l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


lundi 15 décembre 2014

ADIEU AU VIEUX GYMNASE


Ce que m’a raconté le vieux gymnase


Je ne sais pas pourquoi je me présente comme un raconteur dʼhistoires. Non pas un conteur, qui vous emmène avec lui dans des mondes imaginaires, mais un raconteur dʼhistoires, dʼhistoires dont on ne sait pas toujours clairement si elles se sont vraiment passées, ou si elles sont le fruit de mon imagination vagabonde. Je vous emmène dans un monde entre chien et loup, comme cette heure de la journée, au crépuscule, où lʼon nʼest plus le jour, mais pas encore la nuit. Cʼest de cette façon là que mon monde est entre chien et loup. Cʼest un monde qui est le nôtre, sans lʼêtre vraiment.
Jʼai besoin dʼun endroit, dʼune vieille maison, dʼun ruisseau, parfois dʼune personne dont la vie a été longue, pour mʼaider à mettre en place ce monde entre chien et loup. Voilà une autre raison pour que je ne puisse pas vraiment être qualifié de conteur : ce sont ce ruisseau, ces vieilles pierres, cette vieille dame ou ce vieux monsieur, qui me racontent leur histoire. Quand ce sont des personnes, il nʼy a quʼà les écouter, et cʼest facile pour moi parce que je les aime bien. Quand ce sont des endroits, des maisons, une grotte ou une source, cʼest un peu plus difficile. Leur voix nʼest pas toujours très audible. Il faut que je les aide, en me renseignant moi-même comme le ferait un petit historien à quatre sous, que je mʼaide, de vieilles cartes postales, de vieux extraits de cadastre, de vieux documents qui ne sont pas toujours à portée de mes mains de fouineur du dimanche. Mais, souvent, jʼy arrive quand même, assez pour faire revivre, le temps dʼune petite histoire, des lieux que lʼon pensait muets et tombés à jamais dans lʼoubli. Il me manque des détails, certes, mais quand on lit lʼhistoire dʼHenriette de Wurtemberg, devenue la Tante Arie, est-il très grave de ne pas connaître la couleur de ses yeux, la date de sa naissance, ou les noms de ses précepteurs ? Tante Arie nous parle quand même, et à travers elle tout un petit peuple du passé, dans le pays de Montbéliard. De même, si je peux ce soir faire parler quelques vieilles pierres, vous me pardonnerez, jʼen suis sûr, de ne pas être aussi documenté que lʼinventaire des monuments historiques...
Les vieilles pierres dont il est question ce soir, elles sont tout près dʼici, et ne sont aucunement en ruines. Dʼailleurs, elles ne sont pas très vieilles, 120 ans, peut- être, difficile de savoir exactement. Des milliers de fois, oh, oui, des milliers, je suis passé à côté dʼun bâtiment, sans le voir, et, surtout, sans lʼécouter raconter son histoire. Et il en va de même pour vous tous, et sur une période de temps plus longue encore. Ce bâtiment, cʼest le gymnase de la Patriote, au bord du Gland, et, jadis, à côté de lʼendroit où sʼy jetait le ruisseau de la Combe de Thulay. Cʼest un bâtiment pour moi plein de charme, au pignon ouest couvert de lierre. Sa façade sud surplombe la petite rivière, et, depuis le pont, la vue renvoie quelque peu à toutes ces villes traversées par des cours dʼeau, et qui se sont parées du nom de « la Venise de ceci » ou « la petite Venise de celà ». Pour ma part, jʼen connais une bonne dizaine, de petites Venises, mais il y en a évidemment beaucoup plus. De ce pont, la vue est charmante, en effet, avec la Patriote, puis le préau de lʼécole Louise Michel, puis cette école elle-même, sur la gauche, et ce qui était sans doute une vieille ferme, à droite.


Tout comme certaines personnes, pourtant connues, utiles, appréciées, sont parfois sans papiers, ce vieux bâtiment semble sans origine précise. Du moins, nul registre ne semble avoir recueilli sa date de construction, ou même le nom du donateur qui nous lʼa légué. Était-ce un industriel seloncourtois ? Dans ce cas, sans doute, une plaque nous le préciserait. Ce serait donc un bâtiment construit par la commune, à peu près à la même époque que lʼécole Louise Michel, c'est-à-dire 1885. Lʼécole Louise Michel, oui, lʼécole de filles.
Je suis entré, presque clandestinement, après quʼun employé de la Mairie mʼa prêté les clés. Les murs avaient été repeints, assez récemment sans doute, et jʼai cherché en vain la poutre apparente, sur laquelle des anneaux permettaient de faire coulisser un rideau ou des décors. Car, avant dʼêtre uniquement un gymnase, le petit bâtiment était une salle des fêtes.
Mais il est assez vraisemblable quʼil a servi tout de suite à faire de la gymnastique, car, à peu dʼannées près, la date de sa construction coïncide avec la création de la société La Patriote. Cette société, si lʼon en croit un panneau qui figure dʼailleurs dans notre exposition, succédait à lʼEspérance, fondée en 1874. Là, les choses se perdent un peu dans les brumes, parce que lʼEspérance est aussi la société de gymnastique dʼAudincourt, fondée, elle, en 1888. La genèse de ces sociétés nʼest pas connue avec précision, car les dévoués animateurs nʼont souvent pas cru bon dʼen conserver toutes les archives. Et pourquoi lʼauraient-ils fait ? Leur principale préoccupation nʼétait pas de fournir du grain à moudre à des historiens sérieux, comme la société dʼémulation, ou pas sérieux, comme moi. Leur principale préoccupation était de reprendre lʼAlsace et la Lorraine. Il suffit de noter que ces sociétés ont été fondées dans les années qui ont suivi la défaite de 1870, et de passer en revue leurs noms, la Patriote, la Jeanne dʼArc, la Gauloise, la Française, pour sʼen convaincre.
Les militaires attendaient que ces sociétés leur fournissent de jeunes hommes vigoureux, courageux à lʼeffort, disciplinés et patriotes. Ils lʼaffirmaient clairement. Tous ces jeunes gens, défilant au pas, derrière un drapeau, au son dʼune clique qui jouait une musique martiale, cʼétaient les futurs bataillons de la revanche sur la Prusse. Et il nʼy avait aucune équivoque là-dessus.
Accessoirement, bien sûr, il y eut des bénévoles motivés par le désir dʼoccuper la jeunesse, de la détourner des débits de boisson, de lui offrir des sorties et des rencontres avec des jeunes gens dʼautres régions. Plus rares, certains ont voulu inculquer des valeurs morales, comme la loyauté, le respect de lʼadversaire, le goût du dépassement de soi, et même la beauté des gestes et des athlètes. Mais ces dernières valeurs étaient plutôt le fait des gens aisés, qui avaient le loisir de sʼintéresser à ces choses. Pour le petit peuple, la discipline, et dʼabord celle dʼarriver à lʼheure et dʼobéir au moniteur, la résistance à la fatigue, la force et lʼadresse, tout ce qui peut préparer de bons soldats, voilà ce qui importait, et jusque dans les bataillons scolaires où lʼon portait alors lʼuniforme à lʼâge des jeux de billes... Il est vrai que, nous le savons grâce à Louis Pergaud, il nʼest pas besoin dʼun officier comme le commandant Cuvier pour former un bataillon de Longevernes et lʼenvoyer en découdre avec le bataillon des Velrans... Les hommes ont, semble-t-il, la guerre dans le sang. Mais je mʼégare, revenons à notre salle de la Patriote.

