étroite boutique où était installée la boucherie, quelques personnes attendaient sagement leur tour assises sur un banc. Le boucher, un homme grand et mince prénommé Marcel, était pour l'instant occupé à aplatir des escalopes en les battant vigoureusement du plat de son hachoir. Mais cela ne semblait pas l'empêcher de tenir en même temps une aimable conversation avec la cliente qui attendait sa commande. Paul posa le courrier sur le comptoir et répondit d'un « à votre service » à peine audible aux remerciements de Marcel, puis il sortit juste à temps pour voir le petit garçon donner un gâteau sec à sa chienne qui attendait sagement attachée au range-vélo. Mais avant qu'il ait eu le temps de le dévisager, le petit s'était enfui en contournant la pharmacie. En posant le courrier de cette dernière sur le comptoir, Paul demanda qui était ce petit garçon. Le pharmacien, grand, mince et calme comme son voisin boucher, ne l'avait pas vu. Une préparatrice l'avait aperçu, mais ne le connaissait pas. Paul ressortit et reprit son chemin. Nul bavardage, nulle rêverie devant une vieille façade ne risquaient maintenant de le retarder. Même l'ancienne ferme, joliment décorée de vieux outils agricoles, qu'habitait sa collègue Violette ne parvint pas à le faire ralentir. Il distribua son courrier jusqu'aux dernières maisons du village, sur la route d'Audincourt et, comme nul témoin ne risquait de le surprendre, il s'amusa à saluer d'un « hi-han » pas trop mal imité une ânesse qui pâturait par là. Ensuite, il revint sur ses pas pour terminer sa tournée par la rue des genévriers, toujours tirant sa luge, la chienne trottant d'un air affairé à quelques mètres de lui.

À la dernière maison, au moment de prendre le chemin du retour pour rendre ses comptes à la poste, il se retrouva nez à nez avec le petit garçon. Cette fois, passant outre le protocole qui voulait que cela soit le petit qui le salue le premier, il s'adressa à lui du ton le plus aimable qu'il pouvait, désireux de ne pas l'effaroucher.
Bonjour, petit.
Bonjour, m'sieur.
Comment tu t'appelles ?
Louis, m'sieur.
Tu es déjà sorti de l'école ?
J'y suis pas allé. Je suis en vacances chez mes grands-parents.
Ah ! d'accord ! Ils ne t'attendent pas pour manger ? Ça va être l'heure de dîner, demanda Paul, usant, comme on le faisait par ici, du mot « dîner » pour parler du déjeuner.

Le petit garçon ne répondit pas, ce qui était bien embarrassant pour le facteur. Un peu agaçant, même. À une question on doit donner réponse. Le facteur fronça les sourcils et se racla la gorge, ce qui était une façon d'insister sans donner vraiment un ordre. Mais Louis répondit par une autre question :
Tu ne continues pas par là ?
Ben non, j'ai fini. Je rentre. Et j'ai faim. Pas toi ?
Alors tu n'es pas celui que je croyais, continua le petit garçon. D'ailleurs, ton habit n'est pas rouge. Il fait jour. Et tu as un chien, pas des rennes.
Paul commençait à comprendre. Il sentit fondre la petite rancune qu'il avait éprouvée lorsque Louis avait éludé sa question. Aussi la reposa-t-il, d'un ton tout différent :
Tes grands-parents vont s'inquiéter, non ? Ils habitent loin ?
Non, pas trop. Enfin, dans le bas.
Oui. À l'autre bout, quand même.

C'était bien avant qu'on ait inventé les téléphones portables. Tout en marchant sur le chemin du retour, tirant sa luge cette fois vide, guettant les allées et venues de sa chienne et couvant d'un œil attendri le petit garçon, Paul songea qu'il lui fallait rassurer les grands-parents qui devaient en avoir besoin. Il était déjà une heure de l'après-midi. Le froid lui avait aiguisé l'appétit et il lui tardait de se mettre à table, mais pas avant d'avoir fait le nécessaire. Ils étaient arrivés au début de la rue des genévriers, tout près de la maison de Violette la factrice. Paul eut l'idée de sonner pour demander à utiliser le téléphone, mais il n'en eut pas le temps : une voiture s'arrêta près d'eux.
Papy ! cria Louis en se précipitant vers la vitre du conducteur.
Le visage un peu contrarié, celui-ci lui lui ordonna de monter à l'arrière d'un signe de tête. Paul s'approcha de la grand-mère, assise à l'avant, et elle baissa sa vitre. En deux mots, il expliqua pourquoi le petit garçon l'avait suivi, et de loin, sinon, précisa-t-il, je l'aurais détrompé tout de suite pour qu'il ne se mette pas en retard.
Ne le grondez pas, conclut-il. Il est très bien élevé et puis ça partait d'un bon sentiment.
Et pis c'est pas de ma faute, dit Louis, penché depuis la banquette arrière, je n'avais jamais vu un facteur avec une luge et un chien. Chez nous, en ville, ils sont pas comme ça. Au revoir, m'sieur.

