l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


samedi 12 décembre 2015

LES JOUETS DE NOËL




C’était il y a bien longtemps, plus d'un demi-siècle. Dans cette petite ville du Doubs, on allait travailler chez Peugeot, et non à PSA, AOP, PMTC, Ugine ou FAURECIA. Le petit garçon était au cours moyen première année et, comme avant-goût des vacances de Noël, le maître avait décidé de passer un film à sa classe d'enfants bien sages. Un film en noir et blanc, muet, projeté sur un drap tendu sur le tableau, après que les fenêtres avaient été occultées avec de grands rideaux noirs. Jusqu'à la fin de ses jours, le petit garçon se rappellerait de la belle histoire contée ce jour-là. La voici, cette histoire.

La première image est celle d'un magnifique sapin de Noël, étincelant de boules, guirlandes et bougies. C'est le matin du 25, les parents attendris font entrer une petite fille en chemise de nuit, qui porte dans ses bras un vieux pantin fait de chiffons, avec une tête qui fait penser à une carotte dont on aurait coupé les fanes pour ne laisser qu'une touffe coiffée en pétard.

Au pied du sapin, de magnifiques jouets tout neufs attendent la fillette : une superbe poupée, une girafe, un ours en peluche. Émerveillée par ces nouveautés, la fillette jette son pantin avant de se précipiter vers le sapin. Le pauvre pantin gît dans un coin, désarticulé, comme s'il était mort.

Le soir, quand la fillette vient de s'endormir, le Père Noël vient au chevet de son lit et décide de lui inspirer un rêve. Voici ce rêve :

Le pantin se réveille et s'anime, faisant un signe amical à la petite fille. Puis il se lève et esquisse quelques pas de danse, avant de grimper sur le tabouret à vis du piano, dont il fait remonter le siège en courant pour le faire tourner. Après quoi, il grimpe sur les touches et joue une musique entraînante en gambadant. Ensuite, il descend et devient patineur, puis acrobate, manquant renverser un vase que la fillette rattrape in extremis. Dans la mémoire du gamin qui a vu ce film il y a si longtemps, la petite fille reprend tendrement le pantin et le serre contre elle. Mais cette dernière scène, c'est pendant qu'elle rêve encore. On ne saura pas si elle va le reprendre une fois réveillée. Mais j'aimerais bien que ce soit comme ça...

Le petit garçon qui avait vu ce film – il s'appelait Pierre – était parfois invité chez Alain, un copain qui avait un train électrique. Un beau train de la marque Hornby, avec un grand circuit à 3 rails et un transfo, et une loco électrique BB. On voyait aussi une gare, un tunnel et deux aiguillages que le copain actionnait savamment. Même la façon qu'Alain avait pour dire "le transfo" ou "la loco" avait quelque chose de savant.
Alain habitait une grande maison, son papa était ingénieur, sa maman avait une façon spéciale d'annoncer qu'il était l'heure du goûter, et il avait une salle de jeux : tout cela donnait à Pierre l'impression qu'il s'était aventuré dans un milieu qui n'était pas le sien. Un peu comme un manant qui marcherait avec ses gros sabots sur les beaux parquets cirés d'un château, où il aurait été invité par erreur.

Aussi, quand le jour de Noël, Pierre découvrit un grand carton au couvercle illustré d'un train modèle réduit Baby Trafic, son cœur se mit à battre de joie. Le carton contenait un ensemble de rails à assembler pour faire un circuit rond tout simple. Il y avait une loco mécanique, qu'on remontait avec une clé, un tender et un wagon de voyageurs. Ce n'était pas très compliqué ni à monter, ni à faire fonctionner, et cela ne prenait pas non plus trop de place. Pierre passa des heures et des heures à remonter le ressort de sa loco, puis, à plat ventre dans sa chambre, à la regarder rouler, tirant bravement son wagon de voyageurs, tout en se racontant des histoires de train. Il se bricola un tunnel avec des bouts de bois et du papier rocher, monta une gare avec ses cubes et peupla le circuit avec ses petits soldats de plastique. Et, contre toute évidence, pour Pierre, c'était son train électrique. Même si on le remontait avec une clé.

Il aurait bien voulu inviter son copain Alain à voir son petit train, mais il semble que, si Pierre était quelquefois invité le jeudi après-midi, il y avait toujours un empêchement quand il voulait rendre la pareille. Un jour Alain avait un devoir à finir, un autre jour il attendait la visite d'une grand-mère, ou encore il était souffrant. Sans le dire, les parents d'Alain trouvaient que Pierre était d'un milieu trop modeste pour que leur rejeton passe un après-midi chez lui. Mais cela, Pierre ne pouvait même pas le soupçonner.

C'est pourquoi il fut tellement déçu le jour où il arriva au milieu d'une conversation entre Alain et un autre garçon, Robert, le fils du docteur. Tous deux étaient en train de comparer les possibilités de leurs trains électriques et Pierre ne put s'empêcher de parler du sien. Cette fois, il les invita de façon plus pressante à venir le voir. Les deux enfants se tournèrent vers lui et, presque en chœur, lui déclarèrent d'un air un peu condescendant :
            non, mais nous on parle de train électrique. Le tien, ce n'est qu'un train mécanique, avec un moteur à ressort, qu'on remonte.

Cette fois, le petit prolo prit brutalement conscience qu'il avait été invité, peut-être un peu par charité, dans une famille d'un autre milieu. Il n'eut pas le temps de ruminer son amertume, car la fin de l'année scolaire arrivait.
Une année passa et Pierre entra en 6ème au cours complémentaire de sa petite ville, alors que Robert et Alain étaient inscrits au lycée de Besançon. Avec l'adolescence, Pierre perdit l'habitude de jouer avec son petit train. Il le rangea au grenier, dans le carton illustré, aux coins un peu écornés. Mais il ne le rejeta jamais, comme la petite fille du vieux film l'avait fait avec son pantin.

Bien des années plus tard, devenu un papy aux cheveux blancs, il regardait toujours avec une émotion secrète les trains miniatures, exposés dans des vitrines de Noël. Il se sentait complice avec les collectionneurs et les modélistes, il partageait leur fascination, même s'il n'aurait pas eu leur patience et leur minutie. Mais il n'osait pas leur parler, échaudé par le dédain de ses deux petits camarades de jadis. Il ne se sentait pas assez spécialiste. Et puis à quoi bon, autant garder ses rêves pour soi...

Il lui resta, sans doute à cause du vieux film "Rêve de Noël", une douce manie, celle de réparer les jouets cassés. Il avait mal au cœur s'il voyait qu'on allait les jeter à la poubelle. Il prenait alors quelques vieux outils qui avaient appartenu à son père, un tube de colle ou un pot de résine synthétique et remettait en état les jouets estropiés, autant pour lui que pour leurs petits propriétaires.

Non loin de la petite ville où Pierre avait passé son enfance vivait Catherine, une petite fille de son âge. Elle était émerveillée par les poupées, les petites maisons de poupées, les dînettes et les landaus. Elle y joua jusqu'à un âge où les gamines préfèrent aller cueillir des bisous dans les chemins creux ou les passages étroits que, dans notre pays, on appelle des gasses. Sa maman dut même la rappeler gentiment à l'ordre, en lui expliquant qu'elle pouvait encore jouer à la poupée dans sa chambre ou au grenier, mais qu'il ne fallait plus qu'elle promène son poupart en landau dans la rue. Puis, les années passant, Catherine devint maman et même mamie. Mais il lui resta un don : elle sut toujours se mettre à la portée des tout petits en jouant avec eux et partager leur monde. À ces moments-là, c'était la petite fille de dix ans qui vivait en elle sous l'apparence d'une mamie. Tant de grandes personnes ne sont plus capables de se souvenir qu'elles ont été des enfants...