Jʼaurais dû garder la clé pour mʼy introduire la nuit, car cʼest à ce moment que les fantômes deviennent bavards. Il va falloir me concentrer davantage pour parler avec eux. Concentrez-vous avec moi, je vous en prie.... Voilà. Nous y sommes.
Nous sommes en 1888, un soir dʼhiver. Il fait froid, mais pas assez pour décourager les jeunes gymnastes. Du moins, pas assez pour fournir une excuse valable à leur absence, sauf bien sûr sʼils habitent trop loin et quʼil y avait un mètre de neige. Le moniteur, un homme grisonnant, moustachu, affecté dʼune légère claudication suite à une blessure, a allumé le poële à bois, avant de balayer grossièrement le sol. Un adolescent entre et se hâte de refermer la porte, puis, après avoir salué le responsable, court déposer le morceau de bois quʼil a apporté pour le feu.
- Tu es toujours le premier, Jules. Cʼest bien, dit lʼhomme sans tendresse excessive dans la voix. Aide-moi à sortir le matériel.
Le matériel ferait pitié à un club de notre époque. Des bâtons pour les mouvements et des rudiments dʼescrime, deux gueuses de fonte, offertes par une fonderie du pays, pour les costauds, et un cheval dʼarçon plus que rustique quʼil faut franchir en cachant son appréhension, pour montrer quʼon est un homme.
Jules avait 14 ans. Son prénom indiquait le respect porté par ses parents à la République, quʼon appelait ces années-là la République des Jules, Jules Favre, Jules Simon, Jules Grévy, et surtout Jules Ferry, dont personne ici nʼignore le nom illustre. Mais le nom de famille de notre jeune gymnaste sentait beaucoup moins la Marseillaise et le drapeau tricolore, fort injustement, dʼailleurs. Jules se nommait Hackenschmidt, nom qui renvoyait automatiquement, dans lʼinconscient populaire, aux casques à pointe. Et quoi que fasse le porteur de ce nom. Alfred Hackenschmidt était ce que lʼon appelle un optant, un citoyen dʼAlsace qui avait choisi dʼémigrer en France après la défaite et lʼannexion. Son frère Julius était mort au combat dans les rangs de lʼarmée française, lui-même avait été blessé, mais rien nʼy faisait : pour beaucoup de Seloncourtois, il ne serait jamais quʼun boche, et jusquʼau restant de ses jours. Le petit Jules, prénommé ainsi en mémoire de son oncle, nʼéchappait pas à ce péché originel. Seuls les gens cultivés, le maître dʼécole, le pasteur, le patron, montraient quʼils avaient adopté la famille optante comme française à part entière, et ne manquaient jamais une occasion de faire la morale à ceux qui ne les avaient pas adoptés. Ce qui, naturellement, ne faisait quʼaggraver les choses.
La salle était prête, maintenant. Sur le mur figurait à la place d'honneur la devise des sociétés de gymnastique : Patrie, Courage, Moralité. Le moniteur, dans la position "repos" des soldats sur une cour d'honneur, mains croisées dans le dos, jambes écartées, accueillait la jeunesse sportive. À ses côtés se trouvait Jules qui, pour se donner une contenance, avait copié l'attitude de son mentor. Celui-ci, d'un geste du menton, l'envoya rejoindre ses camarades.
Une fois tous les gymnastes arrivés, le moniteur les fit aligner devant lui, et ils entonnèrent une Marseillaise pleine de conviction. Puis commencèrent les exercices : saut de cheval, barre fixe, mouvements d'ensemble avec les bâtons, et enfin répétition pour la pyramide. À neuf heures du soir, le moniteur les fit à nouveau aligner, après qu'ils eurent rangé le matériel, pour chanter "le chant du départ".