Et la voiture repartit, laissant Paul tout songeur. Décidément, ces tournées à l'approche de Noël étaient pleines de surprises, pensa-t-il. Il faudra que je dise à Violette d'emprunter l'ânesse de Jacky, on la prendra pour la Tante Arie.


AYAD



Ça commence comme une histoire de facteur – encore une ! Mais ce n'est même pas une histoire, du moins pas une histoire inventée, ce n'est pas celle du facteur, le décor principal n'est ni Seloncourt ni Blamont, mais Pierrefontaine-lès-Blamont.

Revoilà donc ce brave Paul à qui il en est tant et tant arrivé. Nous sommes un matin d'automne de l'an 1983, à Seloncourt, sur la rue du Général Leclerc, autrefois appelée rue du tramway, celle qui mène à Hérimoncourt. À peu près en face de la Panse, qui n'est pas encore le parc de la Panse, mais plutôt l'usine Wittmer. C'est donc que Paul fait un remplacement sur la tournée 2, celle de Philippe. Il n'y a pas grand monde sur le trottoir, avec ce temps de chien. Les sacoches en cuir sont complètement détrempées et il est bien difficile de garder le courrier sec. Le long ciré noir de Paul le protège jusqu'aux genoux, mais l'eau lui dégouline dans le dos depuis sa casquette et ses chaussures font un coassement de grenouille à chaque pas. Il vient de mettre une lettre molle comme une crêpe froide dans la boîte du fleuriste Trassaert et reprend son chemin en direction de Berne quand un passant un peu étrange l'agrippe par le bras.

C'est un homme déjà âgé, qui fait des efforts désespérés pour se faire comprendre. En effet, il s'acharne à s'expliquer en bégayant, dans un français très fragmentaire. Heureusement, Paul l'a déjà vu, sur le plateau de Blamont où il habite, et peut reconstituer l'histoire comme un archéologue reconstitue un beau vase à partir de quelques éclats de terre cuite. C'est un vieil Arabe, au visage orné d'une grande barbe blanche qui évoque celle du sapeur Camember. Paul a pu lire son nom une fois sur sa boîte aux lettres, un jour où il distribuait des prospectus. Il n'a pas oublié ce nom : ce n'est pas un nom du coin, c'est Ayad Khellaf.

Ayad est descendu ce matin-là à Hérimoncourt pour toucher sa pension à la perception, croit comprendre Paul. Et puis... il s'est passé Dieu sait quoi et Ayad se retrouve sur ce trottoir, sous la pluie battante, ne sachant pas comment remonter à Pierrefontaine. Il lui faut téléphoner, c'est ça, qu'il essaye de faire comprendre, mais il ne sait pas comment ni où. Jetant un coup d'œil aux alentours, Paul se souvient qu'un nommé Léon habite tout près de là. Léon, un septuagénaire assez alerte et de contact plutôt facile, qui a exercé jadis le noble métier de facteur pendant quelque temps. C'est Philippe, le titulaire de la tournée où Paul fait son remplacement, qui le lui a présenté au café de la Mairie, ou au Bar Français, enfin bref, là où les retraités se rencontrent et causent avec les facteurs.
Léon ne refusera certainement pas à un jeune collègue qu'il utilise son téléphone pour venir en aide à un homme dans le besoin. À un ancien combattant, même, dans le besoin. Car Ayad est un ancien combattant, et la pension qu'il est venu chercher à grand péril au Trésor Public d'Hérimoncourt a été méritée pour ses faits d'armes.

Donc, Paul sonne, et lit instantanément la contrariété qui assombrit le visage de Léon à la vue de ces deux personnes trempées comme des barbets : un jeune facteur barbu aux cheveux tombant sur les épaules et un vieil Arabe encore plus barbu, bègue et un peu éméché... Léon, pourtant si sociable au Bar Français... Paul s'empresse de lui expliquer qu'il connaît bien Ayad, qu'il habite sur le plateau, qu'il faut qu'il téléphone pour rentrer chez lui en taxi ou autrement. Sans doute à contrecoeur, Léon accepte et consent même à ce qu'Ayad reste à l'abri en attendant son taxi. Rassuré, Paul repart en tournée après avoir chaleureusement remercié Léon et serré la main d'Ayad qui ne veut plus le lâcher.