Ce n'est pas Catherine non plus qui aurait jeté sa poupée dans un coin sous prétexte qu'elle avait reçu des jouets neufs. Ni quand elle était petite ni quand elle devint une grande personne. Sans doute, quand Catherine et Pierre étaient enfants, il fallait prendre soin des ses jouets parce que les parents n'étaient pas assez riches pour en acheter souvent.
Mais ce n'était pas seulement une question d'économie. C'était aussi parce que ces enfants étaient sensibles, et que chaque jouet était pour eux plein de souvenirs. Ils y étaient attachés comme si ces jouets avaient été vivants et, de fait, leur imagination d'enfant donnait vie à leurs jouets. Aussi, à quoi bon chercher à se faire offrir la dernière nouveauté ? Ou chercher à avoir mieux que ses copains ?

Voilà ce que ressentait Pierre, dans le fond de son cœur, quand il allait voir ses trains miniatures. Et Catherine ressentait la même chose devant une vitrine de Noël mettant en scène une belle poupée ancienne, au milieu de son petit logement. Catherine et Pierre, qui ne s'étaient jamais rencontrés, avaient traversé la vie avec leur secret, ce genre de secret que l'on garde pour soi parce que ça ne sert à rien d'essayer de l'expliquer. Vous avez déjà vu des poupées russes, des matriochkas, qui s'emboîtent les unes dans les autres ? Eh bien Catherine et Pierre étaient comme ces poupées russes, et si la poupée la plus grosse, celle que tout le monde voit, a l'apparence d'une grande personne, il y a, bien cachée à l'intérieur, une toute petite poupée. C'est leur cœur d'enfant qui est resté vivant. Bien protégé par toutes les couches de solides matriochkas de bois.

Mais je vous raconte cela à propos de Pierre et Catherine, il y en a sans doute bien d'autres comme eux, simplement on passe sans les voir, trop pressés, avec nos vies de fous, notre désir de paraître et notre peur d'avoir l'air dépassé.

Et voilà qu'arrive ce fameux mois de décembre. De quelle année ? 2014 ? 2015 ? Il n'y a pas bien longtemps, en tout cas. Pierre a proposé à sa petite-fille Charlotte de lui montrer de belles maisons de poupées, et Catherine veut faire voir à son petit-fils Antoine un magnifique train électrique comme ceux qu'il y avait jadis dans le pays. Et, sans que Pierre et Catherine, pas plus que Charlotte et Antoine, n'aient fait exprès, tous quatre se retrouvent, sans se connaître, à une belle exposition de jouets anciens présentée par une association de la petite ville.

Et les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu. Catherine, bien que toute attendrie par l'intérêt que son petit-fils accorde au petit train, ne sait pas trop quoi répondre à ses nombreuses questions.
            Et tu en as vu, mamie, des trains comme ça ? Ils étaient comme ça quand tu étais petite ? Et celui-là, tu crois qu'il est télécommandé ?


Quant à Pierre, il est moyennement attiré par les jolies poupées et leurs maisons. Si sa petite-fille Charlotte semble captivée par les sujets exposés, il ne sait pas trop comment partager avec elle ce moment d'émerveillement.

Du regard, Catherine cherche un visiteur qui pourrait venir à son secours en répondant aux questions d'Antoine. Ses yeux rencontrent ceux de Pierre, qui attend patiemment que sa petite-fille aille voir d'autres jouets. Et les yeux se disent bien des choses avant que Catherine ne fasse un pas vers Pierre pour lui demander son aide. Ces yeux, ils racontent l'enfance du papy et de la mamie, leur attendrissement devant l'émotion des petits enfants, leurs souvenirs des Noëls de jadis.

            Excusez-moi, monsieur, est-ce que vous pourriez répondre à mon petit Antoine ? Moi ce n'est pas trop mon rayon.

Et Pierre, tout aimable, va s'occuper du petit Antoine cependant que Catherine se rapproche de la petite Charlotte pour qu'elle ne reste pas toute seule.

Et, tandis que l'un ne tarit plus d'anecdotes – sur les trains à vapeur de sa jeunesse – la gare de triage de Nancy, qu'il regardait depuis la fenêtre du troisième étage de sa grand-mère, s'emplissant les narines de la bonne odeur souffrée des panaches de vapeur et de fumée noire – les compartiments de troisième classe où il fallait grimper depuis le quai encombré de voyageurs portant leurs valises, l'autre raconte la poupée de bois que son arrière-grand-père avait taillée à sa grand-mère alors enfant, dans un rondin sauvé du fourneau, pour la consoler de ne pas avoir un jouet à la Saint-Nicolas.

Catherine fait aussi revivre le souvenir de son ours en peluche, qui s'était peu à peu vidé de sa bourre à force d'être serré et traîné par un bras, et que sa maman avait décousu pour le garnir à nouveau avec des feuilles de fougère sèches.

Les deux enfants écoutent, comme si on leur parlait d'un autre monde. Ce qui les surprend le plus, ce ne sont pas les histoires du temps passé, non, c'est qu'ils sentent l'émotion des grandes personnes qui leur racontent ces souvenirs. Ça leur fait tout drôle, que des grandes personnes, presque des personnes âgées, aient les yeux perdus dans le vague à propos de Noël et de jouets, et qu'elles semblent aussi émues.

Quand la visite est terminée, tous quatre se retrouvent sur le trottoir, dans l'air froid de décembre. Il fait nuit. Ils ont envie de marcher un peu devant les vitrines, avant de rentrer chez eux. Une odeur de marrons grillés vient leur emplir les narines. Pierre offre à chacun un cornet brûlant, et, quand ils ont tout grignoté, les deux enfants se prennent par la main. Le papy et la mamie vivent seuls depuis longtemps. Ils se regardent et, sans une parole, juste avec un sourire, Catherine prend le bras de Pierre.

Et je vous souhaite à tous un Noël aussi rempli de bonheur que celui qui attend nos quatre amis.

12 décembre 2015 

lundi 5 octobre 2015

L'ARCHE DE NOÉ



J’aime à marcher le long du Glan, sur la promenade Charles de Gaulle. Ce sont mes quais de la Seine à moi. Spécialement quand il fait mauvais, pluie et vent, tourbillons de feuilles mortes ou de flocons de neige, ou encore la nuit, même si je sais que, dans ce cas, la porte du parc de la Panse sera fermée.

Tout au long de ma balade, mon imagination me présente les bâtiments, aujourd’hui disparus, qui étaient la vie et la richesse de la ville aux trente usines. Je ne sais pas si vous avez déjà été visiter des sites historiques, aménagés avec toutes les nouvelles possibilités qu’offre la technologie d’aujourd’hui. Vous tenez une tablette magique à hauteur des yeux, devant les vestiges d’un mur de rempart ou d’une tour, et l’image qui se forme sur l’écran est celle du mur ou de la tour telle qu’ils apparaissaient avant que le bâtiment ne soit ruiné. On appelle cela la réalité augmentée. Ainsi, vous avez à votre disposition tout un monde virtuel où vous pouvez remonter le temps et voir à quoi ressemblaient tous ces monuments quand ils étaient debout.

Il m’est arrivé d’utiliser de telles tablettes, mais, quand je n’en ai pas, c’est mon imagination qui les remplace. C’est ainsi que je commence mon voyage depuis la vieille église, sans doute l’édifice le plus vénérable de Seloncourt, celui qui a vu la petite ville alors qu’elle n’était qu’un bourg s’étendant de part et d’autre du ruisseau de la Combe de Thulay. Tout d’abord, je descends les marches du coteau. À ma gauche, je retrouve le Cheval Blanc à la place de l’école ménagère, et un peu plus haut une petite maison que j’ai connue comme asile de tous les chats du coin. Ils étaient nourris par Mademoiselle Baertschy qui, pour cela, descendait tous les jours de la rue Cuvier. Il n’y a plus là qu’un petit carré en pente couvert d’herbe.

En face, je salue en pensée Pierre Rérat, qui doit certainement dormir à une heure pareille. À moins qu’il ne soit en Chine ou au Canada. Un instant, l’image de la vieille ferme qui se trouvait là jadis se superpose à la grosse maison Peugeot. Et j’arrive devant la fontaine.