Jules était le meilleur dans tous les exercices. Non pas que ce fut un lèche- bottes, mais il ne rêvait qu'une chose : devenir soldat, et mourir pour la France.
Sautons cinq ans, pour nous retrouver en 1893, le 17 décembre. La Patriote organise une grande fête, et, cette fois-ci, nous en avons une trace très précise. Vous n'avez qu'à regarder l'affiche qui figure sur l'un des panneaux montés près de nous.
Le bâtiment s'est aggrandi d'une annexe, qui servira de prison, puis de local pour les pompiers, du côté de la rue Viette. Elle figure sur une photo ancienne que vous pouvez voir sur l'album Seloncourt en cartes postales. Elle a ensuite été démolie.
Pour la peine, la salle de la Patriote est utilisée en tant que salle des fêtes. C'est un peu l'équivalent de la salle polyvalente où nous sommes ce soir. On y est à l'abri de la pluie, même si ce n'est pas très adapté à la prestation de la fanfare, qui assourdit sans doute les spectateurs dans un lieu clos. Je ne vais pas vous dérouler le programme, bien complet, de cette manifestation : vous pouvez le lire dans cette exposition. Mais sachez qu'il y en a vraiment pour tous les goûts, et que cela passe des morceaux de musique aux saynètes (on dirait maintenant des sketches), de la boxe aux barres parallèles, de la danse aux mouvements d'ensemble. On peut ainsi constater que bien du matériel a été acquis pendant ces cinq ans, suite à des dons principalement. Mais le clou du spectacle, si pourtant il ne le clôture pas, c'est la pyramide humaine. Elle met en valeur la vigueur, le courage, la coordination, la puissance d'une équipe. Elle symbolise de façon parfaite la volonté d'atteindre, collectivement, un but qui hante le pays tout entier : la revanche sur l'Allemagne.
Secondant le moniteur qui n'est plus tout jeune, nous retrouvons Jules, devenu un grand costaud, et qui s'apprête à rejoindre l'École normale militaire de gymnastique de Joinville, que nous connaissons sous le nom de bataillon de Joinville. Il n'y a pas de guerre à l'horizon, mais Jules est fin prêt, et se donne pour mission de préparer des générations de bons et vaillants petits soldats en leur enseignant la gymnastique. De nos jours, ce mot désigne un sport bien précis, bien défini, mais, à l'époque, on l'employait dans le sens général d'éducation physique. Et cela pouvait aussi bien concerner l'escrime, la boxe, la course à pied, même la natation, que les exercices aux agrès.
Mais, sur les eaux du fleuve du temps, il n'y a pas que ces reflets belliqueux et revanchards qui se laissent entrevoir. Il y a aussi des fêtes et des voyages, ainsi qu'en témoignent les affiches et les trophées exposés à côté de vous. Et quels voyages, pour de petits provinciaux qui auraient eu, sans cela, que le service militaire pour connaître d'autres horizons que Seloncourt... Alger en 1896, Nice en 1901, mais aussi Nancy, Arras, Angers, Rouen, Lyon. Certes, ce n'était pas tout l'effectif qui se déplaçait, mais quelles images merveilleuses restaient gravées dans la mémoire des gymnastes les plus méritants.. 

En 1908 fut créée une seconde société de gymnastique, la Jeanne d'Arc, jumelle, sinon rivale de la Patriote. La Jeanne d'Arc, outre la connotation religieuse de son nom, de son encadrement, présentait la particularité d'accueillir aussi les jeunes filles. Et certains ont peut-être encore en mémoire les rassemblements et les concours, qui, s'ils restaient à l'évidence chastes et sages comme il se devait, permettaient toutefois d'entrevoir, le temps d'un défilé, les beautés du village voisin. Ces deux sociétés n'apportaient donc pas seulement hygiène de vie, force, vigueur et discipline aux jeunes gens, elle leur apportaient aussi, incontestablement, une ouverture sur le monde qui leur serait resté inconnue sans cela.
Jules reviendra plus tard à Seloncourt, s'y mariera, avec une demoiselle Edwige Graber, et en aura un fils, François, en 1900. François Hackenschmidt sera élevé dans le même esprit patriotique, que son père Jules l'avait été. Les moqueries sur la consonnance germanique de son nom deviendront de plus en plus rares, jusqu'à presque disparaître, sauf dans la bouche de certains rustres les soirs où ils ont bu un coup de trop, après la paye.
Retrouvons donc notre gymnase en 1914, un soir du mois d'août.
Jules exulte : c'est la mobilisation. La fleur au fusil, presque toute la jeunesse de France, presque toute, se prépare à reconquérir l'honneur, et les territoires, perdus 43 ans auparavant. Alfred Hackenschmidt n'est plus de ce monde, pour vivre ce grand jour auquel il a tant rêvé. Son fils Jules n'a plus l'âge de monter au front, mais part quand même pour instruire les jeunes recrues, à l'arrière. François n'a pas encore l'âge de prendre les armes, d'autant plus que la guerre ne va durer, c'est promis, que quelques semaines. Jules, qui a 40 ans, droit comme un I, moustache martiale, tempes grises, prononce avec émotion quelques mots pour ses jeunes gymnastes qui vont reconquérir les régions annexées. Puis, tous alignés impeccablement, ils entonnent le Chant du Départ avant de se quitter, peut-être pour toujours.
Et je vous propose une récréation, pendant que ces pauvres jeunes gens partent vers un enfer dont ils n'ont pas idée.


L'armistice survint, comme nous le savons tous, 4 ans et plus de neuf millions de morts plus tard. Sur la plaque commémorative fixée au mur du gymnase, on peut lire les noms de dix jeunes gens de la Patriote qui y ont laissé leur vie. On n'a pas inscrit les noms des mutilés et des invalides. Le drapeau français flottait à nouveau sur l'Alsace et la Lorraine, mais nous savons tous également que ce n'était pas la der des der qui venait de s'achever.
Jules Hackenschmidt y avait perdu son fils François. Perdu, c'est-à-dire que son corps ne fut jamais retrouvé. Pourquoi son nom ne figure-t-il pas sur la plaque commémorative du gymnase, je ne sais pas. Son père Jules, averti que son fils venait d'être blessé, avait obtenu une permission pour aller le voir à l'hôpital de campagne, avant qu'il ne fut évacué dans un centre plus grand, à l'arrière. Mais, traversant une cuvette du paysage défoncé, il se trouva gazé, alors qu'il était presque arrivé à destination. Ensuite, un obus tomba sur l'hôpital de campagne, et on ne retrouva jamais le corps de François.
Jules mit plusieurs semaines à expirer, et se trouva compagnon de chambre d'un autre père orphelin de son enfant. Il put trouver la force d'échanger quelques phrases hachées, et lui conta comment il avait passé sa vie à espérer et préparer cette guerre. Il lui fit promettre de reprendre sa mission, enseigner la gymnastique et les bons principes à la jeunesse, dans la petite ville où il avait vécu. Et son compagnon de détresse accepta.
Ce compagnon était Emile Emonnot, qui venait de perdre son fils prénommé également Emile, dont le nom figure, lui, sur la fameuse plaque de marbre de la Patriote. Et c'est ainsi qu'Emile Emonnot devint le moniteur de la société de gymnastique. Laissons passer quelques années, et nous le retrouvons un soir, préparant la salle pour l'entraînement des jeunes gymnastes. Nous sommes en 1939.
Ce soir-là aussi, un enfant est arrivé avant les autres. Il a 10 ans, et se prénomme Gilbert. Peut-être même est-il parmi nous, et je suis certain qu'il y est au moins en pensée. Émile Emonnot, par ailleurs garde-champêtre de Seloncourt, se prépare à balayer le sol. Pour ne pas soulever de poussière, il l'arrose à l'aide d'une boîte métallique, dont le fond forme un entonnoir, et avec le filet d'eau qui coule, il dessine des huit. Puis il balaie, pendant que le petit Gilbert dépose dans le gros poële le morceau de bois qu'il a apporté avec lui. Non, la guerre de 14 n'avait pas été la der des der, et, cette fois-ci, il n'y avait pas que l'Alsace et la Lorraine qui étaient occupées.
Certes, il y avait eu de belles années, de beaux moments, de belles fêtes, entre les deux guerres. De grands moments d'espoir, aussi, avec le Front Populaire. Et puis tout cela avait été balayé comme la poussière du gymnase, par les Stukas et les blindés de l'ennemi héréditaire. Du moins, c'est ainsi que l'on nommait notre grand voisin d'Europe. Ce n'était même plus une revanche à prendre, même plus des territoires à reconquérir, c'était une petite flamme qu'on ne devait pas laisser éteindre, que s'employait à entretenir Emile Emonnot. Et, en douce, pour que les troupes d'occupations n'entendent pas, il faisait répéter la Marseillaise aux enfants de la Patriote. Et il leur enseignait aussi la boxe. Française, bien sûr.