Si Paul sait un peu qui est Ayad, c'est grâce à Annie et Jean, des amis instituteurs. Il y a bien des années, Annie a pris son premier poste de titulaire à Pierrefontaine-lès-Blamont, alors que Jean était nommé à Bethoncourt. Ayad, à cette époque cantonnier du village, était chargé d'arroser les plantes et d'allumer le fourneau dans la salle avant que la classe ne commence et ils en gardent un bon souvenir, le souvenir d'un homme à la vie bien mouvementée. Pour ce qu'ils connaissent de lui, c'est un homme qui a quitté jadis sa Kabylie natale pour aller guerroyer contre Mussolini et Hitler et qui est resté finir ses jours en France comme cantonnier dans un petit village du Doubs. Il n'en savent guère plus, sinon qu'Ayad vit seul avec ses chats dans un appartement au milieu du village.

C'est bien plus tard que Paul découvrira quel roman d'aventures a été la vie d'Ayad. D'abord, en écoutant Marie-Louise, sa vieille amie de Seloncourt qui a fait la 2ème guerre mondiale dans les transmissions après s'être engagée en Algérie, où elle venait d'avoir 20 ans. Elle a vécu la campagne d'Italie et le débarquement de Provence. Cette héroïne nostalgique chouchoute comme elle peut ses anciens frères d'armes et, en particulier, elle envoie de temps à autre un colis à Ayad, qui s'est battu à Monte Cassino dans un mètre de neige. Il a même a été l'un des quatre survivants de sa compagnie, écopant d'une balle dans la jambe et de deux pieds gelés. Bien qu'antimilitariste et plutôt anar, Paul a du respect pour ces deux anciens. C'est  grâce à eux s'il peut respirer et penser librement.

Au cours d'autres conversations, avec son ami Bertrand, puis avec Jean Fleury, Paul va apprendre ce que devint Ayad après avoir pourchassé les nazis jusqu'à leur écrasement, quand il fut démobilisé.

Par quel sortilège, par quel coup de dé d'un djinn facétieux Ayad mit-il un jour les pieds dans la ménagerie du cirque Amar ? Paul a un souvenir étonnamment précis d'une petite aventure qui lui était arrivée à lui, à l'âge de 5 ans, dans la ménagerie d'un cirque de passage à Auxonne. Il était là, tout petit, devant un éléphant, et lui avait tendu un croûton de pain que la grande bête avait saisi délicatement avec sa trompe. L'a-t-il rêvé ? l'a-t-il inventé ? Pourtant, l'image est si nette dans sa mémoire. Est-ce qu'Ayad a tendu un jour un morceau de pain à un éléphant du cirque Amar ? Peut-être. Sans doute, même, puisqu'il s'est retrouvé pendant des années employé à soigner les pachydermes. Ce qui lui permet de faire presque le tour du monde. Est-il passé un jour de 1954 à Auxonne, a-t-il vu un petit blondinet tout bouclé tendre sa petite main vers l'un de ses protégés ? Qui sait ?

Puis Ayad se lasse de ce métier et s'arrête en Lorraine, où il est un peu mineur, un peu ouvrier dans une fabrique de poëles en faïence. Ensuite il se fait embaucher à Colmar, dans une entreprise de travaux publics, et un beau jour il se retrouve à Pierrefontaine-lès-Blamont, pour l'adduction d'eau potable entre la frontière suisse et Écurcey. Le chantier va durer deux ans, au bout desquels Ayad ne voudra pas repartir. Après toutes ces pérégrinations, après toutes ces errances, il décide de se fixer dans le joli village qui a poussé au pied du Lomont. Peut-être ce contrefort du massif du Jura a-t-il quelque chose qui lui rappelle la Kabylie de son enfance. Peut-être est-il fatigué de cette vie d'aventures. Peut-être a-t-il noué des amitiés avec les gens du coin et se sent-il enfin chez lui.

Un maire compréhensif l'embauche comme cantonnier. Compréhensif, car la vie de baroudeur qu'Ayad a menée ne lui a pas forgé un caractère placide. Il n'est pas réglé comme une pendule suisse et n'a jamais adhéré à la Croix-Bleue. Pourtant, le village l'a adopté, et Ayad, avec sa grande barbe, ses chats, sa diction heurtée fait bientôt partie de Pierrefontaine tout autant que le lavoir ou le temple. Un jour, il doit être hospitalisé et, pendant son absence, des habitants généreux lui font la surprise de repeindre son logement, qui en avait grand besoin ! Certes, les gens du pays regardent les Arabes avec plus que de la méfiance, mais Ayad, c'est Ayad, ce n'est pas pareil... Quand il mourra, des personnes au bon cœur prendront soin de ses chats, comme s'ils étaient un peu de lui-même.

Et pour Paul, qui aime tant les cartes postales couleur sépia, il n'est plus possible de se représenter le petit village plein de charme sans son lavoir, sans son temple, sans son épicerie fermée il y a peu mais aussi sans le vieux guerrier bégayant, barbu et bourru qui aimait les chats et les enfants, et son histoire digne d'une page dans un album d'Épinal...


Pierrefontaine-lès-Blamont, le 20 février 2013