Ah la fontaine... du moins l’ancienne fontaine, celle que l’on voit sur une très vieille carte postale, dont Nello Coulon a fait une belle gravure. Mais même la nouvelle version de cette fontaine me renvoie à une image dans ma mémoire, celle de René Peugeot avec sa charrette pleine de bonbonnes en plastique.

Il venait les remplir de la bonne eau fraîche du ruisseau de la Combe, les matins d’été, à six heures, afin d’en arroser son jardin. René et ses deux cents tulipes, qui formaient au printemps un somptueux tapis devant le 10 rue du Bannot......

René qui ne pouvait pas mourir autrement que pendant l’une de ses courses matinales, renversé par une voiture, à presque quatre-vingt-dix ans...

Il y a deux siècles, donc, un petit ruisseau coulait à l’air libre, du fond de la Combe de Thulay jusqu’au Glan, passant au milieu de ce qui allait devenir la rue Viette. En pensée, je fais un petit bateau à voile que j’y pose avec précaution, et je marche à côté en le regardant voguer jusqu’au rond-point. Au confluent, je regarde à droite les quelques mètres carrés de groise qui sont tout ce qui subsiste du vieux gymnase. Naguère, en 2008, je vous avais conté son histoire, à peine romancée. Et aujourd’hui, je ressens beaucoup de tristesse que ce bâtiment modeste, mais si riche de mémoire, a été, sans procès, condamné à disparaître.

Tout comme l’aile droite de l’ancien couvent qui abritait, il y a peu d’années, la Société d’Histoire Naturelle, et auparavant la Maison pour Tous. La cour de l’école semblait l’un de ces châteaux de jadis, bordée à gauche et à droite par deux corps de bâtiments séculaires, presque symétriques. Oui, une cour de château, même si l’école était plus récente... c’est l’image qui me reste, et qui vous reste, sans doute. Plus encore à vous qu’à moi, car, pour ceux et celles d’entre vous qui sont nés à Seloncourt, c’était la vue qu’ils avaient depuis leur enfance...

Je me dirige maintenant vers la salle polyvalente. Son vaste pignon atteste que ce fut jadis la fonderie. Au moins, celle-ci a été sauvée. Mes yeux continuent à me présenter des images du passé, comme les mirages à un voyageur perdu dans le désert. Au lieu d’oasis fraîches et accueillantes, où coulent des ruisseaux pour les explorateurs assoiffés, je vois un petit train, de vieilles maisons, puis d’autres encore plus vieilles, des gens dans les rues qui passent sans me voir, ouvriers de jadis ou même la fille du pasteur, celle qui inventa le diairi. Oui, je sais, je vous ai déjà conté tout cela. Et puis....

Une nuit d’octobre 2015, le 2, pour être précis, alors que tout le monde était endormi et que le boulanger n’était pas encore réveillé, me voici approchant de la fonderie, d’un pas de voleur d’instants et d’images, profitant de tout le décor comme si c’était à moi. À moi le Glan, la promenade sur sa rive, à moi la nuit et le passé de la petite ville.
Arrivé devant la salle polyvalente, alors que je tentais d’effacer, en pensée, le sas de sa nouvelle entrée, que j’y rallumais un cubilot imaginaire prêt à cracher une gerbe d’étoiles filantes, je vis soudain deux silhouettes qui sortaient. Allons, ce n’est pas possible, à cette heure-ci. J’ai trop lâché la bride à mon imagination. Je vais finir par ne plus savoir où et quand je vis pour de vrai.

Le couple venait vers moi, bras dessus bras dessous, un rien solennel, comme pour ouvrir un bal. L’homme était vêtu en Bouebe et la femme en Diaichotte. Avant qu’ils ne fussent assez près pour que je les dévisage, ils me saluèrent, de façon fort civile. Enfin, je les reconnus. Le Karl et la Touty ! Que faisaient-ils dehors à une heure pareille ? Mystère. Après tout, ils n’étaient pas loin de leur nouveau domicile. Après que le Karl m’eut dûment serré la main et que la Touty m’eut fait la bise, ils s’engagèrent tous deux sur la promenade Charles de Gaulle, remontant vers la Panse. Mais ils n’étaient pas seuls.

D’autres couples, sortant un à un de la Fonderie, leur emboîtaient le pas. Heureusement, quelques réverbères éclairaient le chemin, car de gros nuages avaient caché la lune. Un lointain grondement de tonnerre vint confirmer ce qu’avait annoncé la météo, quelques orages, parfois violents,  dans l’Est.

Des Alsaciens. Des Berrichons. Des Bretons. Je savais bien que l’exposition avait pour thème les coiffes de nos provinces, mais je m’attendais à des têtes à chapeau, et j'avais déjà été grandement surpris en découvrant des mannequins vêtus du costume régional. Alors d'où venaient ces figurants costumés ? Quand ils passèrent assez près pour que je les dévisage, je constatai que ce n’étaient pas des Amis du Vieux Seloncourt. Les Amis du Vieux Colmar, peut-être ? Ou du Vieux Quimper ? Ma curiosité piquée au vif, j’attendis qu’il n’en sorte plus pour suivre ces mystérieux personnages. Quand étaient-ils arrivés ? Où logeaient-ils ? Ils ne dormaient quand même pas debout au milieu de la salle polyvalente ! Je n’eus pas le temps de réfléchir à la question.

C’était une sorte de cortège nuptial qui progressait lentement sur le chemin. Nous arrivâmes devant la Stauberie et les couples passèrent sur sa droite, au bord du Glan. Peu à peu, dans l’ombre, se profilait quelque chose qui faisait penser à une étrave de bateau. C’était le pignon ouest de l’ancienne usine Péronne, au mur construit quelque peu en biseau, qui donnait cette impression.
Pour parfaire l’illusion, on voyait de l’eau qui coulait à sa base. On entendait la petite cascade, quelques mètres plus haut, vers la grille d’entrée du parc de la Panse. Au pied du bâtiment, de petits remous renvoyaient de temps à autre un éclat de lumière, reflet de la lune et des réverbères. Une étrave, comme si une grande péniche, ou plutôt un petit Titanic, étaient amarrés là, dans la nuit, sur le Glan transformé en grand fleuve ou en quai des brumes d’un port imaginaire.

Sur la gauche, une citrouille de pierre rappelait que nous étions dans la cité des Cossis. Elle me rappelait aussi l’une des dernières réunions où notre ami Edme Campello fut présent.

Ce jour-là, il nous avait présenté un projet, celui d’une autre citrouille, bien plus monumentale, destinée à orner le rond-point de l’entrée de Seloncourt, côté Audincourt. Notre sculpteur local n’eut pas eu le temps de mettre en œuvre cette idée, mais cultiver les souvenirs est une des raisons d’être de notre association et je ne manque jamais d’adresser une petite pensée à Edme quand je passe par là. Le tombeau des hommes justes, c’est le cœur de leurs amis, je pense qu’il ne m’aurait pas contredit. Il est parti, debout, un pied sur chaque cheval du manège, comme un cavalier de la poste hongroise, à la poursuite des nuages qui filent dans la vallée du Glan.

Mais, pour l’heure, m’approchant comme un fantôme, je découvris que l’on avait installé une passerelle entre la berge et le bateau de pierre. On avait dû également y ouvrir une porte, car, de mémoire, je ne vois que des fenêtres sur ce côté de l’usine Péronne. Et même des fenêtres murées, or, ce soir-là, elles ne l’étaient plus !

Au bas de cette passerelle, comme des matelots qui contrôlent les billets de voyageurs à l’embarquement, Karl et Touty accueillaient les couples costumés qui se présentaient un par un. Et l’image me faisait irrésistiblement penser à un autre embarquement où des couples montent dans un bateau : mais oui, l’Arche de Noé !