S'il n'y avait plus de grands déplacements, de grands rassemblements de gymnastes dans d'autres régions et même d'autres pays, il y avait encore de petites fêtes, qui n'ont pas été effacées des mémoires. En été, tous les jeunes gens allaient pique-niquer dans un champ, à Roches-lès-Blamont. On allait en chantant, à pied, bien sûr, mais madame Poëte, la bouchère, prêtait sa petite charrette tirée par un âne. Et, ce qui était certainement un luxe pour l'époque, on mangeait du saucisson. Gilbert n'a pas oublié ces moments de bonheur simple.
Enfin, la guerre prit fin, le pays fut libéré, la vie reprit. Sauf pour les quatre gymnastes de la Patriote dont les noms s'étaient ajoutés à la plaque de marbre de la salle. La Jeanne d'Arc aussi avait eu son content de tués, la Grande Faucheuse ne fait pas de jaloux.
Et puis, tout doucement, la société la Patriote perdit de son rayonnement. Pour quelles raisons, je ne suis pas assez bon historien pour vous le dire. Est-ce que le patriotisme, précisément, devint au fil des ans de plus en plus tiède, maintenant que la paix semblait définitive avec le grand voisin germanique ? Est-ce que les jeunes gens se sentirent plus attirés par la Jeanne d'Arc, qui accueillait filles et garçons, qui disposait d'une fanfare, qui était née avec la Cécilia ? Est-ce que d'autres sports, et, en tout premier, le foot, devancèrent peu à peu, dans les distractions populaires, la gymnastique ? Je ne sais pas.
En 1968, un autre de nos amis, Jean-Louis, était moniteur, et dut renoncer à emmener ses élèves à un concours, car, sur 18 inscrits, il n'étaient que 5 à vouloir participer, alors qu'il en fallait 9. Jean-Louis prenait la suite de son maître d'apprentissage en gymnastique, que vous connaissez aussi, puisqu'il s'agit de Pierre Huguenin, le costaud qui alignait des "plongées" aux barres parallèles pour se faire les bras et les pectoraux. Et puis la Patriote s'éteignit tout doucement. Elle vécut encore quelques années, en pointillés, et, même si elle accueillait aussi maintenant des filles, le côté martial de la discipline qui y règnait en écarta progressivement la jeunesse, qui ne comprenait plus à quoi ça correspondait. Ce n'était pas manque de dévouement de la part des animateurs, mais il y a des modes qui passent. Moi qui vous parle, j'ai animé deux clubs d'haltérophilie, à Blamont et à Hérimoncourt. L'haltérophilie, avec des petits bonshommes vêtus de grenouillères, ça s'appelle en réalité un léotard, qui soulèvent un poids au dessus de leur tête et le laissent tomber au signal de l'arbitre. Tout le monde confond aujourd'hui avec les culturistes à gros bras, mais ce n'est pas du tout le même sport. J'ai entraîné des dizaines de jeunes, je les ai emmenés en compétition dans toute la Franche Comté, parfois avec deux équipes de 4. Et, petit à petit, dans les années 90, le club s'est désertifié. Il ne venait plus qu'un ou deux adolescents qui me saluaient à peine, ne m'écoutaient même pas et voulaient juste ressembler à Schwarzenegger. Plus quelques adultes sympas qui espéraient faire fondre un peu leur brioche. Les mouvements que j'aimais à enseigner, comme on enseigne un art, comme, sans doute, Gilbert Geney enseignait les soleils à la barre fixe ou les sauts de main, plus personne, plus aucun jeune, ne voulait se donner le mal de les apprendre. C'est comme cela que j'ai appris que les sociétés de gymnastiques, les clubs d'haltérophilie, et toutes les associations, sont des êtres vivants qui vivent, et, parfois, meurent. Le journal officiel du 21 avril 2001 publie la déclaration de la dissolution de la société de gymnastique la Patriote.

Peut-être aussi est-ce mon expérience d'entraîneur d'haltérophilie qui m'a rendu sensible au charme, oui, pour moi le mot n'est pas exagéré, de ce vénérable bâtiment, aux proportions si modestes face à l'imposante salle omnisports construite à côté de celle-ci. J'ai fréquenté de telles petites salles, à Morteau, à Ornans, il y a quelques décennies, où des moniteurs grisonnants enseignaient leur art à la jeunesse locale. Je me serais bien vu dans un tel emploi, à la Salle de la Patriote, montrant arraché et épaulé-jeté à des jeunes gens appliqués et motivés. Mais là, il s'agit juste d'une rêverie comme j'ai coutume de m'y laisser aller. En admettant même que la salle soit disponible certains soirs, que le sol soit assez solide pour encaisser le choc des barres d'haltérophilie chargées à 100 kilos et plus tombant lourdement après avoir été levées, je sais bien que personne ne viendrait partager mon innocente manie.
Les temps changent, les modes passent, et il y a tellement d'autres façons d'exercer son corps qui sont à la disposition des Seloncourtois, il n'est que de parcourir les allées de cette exposition pour voir que l'on peut passer de la gym au foot, du tennis de table au karaté, du skate board au BMX, et j'en oublie plus que j'en cite.
Morte donc la Patriote, la société, mais non notre salle de gym. En 1970, après délibération du conseil municipal, le gymnase avait été ouvert aux entraînements de la Jeanne d'Arc, qui, elle, compte de très nombreux adhérents et adhérentes, et c'est bien qu'il en soit ainsi. Tout naturellement, les scolaires utilisent ce lieu qui est à dix enjambées de leur école. Mais là, plus la peine de rêver, il vous suffit d'ouvrir les yeux, pour voir la vieille salle vivre et se rendre encore utile, n'est-ce pas Hélène... Et, permettez-moi cet innocent jeu de mots dans le style de l'almanach Vermot, si, il y a un siècle, c'étaient les futurs Pioupious qui s'alignaient devant leur moniteur, maintenant ce sont des poussins et poussines qui viennent faire des roulades sur les tapis.
Peut-être, un jour, des règlements d'hygiène et de sécurité draconniens jugeront-ils que le local n'est plus aux normes, et qu'il ne faut plus l'utiliser en tant que tel. J'espère qu'un tel jour n'arrivera jamais, mais si cela arrivait, je me plais à penser que le vieux bâtiment servirait alors de salle d'exposition, de salle de spectacle comme jadis, et qu'il rejoindrait, j'espère que le propos ne vous semble pas sacrilège, son aînée, la vieille église, dans le patrimoine historique de Seloncourt, et dans le cœur des Seloncourtois. Mais, en attendant, j'espère que, lorsque vous emprunterez le rond-point central de notre petite ville, vous ne regarderez plus du même œil le pignon aveugle vêtu de lierre, les hautes fenêtres des côtés, et les vieux murs qui se reflètent dans les eaux du Glan.




samedi 4 octobre 2014

CONSCRITS ET MARIÉS (conte lu aux Amis du Vieux Seloncourt pour l'exposition annuelle)






Bonsoir, chers amis,


La petite histoire que je vais vous raconter ce soir se passe en 1936. C’est l’automne. Par une belle fin de journée, une charrette à plateau tirée par un brave cheval bien patient revient d’Hérimoncourt, chargée d’une joyeuse équipe de jeunes gens, décorés comme des arbres de Noël et déjà bien éméchés bien que l’on soit un jour de semaine.

Le cheval n’avance pas trop vite et les arrêts sont fréquents. Les jeunes gens descendent alors et vont tirer les cordons des sonnettes ou tambouriner aux portes pour lever les œufs. Façon de parler, car ces œufs sont souvent remplacés par un verre de vin ou quelque menue monnaie s’il n’y a que cela sous la main. Mais, après tout, quoi de plus normal, pour un conscrit, que de se faire offrir un bon canon ?

Deux d’entre eux retiennent notre attention : un grand maigre et un petit gros. Le grand maigre est affublé du surnom de Bec-de-Gaz et le petit gros, sans surprise, est communément appelé la Cosse. Non pas qu’il soit paresseux, mais, comme nous le savons tous ici, la cosse est une citrouille et la silhouette ronde de notre ami ne pouvait que lui attirer ce sobriquet bien seloncourtois. S’ils retiennent notre attention, c’est parce leur ivresse est déjà telle qu’ils n’ont même plus besoin de brailler pour exprimer leur bien-être : ils jouissent paisiblement de la situation, plein d’une joie intérieure qui se passe de mots. Sur le cordon qui orne leur poitrine, en diagonale, comme le baudrier d’un Suisse de cérémonie, on peut lire :
« bon pour le service, bon pour les filles ».
Disons-le une fois pour toutes : Bec-de-Gaz est bien allumé et la Cosse est complètement rond.

Facétieux, l’un des conscrits, en revenant d’avoir sonné à une porte qui ne s’était pas ouverte, emprunte un vélo posé contre un mur, l’enfourche et démarre en zigzaguant. Justes représailles envers un radin qui n’a pas voulu payer le tribut, même d’un seul œuf, à un futur défenseur de la Patrie. Du reste, le vélo semblait n’attendre que cela et il est juste question de le transporter quelques maisons plus loin, pas de le voler. Heureusement, à cette époque, il n’y a pas encore 15 000 véhicules par jour dans la rue du tramway !

Hélas, si le petit train de la vallée d’Hérimoncourt ne roule plus depuis plusieurs années, les rails n’ont pas tous été retirés de la route. Rien de plus traître que des rails enterrés pour une roue de vélo. Notre cycliste déjà instable finit la figure par terre, promptement ramassé par ses camarades, et le vélo est mis à l’abri de la circulation dans un jardin voisin. La Cosse embouche un clairon dont il ignore totalement comment on en joue et il en tire une sorte de plainte qui évoque le braiment d’un âne. Puis la charrette reprend la route, cahin-caha, en direction du centre, des écoles et de la mairie.



Sur le perron de l’une des maisons, une jeune fille les regarde passer, à la fois attendrie et contrariée. C’est que son promis est parmi les bruyants fêtards, trop éméché pour venir lui cueillir un baiser à la dérobée. Trop fier aussi, peut-être, et il est vrai que la devise que beaucoup arborent gaillardement :
« bon pour le service, bon pour les filles »
évoque plutôt des troussées après beuveries que de tendres fiançailles. Et Simone fait contre mauvaise fortune bon cœur : il faut bien que service se passe, et, quand son Marcel, alias Bec-de-Gaz, sera revenu du service militaire, le souvenir de cette cuite rituelle sera bien loin. Ce sera un bel homme, sérieux, travailleur, et même sobre, dans son beau costume de marié, pense Simone. Un peu étoffé par l’exercice et la cantine du régiment. Il est vrai que mes parents trouvent qu’il a l’air d’une écrignole et que quelques kilos en plus ne lui feraient pas de mal. Il me suffit d’être patiente, qualité éminemment féminine que l’on a pris soin de m’enseigner. Et je le remplumerai, moi, avec des petits plats faits avec amour.