M’approchant pour en savoir plus, je fus arrêté par Karl qui m’expliqua :
            non, mon ami, pas toi ! Tu n'as pas la tenue exigée. Ce sont les vestiges du passé, que nous voulons préserver.
            Préserver de quoi ?
            Mais du déluge, bien sûr ! me répondit Karl, comme si ça sautait aux yeux.

D’un côté, c’était plutôt flatteur pour moi que Karl ne me considère pas comme un vestige du passé. Encore que le facteur du Bannot soit resté au siècle précédent. D’un autre côté, les questions se pressaient à mes lèvres :
            Mais de quel déluge, Karl ?
            La destruction ! L’oubli ! C’est ça, le déluge !

On entendit soudain une voix impatiente, dans la file qui attendait au pied de la passerelle.
            Dites, vous allez discuter encore longtemps ? On voudrait bien monter, nous.

Je me retournai pour constater que le couple suivant était breton.
Une Bigoudène, ornée d’une coiffe imposante. Et, au lieu d’un paysan en chapeau rond, veste courte et bragou braz, un superbe marin lui tenait le bras, coiffé d’une casquette d’officier. Je me permis de l’interroger :
            Mais, capitaine, comment allez-vous faire pour naviguer ? Il n’y a pas assez d’eau, dans le Glan, votre bateau va racler le fond !
            Ne vous inquiétez pas pour ça, il va y en avoir, de l’eau ! Dans pas longtemps. On est en train de vérifier le moteur et l’hélice.
            Mais vous faites erreur, capitaine ! Ce n’est pas une hélice, c’est la turbine qui alimentait en énergie l’usine Péronne !
            Taisez-vous, moussaillon ! Alors, mécano, ça va repartir ?

À ma stupéfaction, je vis un homme vêtu en bleu de chauffe remonter de la turbine et s’avancer vers moi. Et, devinez, non, vous ne pouvez pas ! le visage de Jean-Marie, notre Mac Gyver, apparut peu à peu en pleine lumière. Tonnerre de Brest ! Lui aussi se mettait de la partie. Ce n’était plus la peine de chercher à argumenter. Un autre homme continuait à s’affairer près de la turbine, une grosse burette d’huile à la main. C’était Claude Bridard.

Si tous ces gens étaient convaincus qu’ils embarquaient dans l’Arche de Noé, c’étaient eux qui avaient raison et moi qui avais tort. Point. Une grosse goutte d’eau vint s’écraser sur ma tête.
            Il me faudrait une clé de 17 et que quelqu’un m’éclaire, demanda Jean-Marie. Après ça va repartir.

Je reconnus Roger Scherler, costumé lui aussi en soutier, qui lui apportait obligeamment l'outil demandé tout en brandissant une lampe-tempête. Avec un tel équipage, le bateau avait de bonnes chances de prendre le large, cette fois.

Le dernier couple embarqué était de très petite taille, on aurait même pu penser que c'étaient des enfants. Mais, au moment où ils passèrent près d'un lampadaire,  je les reconnus non sans quelque surprise : c'étaient, mystérieusement invités à se joindre au cortège ce soir-là, Monsieur et Madame Strumele.

Depuis le bord, je contemplais le flanc du vaisseau. Avec toutes ces fenêtres éclairées, il me faisait penser à l’un de ces paquebots croisant de nos jours en Méditerranée et même jusque dans le port de Venise – vous savez, ces mastodontes qui écrasent de leur masse la Place Saint-Marc et le Palais des Doges, et dont les remous vont bien finir par desceller les pilotis sur lesquels sont construits les palais.

Sauf que là nous étions entre la Panse et la Stauberie et que le seul plan d’eau était le Glan. À l’intérieur, on voyait s’affairer des stewards en uniforme et, au centre de la grande pièce du premier étage, trônait la montre géante de Jean-Louis. Mais c’était visiblement le seul ameublement de l’ancienne usine, les collections de l’Espace Charles Kieffer  n’avaient pas encore été transférées. Ce qui laissait un espace assez vaste. Je dirais une salle de bal, comme il en existe d’ailleurs dans les paquebots.

Puis le son d’une vielle me confirma que l’on s’apprêtait à danser. La vielle, l’instrument orchestre, qui évoque immédiatement le passé de nos provinces et les bals campagnards.

Se tenant par le petit doigt, les couples se mirent l’un derrière l’autre et s’enroulèrent dans une sorte de ronde autour de la montre, sautillant en cadence et faisant résonner le sol sous leurs semelles de bois ou leurs sabots. Quelque chose comme une gavotte, à moins que ce ne soit une bourrée, mais je ne saurais l’assurer, étant trop ignorant en matière de danses folkloriques.

(air de danse paysan à l’harmonica)

Un grondement de tonnerre vint m’avertir que l’orage se rapprochait. Quelques lourdes gouttes isolées vinrent flaquer sur le sol sec, répondant aux claquements des sabots. Il n’y avait plus que moi sur la berge, l’air ébahi devant les deux rangées de dix-neuf fenêtres éclairées et le bal des danseurs du temps jadis. Derrière moi, la Stauberie offrait l’abri d’un petit débord de toit, à l’extrémité de la salle d’exposition, côté estrade. Instinctivement, je m’y réfugiai, sans perdre de vue l’ancienne usine qui, maintenant, ressemblait tout à fait à un bateau de croisière fluviale.
Alors la cheminée se mit à vomir des panaches de fumée blanche et une corne de brume se fit entendre. Et, au milieu des éclairs et du tonnerre qui, cette fois, étaient au-dessus de nous, une pluie diluvienne se mit à tomber. Des cordes ! Des hallebardes ! En un rien de temps, de petites cascades se mirent à couler sur les gradins de l’amphithéâtre qui faisait face au quai d’embarquement.

Au bout d’une heure de ce déluge, le Glan et le parc de la Panse ressemblaient aux photos qu’avait faites Yves un jour d’inondation. Moi-même, je songeais sérieusement à évacuer vers le haut, quittant mon abri étroit où j’avais déjà les pieds dans l’eau. Prenant mon courage à deux mains, je me décidai finalement à foncer vers la rue des Acacias en empruntant le petit passage pour piétons qui y menait. La pluie tombée sur le coteau s’y engouffrait, mais heureusement quinze centimètres d’eau, même dévalant la pente comme un petit torrent, ne suffirent pas à m’empêcher de monter. Arrivé plus haut, je pris la rue sur ma gauche pour retourner m’abriter à la Fonderie, qui, je l’espérais, était restée ouverte.

C’était le cas et je m’y réfugiai, quittant mes chaussures et mes chaussettes trempées pour m’asseoir sur une des chaises de la grande salle. Seules les veilleuses des alarmes me donnaient un semblant de lumière, l’électricité avait été coupée. Je finis par m’assoupir, vautré sur ma chaise, les pieds posés sur une autre, en attendant la fin de l’orage.

Puis la lumière revint, me réveillant en sursaut. Un à un, les couples que j’avais vus sur le bateau – pardon, dans l’usine Péronne – rentraient et reprenaient leur place dans la salle d’exposition. Puis ils s’immobilisaient et devenaient des mannequins présentant leur costume régional. Seuls, Karl et Touty avaient gardé leur vie et leur mobilité. Karl me déclara tristement :
            C’est toi qui avais raison ! Nous sommes restés à quai. Une usine est une usine, pas un paquebot.
            Maintenant, l’eau baisse, me précisa Touty. De toute façon, personne ne voudra jamais nous croire.
            Moi, je vous crois, dis-je pour les consoler. J’ai vu les mêmes choses que vous, les fenêtres éclairées, le bal, les mannequins vivants qui dansaient, l’eau qui montait autour de l’usine. Êtes-vous sûrs que je ne peux pas raconter notre histoire aux Amis, en la faisant passer pour un simple conte ?


Et c’est ce que je viens de faire, ce soir. En espérant de tout mon cœur que je verrai toujours le bateau à quai. Car hélas, dans le vrai monde, quand un monument plein de souvenirs disparaît, c’est pour finir sous les assauts des démolisseurs. S'il vogue encore, c'est désormais sur le fleuve du temps. Et c’est à chaque fois une partie de nous qui s’en va.