À regret, Simone rentre chez elle, résistant à l’envie d’aller embrasser son Marcel et de lui susurrer à l’oreille :
                        Ne bois pas trop quand même, mon Cécel, ne prends pas froid en allant dormir n’importe où. Laisse-les faire les glorieux, ces gouillands, c’est toi, que j’aime.

Mais, visiblement, dans les vignes du seigneur où Marcel-Bec-de-Gaz déambule d’un pas incertain, ces paroles murmurées n’atteignent pas son oreille. Le joyeux convoi reprend sa route en direction d’Audincourt et s’arrête au Cygne. L’heure est venue de faire le compte des œufs, et de commander la fameuse omelette destinée à remplir les jeunes ventres affamés. Ce ne sont pas les breuvages ingurgités depuis Hérimoncourt  qui peuvent suffire à nourrir ces gaillards pleins de vigueur juvénile. Les quelques pièces glanées pendant la quête permettront de compléter ces agapes traditionnelles.

Une fois rassasiés, et malgré leur jeunesse, nos conscrits sentent s’abattre sur eux la fatigue. Il fait nuit, d’ailleurs, et le lendemain il faudra être d’attaque pour le revirot. Comme on est en semaine, pas question d’aller finir la soirée dans un bal. Dommage, la salle Beley est juste à côté, mais, ce soir, elle est fermée. Un à un, les jeunes gens se lèvent et, d’un pas incertain, rejoignent leurs pénates où des parents indulgents les laissent aller au lit avec un sourire complice ou amusé.

Tous, sauf deux qui n’ont pas sommeil. Bec-de-Gaz et La Cosse n’ont pas l’intention d’aller se coucher avec les poules. Après avoir repoussé leurs chaises dans la salle déserte, ils se lèvent et partent à la conquête de la rue du Château d’Eau, espérant se faire payer la goutte malgré l’heure qui avance. Et les voilà qui remontent en direction du Temple, cognant aux portes et sans grand succès. En effet, sans l’excuse de la charrette et le reste de la joyeuse bande, les Seloncourtois n’ont guère envie d’ouvrir à n’importe qui une fois le soleil couché.

Arrivés presque au pied du Temple, nos deux lascars s’enfilent dans une allée qui longe une maison, et vont cogner à la porte du fond. Un homme leur ouvre, et nos deux bravaches sentent fondre leur courage quand il les invite à le suivre le long d’un couloir sombre. En effet, posé sur des tréteaux, un cercueil tout neuf oblige à se plaquer au mur pour accéder au logement. Le maître des lieux est le père Guyon, menuisier.
Autour de la table sont réunis plusieurs personnages trop sérieux pour être honnêtes, et surtout réputés pour ne fréquenter ni l’église ni le temple. Il y a là un maçon italien qui a fui la dictature de Mussolini, un ouvrier que l’on voit régulièrement vendre l’Humanité le dimanche matin, l’instituteur d’un village voisin et une ou deux têtes inconnues de nos deux héros.

À leur corps défendant, ils se sont invités à une réunion de libres-penseurs. De la gorge de Bec-de-Gaz sort un coassement de corbeau enrhumé :
                        ben on était juste v’nus lever les œufs.
                        vous préférez pas un peu de lecture ? demande le père Guyon d’un air narquois, désignant du menton une pile de journaux de la Libre-Pensée qu’il était en train de distribuer aux assistants.
                        euh... non, merci. Bon, ben on va pas vous déranger, hein, salut la compagnie !
                        Allez, un petit verre quand même, propose le père Guyon qui a l’air de s’amuser franchement. On le dira pas aux radis noirs.
Et nos deux braves se retrouvent avec chacun un petit verre de goutte qu’ils avalent cul sec, avant de sortir précipitamment accompagnés par les rires des mécréants. Quand ils passent près du fameux cercueil, dans l’étroit couloir, le père Guyon leur demande :
                        au fait, vous voulez pas une bière ?
                        on n’a plus soif, répond précipitamment Bec-de-Gaz.
                        pas une bière à boire, sâcré piâchot ! une bière pour se faire enterrer, comme celle-là ! parce que celle-là, elle est déjà prise. C’est la mienne, quand je serai cabé. Mais j’peux vous en faire une à chacun, sur mesure !

Nos deux conscrits ont un haut-le-cœur et s’enfuient sans dire au revoir. Après quelques enjambées dans la rue du presbytère, Bec-de-Gaz s’arrête devant un estaminet.

La Cosse, pourtant si avare de paroles, demande d’un ton suppliant :
                        Allez, maintenant, on rentre ! pis rien que tous les deux, ça commence à plus être rigolo !
                        Attend ! répond Bec-de-Gaz. Y a encore de la lumière au Cheval Blanc ! Y a peut-être des copains de la classe ?
Le patron s’appelle Louis Laurent. Il a déjà fermé les volets, mais nos deux soiffards entrent quand même. Les chaises sont empilées sur les tables, pieds en l’air. S’ils boivent un coup, ce sera debout. L’air roublard, Louis leur dit :
                        alors on a encore soif, la jeunesse ? J’ai tout redescendu à la cave, vous n’avez qu’à descendre et rapporter une bouteille ou deux. Tiens, v’là une bougie pour vous éclairer, attention la tête, c’est bas de plafond dans l’escalier !

Et Bec-de-Gaz l’intrépide, après avoir ouvert la porte, entreprend la descente en se tenant courbé, suivi par la Cosse qui n’a pas du tout les mêmes soucis et se tient bien droit. Enfin, essaye de se tenir bien droit, saoul comme il est, et surtout de ne pas louper une marche. Soudain, Bec de gaz se fige, se raidit comme un beignet qu’on jette dans la friture. Naturellement, sa tête heurte le plafond et il lâche la bougie, puis pousse une sorte de beuglement. La Cosse manque une marche et lui tombe dessus, et tous deux roulent dans ce qu’il reste de marches de l’escalier avant de finir sur le sol en terre battue.
Dans le noir complet, Bec de Gaz retrouve enfin la parole et dit d’une voix caverneuse :
                        Y a des têtes de mort !
                        Hein ? demande La Cosse.
                        J’te dis que j’ai vu des têtes de mort. Là, dans le mur.
Mais comme je l’ai dit, il fait noir et on ne peut pas vérifier. Avec tout ce que les deux compères ont avalé, il y a vraiment de quoi prendre des vessies pour des lanternes et des bocaux de poire au sirop pour des crânes ricanants. Quant à trouver une bouteille dans la cave, pas possible. Leurs mains tremblantes ne rencontrent que des toiles d’araignées. Surtout que nos deux braves commencent à sentir la peur recouvrir leur ivresse comme une vague recouvre un château de sable sur la plage. Puis on entend la voix du patron qui demande, finement :
                        Alors ? vous trouvez ? Parce que si vous voulez dormir là, je ferme la porte, moi.
                        NOOONNN ! répondent en chœur La Cosse et Bec-de-Gaz.
                        Qu’est-ce que vous voulez ? Que je vous éclaire ?
Et le Louis Laurent descend, un rat-de-cave à la main, pour quérir les deux damnés qui grelottent de trouille. Ce faisant, il désigne les crânes qui occupent des niches dans la descente d’escalier, en précisant d’un air dégagé :
                        Ça, c’est des clients qui m’emmerdaient. Faut pas m’emmerder après la fermeture.
Puis tous trois remontent et les deux conscrits filent sans demander leur reste. Bec-de-Gaz se trempe longuement le visage dans l’eau de la fontaine, tandis que la Cosse grelotte sans pouvoir s’arrêter. Il leur faudra arpenter les rues sombres pendant un temps qu’ils trouvent bien trop long, avant de pouvoir enfin s’écâffler chez eux, dans leur lit, et cuver à l’abri des traquenards nocturnes de Seloncourt. Ils avaient bien pensé se contenter d’un petit coin chez la Mère Toussey, avant de reprendre la fête, mais là, tous deux ont besoin de la sécurité de la maison des parents. Et puis remonter la rue des Auges, jusqu’au bois, dans l’obscurité, ils n’en ont plus le courage.

La Cosse est le premier arrivé, rue du Bannot, et Bec-de-Gaz lui demande où et quand ils se retrouvent le lendemain. Il n’obtient qu’un grognement en réponse et conclut qu’il passera sonner quand il sera réveillé. Puis il rentre chez lui, plus loin, vers les casernes. Il marche vite, pressé, et, sans qu’il ne veuille se l’avouer, pas rassuré du tout chaque fois qu’il passe à côté d’une silhouette sombre. Même si après coup il comprend que ce ne sont que des arbres. Enfin il retrouve l’abri rassurant de la maison familiale et file sans faire de bruit dans sa chambre, les galoches à la main, après avoir posé ses décors sur le dos d’une chaise, dans le noir. Puis il s’affale tout habillé, à plat ventre, sur son lit et commence immédiatement à ronfler.

Ses parents, quand ils trouvent les baudriers et les cocardes, le laissent dormir. Une fois n’est pas coutume. Du menton, le père désigne le ruban « bon pour le service, bon pour les filles », et fait un clin d’œil à la mère. Bec-de-Gaz ne se réveille qu’à dix heures, avale son café qui était resté au chaud sur la cuisinière, fourre ses décors dans une musette et redescend en ville retrouver les autres. Et La Cosse. Alias Émile, pour sa famille. La belle lumière de septembre a chassé les fantômes de la nuit et il est prêt, notre Marcel, pour le revirot. Et même pour une semaine de revirot !

***



Nos deux amis et ceux de leur classe d’âge ne sont pas à la veille de retrouver une vie de famille. Partis sous les drapeaux en 1937, ils vont vivre les mêmes évènements malgré leurs affectations différentes. Ils seront retenus à cause de la déclaration de guerre le 3 septembre 1939 et vont s’enquiquiner pendant la drôle de guerre. Puis ce sera Dunkerque, l’embarquement sous le feu de l’ennemi et une courte villégiature en Grande-Bretagne. Après quoi de brillants stratèges les renvoient sur le continent pour bouter l’ennemi hors de France. Ils y sont cueillis pas les Allemands qui les attendaient et les voilà prisonniers. Aucun des deux ne sait ce que l’autre est devenu. Il faudra attendre 1945 pour espérer retrouver son foyer et son village et avoir des nouvelles de nos conscrits.

***

Et nous voici en septembre 1946, devant la Mairie de Seloncourt. Deux mariés en sortent, pressés de monter au Temple pour la cérémonie religieuse. On ira à pied, en cortège. Tout le monde a sorti les habits du dimanche, on est fier de les montrer, mais les mines sont plus sérieuses que de coutume pour une noce. Il y a aussi des dames en noir. Pas des mines d’enterrement, quand même, non, mais les temps sont difficiles et il manque du monde à l’appel. Beaucoup ne sont pas revenus de la guerre. On se force un peu pour plaisanter. Certains qui se sont déjà un peu échauffés au café de la Mairie se bourrent les côtes en échangeant à voix basse quelques paroles gaillardes. Le marié jette un œil perplexe en passant près de la menuiserie du Père Guyon. Celui-là ne risque pas de monter au Temple. Arrivé au pied des marches, le jeune homme détourne la tête pour ne pas voir, sur sa droite, le Cheval Blanc, évocateur d’une mémorable soirée dont il n’a pas envie de se vanter aujourd’hui. Et puis, que tout cela est lointain, aussi lointain que les souvenirs de gosses maraudant des cerises ou chassant des oiseaux au tire-pouce.

Au Temple, le Pasteur célèbre la paix retrouvée sur la terre et l’heureux présage d’une union qui vient la couronner. Les mariés s’aiment, nul ne peut en douter, mais on sent que le temps de l’insouciance est passé pour eux. Après l’échange des anneaux, la cérémonie s’achève et le moment est venu de sortir et de descendre la rue pour se rendre chez Simone, la mariée, rue du tramway. Pendant ces années d’après-guerre, il n’y a, en général, pas graillot, comme on dit, dans les assiettes. Mais pour une noce, avec des paysans dans la famille, on va bien arriver à faire bombance quand même. Les parents de la mariée tiennent à ce que les choses soient bien faites.