C'est bien pour essayer de les sauver que nous sommes là.

(air mélancolique à l’harmonica, « tout qu’y sont toutes ces compagnies d’mineurs », du CD « Renaud cante l’Nord »)

(lu dimanche 4 octobre 2015 pour l'exposition annuelle des Amis du Vieux Seloncourt)


jeudi 17 septembre 2015

mercredi 15 avril 2015

LE MENEUX DE CHATS (POUR LES GRANDS...)





Je ne peux pas vous dire quand cette histoire s’est passée. J’ai envie de dire : il y a très longtemps, mais je ne sais pas si ce n’était pas cet hiver. Il y a des instants où le temps semble aboli. À vrai dire, rares sont ceux qui les saisissent, ces instants. Il faut sortir au moment où personne ne sort, c’est-à-dire la nuit, et pas à la Saint-jean-d’Été. Plutôt à la Saint-Jean d’Hiver. Il faut quitter les villages et les lotissements. Il faut quitter les routes, où l’on risque de croiser une voiture qui vous ramènerait immédiatement dans notre siècle de business et de technique folle. Il faut marcher sur un sol gelé, qui craque sous les chaussures. Il faut, puisque l’on n’a pas pris de lampe, marcher ainsi une nuit de pleine lune, afin d’y voir quelque chose. En ville, la lune est le soleil des statues, mais, dans les champs et les forêts, la lune est le soleil des loups.

Quand j’avais raconté une histoire un peu semblable à de petits enfants, dans une école, à la veille des vacances de Noël, je n’avais pas trop insisté sur les loups. Sauf pour dire que le dernier loup de la région avait été tué à Brisepoutot, en 1870, ce qui est bien rassurant. Je crois même que c’était après avoir commis un ultime crime de loup.

En ce temps-là, il y avait une pauvre vieille nommée Zélie qui vivait d’une très modeste activité de colportage. Non pas de colportage de ragots et de cancans, mais de boutons, de bobines de fil, et d’aiguilles. Ce petit commerce n’aurait pas été suffisant à la faire vivre, aussi les villageois et paysans du coin l’invitaient à leur table quand elle s’approchait de leur maison. Puis l’on cessa de la voir. La dernière fois qu’on la vit, c’était sur la vieille route qui menait jadis de Blamont à Roches, en un lieu dit La Potence, où l’on pendait autrefois les bandits de grand chemin. Ce fut peu après que l’on tua le dernier loup. Dans le ventre de la bête, on trouva quelques mèches de cheveux et des rubans, seule trace qui restait de la vieille Zélie.

Ce que j’ai tu aux petits enfants, c’est que les loups reviennent. Mais bien malin qui pourra en surprendre un. On dit que c’est le loup qui vous trouve, et non pas que l’on trouve le loup. Dans les pays d’alpage où paissent des moutons, les loups sont à nouveau accusés d’hécatombes. Mais, faute de les prendre sur le fait, on n’est même pas sûr que ce sont eux les coupables. Des chiens errants pourraient aussi être les auteurs de ces tueries. Quel berger pourrait encore être sur place, la nuit, surtout la nuit, pour voir le loup commettre ses méfaits...

Il existe encore quelques bergers, à l’ancienne, tels que l’on se les représente. C’est-à-dire vivant avec leur troupeau, fréquentant peu les hommes, plus à l’aise dans la société des bêtes à force de partager leur vie. Je sais que l’on va me taxer d’être un écolo sentimental, mais, à mes yeux, les gardiens de troupeau qui enfourchent leur quad pour rentrer au village le soir ne sont pas de vrais bergers. Les vrais bergers partagent la vie de leur troupeau. Ils sont burinés par le soleil, le grand air et les orages. La solitude leur a appris à parler d’autres langues que la nôtre, la langue du vent dans les arbres, de la pluie sur le toit de leur abri, la langue des bêtes bien sûr. Pas seulement de celles dont ils ont la charge, mais toutes les bêtes de la forêt. Les vrais bergers connaissent les étoiles, les plantes qui soignent et celles qui tuent, ils savent pourquoi ils sont là. Et les bêtes aussi savent pourquoi ils sont là.


En d’autres pays, on raconte qu’il existait un berger pour les loups, le Meneux de Loups. Il se déplaçait avec sa meute sans rien avoir à craindre d’elle. Qui sait, c’est peut-être le Mowgli de mon enfance, quand j’étais Louveteau tout près d’ici, un Mowgli devenu un homme sans âge, qui aurait préféré la compagnie des Loups à celle des hommes. Jamais la férocité des Loups n’a approché la cruauté et la rage destructrice des hommes.

Mais moi je connais un autre personnage qui hante les forêts de notre pays. Ce n’est pas un de ces barbares qui parcourent la nuit les chemins de débardage en 4x4, pour prendre quelque chevreuil dans le pinceau de ses phares et l’exécuter d’un coup de fusil, pauvre bête clouée sur place, aveuglée par la violente lumière. Avec ceux-là je n’ai rien à voir. Non, le personnage que j’ai croisé a l’apparence d’un berger, barbe en broussailles, grand chapeau, houppelande couleur d’humus. Il tient un grand bâton noueux pour rythmer sa marche, écarter les ronces et se défendre si besoin était. Ce personnage, c’est le Meneux de chats. Les nuits de pleine lune, il sort des vastes poches de sa houppelande une flûte, dont il joue un petit air, un seul, pour appeler tous les chats à une lieue à la ronde. Confiants, ils le suivent alors, mais il ne les emmène pas se noyer dans le Doubs comme le joueur de flûte de Hammelin emmenait les rats de la ville vers la rivière. Il les emmène au grand bal des chats.

Comment je sais cela ? Eh bien je les ai surpris, une nuit où quelque douleur me tourmentait si fort que je ne pouvais rester dans mon lit. Le Meneux de Chats était tellement concentré par sa musique, et ses petits compagnons tellement sous le charme, qu’ils ne m’ont pas vu les suivre, à prudente distance, sur le chemin qui s’enfonçait dans la forêt. Cet étrange cortège marcha jusqu’à une clairière ; là, le Meneux de Chats s’assit sur un tronc d’arbre et ses petits amis l’entourèrent, ronronnant et la queue en chandelle. Après avoir tapoté et essuyé sa flûte, le berger entonna un air de danse ancien, de ceux que l’on aurait pu jouer à un bal de la Renaissance. C’est un minouet, me dis-je. Beaucoup de danses folkloriques de nos régions ont été copiées sur les danses de cour des seigneurs locaux. Il est tout naturel que les chats aient transformé le menuet en minouet.

J’étais tellement fasciné par la chorégraphie des petits félins que je ne sentais plus ma douleur. Par contre, je commençais à grelotter. De temps à autre, on entendait hululer. J’eus soudain la sensation d’une présence et je me tournai à demi. Sur une branche, un Grand-Duc regardait le bal d’un œil hautain. Connu pour s’attaquer parfois aux chats et même aux renards, ce rapace ne se serait pas risqué à s’en prendre aux dizaines de petits danseurs et encore moins au bâton de leur maître de ballet. J’entendais bruisser des branches givrées, craquer la croûte de la neige. D’autres bêtes de la nuit étaient venues assister, plus curieuses qu’hostiles, à l’étrange fête. Après tout, me dis-je, je ne suis que l’une d’entre elles. On ne tolère ma présence que parce que je reste sagement à ma place. Le hurlement d’un loup vint confirmer que le public était nombreux et de toutes les origines.


La fatigue et le froid eurent raison de mes forces et, le plus silencieusement possible, je pris le chemin du retour. À notre époque, tout être normal aurait brandi son téléphone portable pour une photo ou même une séquence. Je n’avais pas cet engin diabolique avec moi et, en aurais-je disposé, je ne me serais pas permis de tout gâcher avec l’éclair d’un flash. Et puis il y a des choses qui ne se font pas. En agissant ainsi, je me serais mis moi-même en dehors du monde des animaux.