Ce n’est pas encore l’époque des claironnants défilés de voitures décorées de ballons et de rubans, klaxons hurlant sur leur passage, avec en queue de convoi un balai aussi romantique qu’un pot de chambre. Rares sont ceux qui possèdent une automobile ces années-là.

C’est encore moins l’époque où l’on balance du riz par pleins sacs sur les marches de la mairie. Outre que l’on respecte l’espace public et que l’on ne veut pas laisser le nettoyage aux balayeurs, ce serait de mauvais goût de jeter de la nourriture quand beaucoup ne mangent pas à leur faim.

Mais les mariés ont fière allure, au milieu de la rue, maintenant que Simone a quitté le bras de son père pour celui de son époux. C’est un homme de taille moyenne, au visage hâlé et sérieux, au corps bien découplé. C’est Émile.

Qui pourrait reconnaître La Cosse, évadé de son stalag, endurci par plusieurs années de maquis et de guerre en Allemagne ?

Marcel, alias Bec-de-Gaz, lui, n’est pas revenu. Il n’a pas trop souffert de sa captivité, employé comme cuisinier dans un hôpital, puis il a réussi passer entre les mailles du filet de l’occupation et s’est engagé dans la division Leclerc. Après la victoire, il a préféré continuer la vie aventureuse de soldat, en Indochine, plutôt que le mariage. Il l’a écrit à ses parents, qui l’ont annoncé à ceux de Simone. Certes, après 8 ans d’absence, elle s’était déjà fait une raison, mais elle se sent plus libre que si on lui avait annoncé la mort de son fiancé. De son côté, Émile est revenu transformé par ces années de guerre. Après ces nouvelles rassurantes de son ami Marcel, c’est le cœur plus léger qu’il peut faire sa cour à Simone.

Pendant que je vous racontais tout ça, le cortège est arrivé chez les parents de la mariée. Ils sont une trentaine, affamés maintenant, et espérant bien que ce repas de noces ne se fera pas sous le signe des vaches maigres, comme c’est le cas à longueur d’année depuis sept ans. De fait, une grande table nappée de blanc est dressée sur des tréteaux (j’espère que ce ne sont pas ceux du père Guyon, pense Émile). Après le potage aux cheveux d’ange, des dames apportent des hors-d’œuvre variés qui disparaissent à la vitesse de l’éclair. Salade de tomates, salade de pommes de terre, fromage de tête, terrine, ce serait déjà très bien si l’on avait ça tous les jours dans son assiette. Ensuite, des bouchées à la reine viennent comme une gourmandise après ces amuse-gueule.

On apporte alors un succulent pot au feu dont les convives avaient déjà dégusté le bouillon. Les choses sérieuses commencent. Quelques rasades de vins fins (ne me demandez pas quel cru, le menu précise simplement « vins fins ») font descendre la viande fondante et savoureuse et les légumes parfumés, puis c’est le tour de quelques poulets assortis de petits pois de venir garnir les assiettes. Cette fois, on se sent moins affamé. On prend son temps pour déguster. On parle. On boit. On se pousse du coude. Les parents de Simone commencent à se détendre, eux qui étaient si inquiets de recevoir la noce bien comme il faut. Quelques messieurs prennent même le temps de se rouler une cigarette de gris avant de continuer.

Et voici qu’arrive le lapin chasseur aux haricots verts. Là, on s’extasie. Quelle sauce, nom de diou ! Les compliments s’abattent sur la cuisinière toute rougissante. Et quoi de mieux pour faire digérer tout ça qu’un bon jambon salade ? On s’enquiert de l’endroit où l’on a pu trouver une telle merveille. Si les gens sont maigres, en cet après-guerre de pénurie, il y a des cochons qui sont bien gras, c’est sûr et certain.

Cette fois, il faut vraiment faire une petite pause avant les desserts. C’est le moment du café, avant les liqueurs. Les gens parlent plus fort, les cravates se sont dénouées. Certaines ceintures se sont même discrètement débouclées, sous les serviettes blanches. Encore une cigarette, et voici que s’avance, portée comme une statue dans une procession, la pièce montée ! Les applaudissements éclatent comme un feu d’artifice.
Mais, quand on croit que le dessert est fini, il y en arrive d’autres : bombe glacée, gâteaux secs, biscuits et tartes maison qui vont disparaître peu à peu dans les estomacs à mesure que le soir arrive. Mon dieu, mais comment ils faisaient, nos pères et nos grands-pères, pour avaler tout ça ? Je soupçonne certains d’entre eux de ne pas avoir terminé leur assiette. Certaines, surtout, parce qu’elles faisaient le service.

Pour faire descendre, l’un des messieurs se lève et pousse la chansonnette. Il y est question de blés, de beaux blés, et même de beaux blés d’or, je ne me souviens plus bien. Peut-être pourrez-vous me rafraîchir la mémoire. D’autres aussi vont chanter, jusqu’à ce que la fatigue commence à peser sur les convives.

Laissons-les rentrer tranquillement chez eux, et les mariés se retrouver dans le petit garni qu’ils vont habiter désormais en attendant que la famille s’agrandisse.

Et tant pis pour la coutume, les pots de chambre, la jarretière, la soupe à l’oignon au petit matin et tout le saint-frusquin qui accompagne, au lieu des chansons devenues démodées, les mariages d’aujourd’hui : nous allons les laisser seuls, enfin seuls, et leur souhaiter de vivre heureux, longtemps, et d’avoir beaucoup d’enfants.

Et regardez bien autour de vous ce soir. Vous ne les verrez pas, mais ils sont là, au fond de cette salle, Marcel, Émile et Simone, un petit sourire aux lèvres, rayonnants comme au temps de leur vingt ans. Et, derrière eux, dans l’ombre, le père Guyon et Louis Laurent qui les regardent d’un œil à la fois moqueur et attendri. Et ils se chuchotent quelque chose à l’oreille. Comment ? Un peu plus fort, pour moi, s’il vous plaît, ces gens assis devant moi vont me demander...
            bon pour le service, bon pour les filles !


3 octobre 2014