Je croyais être parti seul. Je ne l’étais pas. Me retournant pour essayer de mémoriser le chemin qui menait à la clairière, j’aperçus deux yeux brillants qui me fixaient. Un chat m’avait suivi. Je rebroussai chemin en mesurant mes gestes pour ne pas l’effrayer. Mais il m’attendait, son petit corps bien visible sur la neige à mesure que je m’approchais. Je m’accroupis pour lui caresser l’échine, et il se tendit en réponse à ma caresse. Je connaissais ce chat. Il était de mon quartier. Nous fîmes le chemin du retour de concert, comme deux amis qui rentrent du bal. Puis il se faufila dans une chatière sans me dire au revoir et je me retrouvai seul. Je n’avais pas sommeil. Je rentrai silencieusement dans la maison pour n’éveiller personne. Il me vint l’envie d’écrire tout ce que je venais de voir. Pour ne pas rompre le charme que je sentais encore en moi, j’ignorai l’interrupteur et, à la lueur de la pleine lune qui pénétrait dans la véranda, je trouvai une bougie et des allumettes. C’est éclairé ainsi que je couchai par écrit la petite histoire que je viens de vous lire.

Mais n’essayez pas de voir le Meneux de Chats et ses petits amis, je crois qu’ils sont un peu farouches et se méfient de nous. S’ils ont toléré ma présence à leur bal, c’est sans doute parce qu’ils ont senti que, cette nuit-là, je n’étais plus tout à fait dans le monde des hommes. Je ne prenais pas de photo avec mon portable. Je croyais ce que je voyais sans poser de question. Je ne m’effrayais pas de la présence du loup. Et, quand je vois comment nous nous conduisons sur cette planète qui devrait être notre maison commune, je ne comprends que trop la prudence du petit peuple de la nuit.





Pierrefontaine –lès-Blamont, le 15 avril 2015 

LES PYRAMIDES.


Le vent soufflait sur le plateau. Une fine pellicule blanche commençait à recouvrir les pyramides. Un voyageur qui serait arrivé cette nuit-là aurait pensé que la neige évoquait le sable du désert, poudrant la grande pyramide de Chéops et, en retrait, celle plus petite de Kefren. Puis, en s’approchant, faisant crisser sous ses pas la croûte qui commençait à geler, il aurait vu que les deux pyramides se touchaient. Non loin derrière lui, il avait laissé le cimetière et les monuments édifiés en mémoire des hommes du plateau. Quels pharaons reposent donc là, se serait demandé le voyageur, si loin de la brûlante Égypte ?

S’approchant davantage, il aurait vu que les grandes faces des pyramides ne touchaient pas le sol et que l’intérieur semblait éclairé. Enfin, en collant son œil à l’une des baies vitrées, il aurait pu surprendre une assemblée de personnes d’âge mûr allongées sur le sol, contrôlant leur respiration dans un silence de temple bouddhique. Ou encore un groupe de jeunes gens vêtus de kimonos, enchaînant les chutes et les projections au sol. Ou encore, mais là, c’était vraiment très rare, il aurait fallu un sérieux coup de chance, un homme vêtu d’une grenouillère soulevant d’un geste précis une lourde charge au-dessus de sa tête, devant un public qui l’encourageait bruyamment. Je me suis donc trompé, aurait conclu le voyageur. Ce monument n’est pas dédié à la vanité d’un homme seul, mais à toute une communauté.

Mais par quel tour de magie un tel bâtiment, dont l’architecture remonte à plusieurs millénaires, s’est-il retrouvé planté au milieu d’un village de petite montagne, proche de la frontière suisse ? Certes, on a déjà vu des cas semblables, à Paris, au Musée du Louvres, par exemple. Mais c’est quand même un peu plus récent, et dans la capitale, toutes les extravagances ou presque sont permises. Au lieu que, dans un village, cette construction posée là comme un vaisseau spatial surprend quand même un peu. Je vais contourner l’étrange objet, pour essayer de comprendre, conclut le voyageur. Ah, tiens tiens, il semble qu’une sorte de sas joigne les pyramides à un corps de ferme plus ancien, plus dans le style du pays. Un peu comme la pyramide du Louvres est reliée à l’antique palais par un couloir souterrain. Évidemment, là, ce n’est pas souterrain, mais ça y fait penser. De même que le grand corps de ferme, beaucoup plus ancien que les pyramides, pourrait évoquer le vénérable Palais du Louvres. Voyons à quoi ressemble ce corps de ferme.

La façade, de l’autre côté des pyramides, donne sur une large place plantée de dizaines de tilleuls. Une armée de tilleuls, commandée par un général dont le buste figure fièrement dressé face à l’orient. S’approchant de la statue, notre voyageur aurait appris que c’est celle de Jules François Viette, qui dirigea effectivement une troupe armée résistant à l’invasion prussienne de 1870 avant de devenir ministre de l’Agriculture et des Travaux publics aux heures de gloire de la IIIème République. Pour rester dans le même esprit martial, le grand corps de ferme rattaché aux pyramides est criblé d’éclats d’obus. Ils datent de 70 ans, mais on pourrait les croire d’hier. Sur le côté droit de cette façade, une enseigne indique : Maison pour Tous.

Ah ! se serait dit le voyageur. Nous avons enfin repris pied dans notre époque. Cet ensemble n’est pas destiné à la gloire d’un improbable Pharaon local mais, comme je l’avais deviné en jetant un œil dans les pyramides, à toute une collectivité. Comme une mairie. Comme une église catholique. Ou comme un temple protestant.
Mais, justement. Dans ce village, il y a déjà mairie, église et temple. Que vient ajouter à tout cela cet assemblage anachronique entre un corps de ferme plus que centenaire et une annexe de forme géométrique évidemment beaucoup plus récente ? Et qui a bien pu construire cette dernière ? Qui a pu avoir une idée aussi saugrenue ?

Entrons. En bas à droite du pont de grange, une porte est ouverte. Mettons-nous à l’abri pour chercher à comprendre.

Là, au milieu d’allées et venues de personnes entrant ou sortant de différentes pièces, dans un bruit sourd de colonne militaire en marche (le step), notre curieux va s’ébrouer et chercher à poser des questions. Mais personne ne saura lui répondre. Aussi va-t-il sortir de sa poche l’objet qui guide les voyageurs égarés dans notre monde d’aujourd’hui. C’est un petit génie aussi puissant que celui de la lampe d’Aladin. Et, après avoir effleuré sa surface brillante comme Aladin effleurait la lampe magique, il va poser sa question :
            Maison pour tous de Blamont.

Aussitôt, une kyrielle de pages à consulter va s’afficher, parmi lesquelles il va en choisir une. Et là, chers amis, je vous laisse découvrir à votre retour chez vous, si du moins vous êtes équipés de la lampe magique, tout l’éventail des activités proposées par cette Maison pour Tous mais aussi toute son histoire, de la fondation de l’association à l’acquisition de la vieille ferme, de la construction du Mille-Club à la mise à disposition du fil-neige de Brisepoutot, du défilé de chars aux ventes de géraniums à domicile, et même des Charlines aux Zygomatics...
          
Mais ce que le gadget qui sait tout ne pourra jamais lui dire, c’est l’ardeur, l’amitié et l’enthousiasme qui animaient la vaillante équipe. Nous vivons dans un monde où ce qui ne se vend pas n’a pas de valeur, point. Tout est mesuré à l’aune de ce que cela peut rapporter. Rentabilité, productivité, profit, optimisation, comment faire rentrer dans de tels critères les centaines d’heures passées par une bande de copains, se crevant la paillasse, comme m’a dit un jour l’un d’entre eux, pour donner de la vie et du bonheur aux habitants du plateau ? Que sait le smartphone des émotions, des indignations, des engueulades, des moments de triomphe, des larmes, des rires du vaillant équipage qui s’est embarqué dans l’aventure un jour de 1968 ?

Des hommes qui passaient tant d’heures sur le chantier et de la patience de leurs femmes, alors que les travaux de leur maison n’étaient pas encore terminés ? De ces femmes, justement, qui passaient des nuits presque blanches au service ou à la plonge, quand on faisait une soirée dansante pour gagner de quoi payer des matériaux de construction ? Et qui trouvaient encore le moyen, sans le dire, d’emporter chez elles les rideaux de la Maison pour Tous afin de les laver ? Tout ça parce qu’un jour de 68, quelques braves s’étaient réunis et que l’un d’eux avait déclaré :
            il faut à tout prix faire quelque chose pour nos jeunes.

Ça ne s’est pas limité aux jeunes, nous le savons. Mais ça ne s’est pas limité à une offre de loisirs pour les gens du Plateau. Ça a créé ce qui fait l’humanité, ça a créé des liens.

Regardez autour de vous. Que sont devenues la fromagerie de Villars, celle de Blamont ? Et les épiceries ? Les bureaux de poste ? La station-service ? Les paysans ? Mais ne nous plaignons pas, nous avons encore des médecins et un collège. Combien de villages n’en ont plus ? Est-ce que tous ces services n’apportaient pas quelque chose d’invisible, en plus du service lui-même, quelque chose comme des liens, le sentiment d’être une communauté ? Et nous tous réunis ici, nous qui sommes assez vieux pour nous souvenir du temps où il existait encore tout cela, nous savons bien que ce n’est pas la Toile d’araignée d’Internet ou les petits génies des smartphones qui vont remplacer de vraies gens, de vraies poignées de mains, de vraies embrassades, de vrais liens d’affection ou d’amitié entre les générations. Ces inventions viennent en plus, pour enrichir le monde où nous vivons. D’ailleurs, je crois me souvenir que la Maison pour Tous a participé à l’introduction de l’Internet sur le Plateau. Mais il ne faut pas qu’elles se substituent à ce qui était bon dans la communauté de jadis.

Heureusement, de vaillants citoyens y veillent et continuent à ramer à contre-courant depuis presque un demi-siècle en travaillant pour des choses qui ne se vendent pas, qui ne sont pas rentables. En travaillant pour que leur cité ne soie pas qu’une cité-dortoir. Et, dans d’autres campagnes, dans d’autres villes, des milliers d’associations oeuvrent dans le même sens. Et vous qui m’écoutez, vous en faites partie.

C’est cela qui doit rester dans le cœur des habitants du Plateau. Du moins, c’est cela qu’il faut préserver. Cette amitié, ce don de son temps et de sa peine pour la communauté et pour le temps libre de sa jeunesse. Les bâtiments vivent et évoluent au fil du temps. La pyramide de Chéops était faite pour défier les millénaires, les Mille-club du ministre Missoffe étaient conçus pour quelques dizaines d’années tout au plus. En ce temps-là, l’état ne trouvait pas que les subventions aux associations étaient de l’argent fichu par la fenêtre, comme certains l’affirment aujourd’hui.

Peut-être qu’un jour les deux pyramides de Blamont disparaîtront, comme le monolithe dans « 2001 l’Odyssée de l’espace » quand il a accompli sa mission. Elles disparaîtront après avoir vaillamment rempli leur fonction, qui était d’aider le petit groupe de volontaires à réaliser leur généreux projet. Ainsi, il n’y aura plus aucun risque qu’un improbable voyageur égaré sur le plateau se demande ce qu’elles font là.

Il en restera des photos, les souvenirs dans le cœur de ceux qui les ont construites et de ceux qui s’y sont adonnés à leur activité favorite, et cette petite histoire que je dédie aux membres fondateurs de la Maison pour Tous du Plateau de Blamont et à ceux qui ont pris le relai.


Pierrefontaine-lès-Blamont, le 15 avril 2015

mercredi 1 avril 2015

Histoires de masques et de bouteilles




Ça se passe dans un cottage, aux États-Unis, vraisemblablement. À notre époque, vraisemblablement. Bob a quarante-cinq ans, il est programmeur dans une boîte d'informatique. Sa femme, Jane, du même âge, est infirmière. Ils vivent avec la fille de Jane, Laura, qui a trente ans, et leur fille commune, Vanessa, qui en a quinze.

Il est six heures du soir. Bob est en train de monter une maquette de voilier dans une bouteille, en écoutant la deuxième partita pour violon seul de Jean-Sébastien Bach. La pièce où il opère est remplie d'une cinquantaine de semblables maquettes. Bob a même fondé un club dans la ville, Arkham. (Ville ? C'est une cité-dortoir composée de cottages semblables au sien, avec plusieurs églises d'obédiences diverses et une grande surface à proximité).

Bob, tout à son euphorie, fredonne en suivant la musique. Soudain, une tondeuse démarre bruyamment dans le jardin d'à côté, derrière les thuyas. Bob va fermer la fenêtre. Il prend délicatement, avec de longues pincettes, un papier blanc roulé en tuyau qu'il va fixer par un minuscule crochet au mat de son modèle réduit, puis dérouler afin de fixer le bas à une vergue. Voilà une des voiles déployée.

À l'étage, une porte s'ouvre brutalement, puis une seconde, qu'on ferme à clé sans douceur. Bruit d'abattant de W.C.... Chasse d'eau. Première porte, puis seconde porte. Vlan. Le cyclone est passé. Bob respire. Pas longtemps, les premiers accords de la Grande Symphonie de Schubert viennent submerger les accords sensibles de la Chaconne. Bob aime Schubert, beaucoup, mais ce n'est pas le moment. Il soupire et va éteindre sa chaîne.

Laura s'emmerde. Elle n'a pas d'emploi et en veut à la terre entière. Son caractère difficile lui a fermé toutes les portes. (Elle doit, d'ailleurs, avoir quelque chose avec la fermeture des portes, non ? Pense Bob sans malice.) Et sans emploi, pas d'indépendance, pas de studio à soi. C'est pas marrant, c'est vrai, concède Bob dans sa tête.

Désorganisé dans son montage, Bob range tout et se demande ce qu'il pourrait faire pour avancer les tâches domestiques. Il n'y a aucun doute là-dessus, Jane en fait plus que lui, beaucoup plus. C'est injuste. Bob se sent coupable. Mais après ce constat il ne fait pas grand-chose de plus. Il a sorti des machines entières de linge gris faute d'avoir trié correctement les couleurs, il a échoué dans le rangement des slips (celui-ci, à Laura, à Jane ou à Vanessa ?). Il s'acquitte honorablement de ce qui concerne la nourriture, puisqu’aux États Unis on se sert dans le frigo et on mange quand on veut. Il assume les courses et la vaisselle, et pense avec commisération aux pauvres Européens qui prennent en commun leurs repas, qu'il faut donc composer (les frites font grossir, Vanessa n'aime pas les tomates, Jane est barbouillée et ne veut pas de viande, la portion est trop congrue pour Laura qui compense sa rancune par de la boulimie : comment s'en sortent donc les pauvres habitants du vieux Monde ?).

Il y a la pelouse à tondre, les volets à peindre, la voiture à entretenir, mais Bob n'est pas très doué. Il a un peu honte quand il voit comment ses voisins se tirent brillamment de tout cela, et s'enorgueillissent de voitures luisantes, vidangées quand il faut, de pelouses rases, sans mousse, sans feuilles mortes, de boiseries pimpantes. Ça lui ferait au moins une excuse pour que Jane fasse le reste. Alors que quand il monte un modèle réduit, il a l'impression de faire l'école buissonnière, pendant que les autres travaillent pour lui.

Bruit de porte en haut. Bottes qui dévalent l'escalier. Porte du frigo. Laura a faim et soif. Il ne la voit pas, mais l'imagine, mordant dans un tronçon de concombre sans l'éplucher, ou déchirant une tranche de salami. Puis buvant à longs traits un verre de jus de fruit d'au moins une pinte, sans reprendre son souffle. Elle ne va pas tarder à aller pisser, pense Bob. Je suis méchant, c'est parce que ce n'est pas ma fille. Heureusement que ça ne sort pas de ma tête.

Pour avoir l'impression d'être utile, il va vider le lave-vaisselle, donne un coup de balai dans les miettes sur le carrelage de la cuisine puis passe la serpillière, et va vérifier si son lit est fait. Ils font chambre à part avec Jane, depuis qu'il s'est mis à souffrir d'insomnies. Bob en profite pour repasser — mal — une de ses chemises. C'est toujours ça en moins qu'elle aura à faire. Mais si je repasse les miennes, pourquoi pas le reste ? Ca aussi il a essayé. Résultat peu concluant. Il suffirait d'apprendre, pourtant : ce n'est sûrement pas plus difficile que de monter des modèles réduits. Il n'a pas le goût, c'est ça, ou ne s'en sent pas le devoir. Un gros parasite, d'un mètre quatre-vingt-douze et cent quinze kilos, qui a pris la place de l'homme encore jeune dont Jane s'était entichée il y a vingt ans. (Quand elle tapait de ses poings ses mâles pectoraux, en disant : toi Tarzan, moi Jane...) À l'inverse des insectes, qui de chenilles passent à papillon, il est passé de papillon séduisant à grosse chenille grignoteuse. Bientôt chauve. Du poil dans les oreilles et sur ses grosses mains. Des verres demi-lune sur son nez, il est presbyte maintenant. Pauvre Jane...

La porte d'entrée, cette fois. Une chanson dans le couloir. C'est Vanessa. Elle pose son sac à dos, et va directement au frigo. Bob la rejoint. En Europe, pense-t-il, les gens mangent ensemble. Mais ça lui paraît difficile à imaginer. Jane, mince,  brune, un pli entre les sourcils, l'air absent,  absorbant une feuille de laitue, un yaourt maigre, puis revenant d'un air de défi pour dévorer une plaque de chocolat. Laura, que Bob a secrètement surnommée Terminator à cause de sa musculature masculine, se déplaçant au pas de gymnastique, les dorsaux contractés comme un culturiste, les épaules à enfoncer des portes, l'air buté, la mâchoire dévoreuse pendant que sa fourchette triture compulsivement ce qu'elle va enfourner. Non, décidément. Il se reproche son regard secrètement critique envers les gestes de sa femme et de sa belle-fille. Mais il reste gauchement dans la cuisine pendant que Vanessa se prépare un goûter, espérant qu'elle va lui parler.

— Ne me regarde pas avec cet air attendri, Papa, ça m'énerve.

Bob ne prête pas attention au sens de la phrase. Le son du mot « papa » lui est une caresse.

Vanessa monte dans sa chambre et va écouter du reggae avec son casque, en faisant ses devoirs. Encore une année et elle quittera la maison pour aller à l'Université.

La porte d'entrée encore. C'est le tour de Jane. Elle passe à deux mètres de Bob :
— Salut.
Et va s'installer avec une pile de papiers. Elle s'occupe de la bibliothèque paroissiale. Elle pose à côté d'elle un cendrier de porcelaine, son paquet de Peter Stuyvesant, un petit briquet en or et commence à écrire, une cigarette au coin de la bouche, en clignant de l'oeil à cause de la fumée. De temps en temps elle prend une inspiration par l'autre coin de la bouche, en chuintant. Elle allume cigarette sur cigarette. C'est un code. Ça veut dire : je bosse. Ça m'emmerde. Et je fume autant qu'il me plaît. Je vous emmerde.

Laura redescend boire un grand verre de jus de fruit, après avoir pissé. Bob pense : moi je suis pareil. Je me vois en train de prendre une bière Bush dans le frigo, de la boire à même la boîte, l'air absent. C'est mon code. Ça veut dire : je suis malheureux. À cause de vous. Alors je bois. Comme il se voit le faire, Bob ne le fait pas. Mais peut-être que ces codes ne sont que le fruit de son imagination. À ne plus se parler, on laisse les pensées prendre une tournure paranoïaque, et le code naïf qu'il connaît pour lui — avec les boîtes de bière — n'est pas forcément applicable aux autres. Mais Bob croit que ce sont les bons codes — même si les autres ne répondent pas à ses demandes d'amour, et que lui ne comprend pas bien ce qu'il pourrait faire pour que Jane soit heureuse. Ah si ! Divorcer.

Il ne parle plus avec Jane parce que trop de scènes l'ont rendu craintif. Bien sûr, il n'est pas celui qu'elle avait pris pour le Prince Charmant, il l'a trompée sur sa personne,  comme un vulgaire escroc. Il est fautif de rester comme un pauvre chien battu. Fautif de lui laisser tous les soucis domestiques. De sentir la transpiration parce qu'il a été courir. De sentir la bière. De mal baiser. Il est fautif de tout. Et d'abord d'enchaîner celle qui fut une jeune fille pleine de rêve et d'espoirs. Quand Jane lui hurle sa rancoeur au visage, il sait que ce n'est pas la peine de plaider. Il sait aussi que s'il se tait elle se taira aussi.

Jane jouait autrefois, dans une troupe de comédiens amateurs, le rôle d'Ophélie. Bob se rappelle l'angoisse diffuse qui le saisissait quand Ophélie, devenue folle, chantait des phrases sans suite en réponse à son entourage consterné. Et du temps où la famille dînait parfois ensemble, quand Jane voulait marquer son retrait de cette sensiblerie qu'elle ne partageait déjà plus, elle chantait à table, à mi-voix. Des poèmes mis en musique qu'elle écoutait dans sa jeunesse. Il aurait été hasardeux de la censurer, (elle qui n'aurait pas permis qu'un enfant, ou Bob, chante à table), il y avait de l'orage dans l'air. Bob ne voulait pas la contrarier. Mais ces poèmes, écrits pour la joie de l'humanité, lui entraient dans le coeur comme des coups de poignard. Il savait aussi que ces soirs-là, et pendant de longs jours ensuite, il devrait comprimer ses envies de tendresse. (Ah ! Nous y voilà ! C'est mon cul, qui t'intéresse, hein, mon cul !).

Il y avait moins de scènes maintenant que tous deux faisaient chambre à part, mangeaient à part, respiraient à part. Et pourtant le divorce lui paraissait comme un anéantissement, comme si on arrachait du mur une tapisserie dans une chambre d'enfant, par grands lambeaux, avec tous les souvenirs. Il gardait l'espoir de ces rares moments où elle couchait encore avec lui (Pourquoi ce soir-là plutôt qu'un autre ? Pas de question surtout, boire jusqu'à la dernière goutte ce corps qu'il aimait jusque dans ses ridules, ses sécrétions.) Ainsi le bébé, après avoir hurlé sa détresse dans le noir pendant une éternité, s'imprègne jusqu'à plus soif du corps de sa mère quand elle arrive enfin — quel autre horizon pourrait-il avoir ?

Une nuit, Bob est sorti regarder les étoiles. Et pisser sur la pelouse sans risque de reproches. Il a été chercher une corde, se l'est nouée autour du cou, puis, monté sur un escabeau, a attaché la corde à une branche de pommier. Puis a donné un coup de pied dans l'escabeau. La branche a cassé sous le poids de ses cent quinze kilos. Il s'est fait mal en tombant. Les chiens du voisinage on commencé un concert sans fin d'aboiements stupides. Le lendemain il a fallu dissimuler la branche cassée — mais Jane a bien vu. Il a dit qu'il faisait de la gymnastique. Elle a haussé les épaules et lui a tourné le dos.

Bob soupire à cette évocation, sa grosse poitrine se soulève comme s'il était un animal marin, un cétacé, qui se prépare à plonger. Il va dans sa chambre, s'assoit à son petit bureau, et commence à rédiger des invitations pour une exposition de modèles réduits en bouteilles.

Il s'arrête soudain, se penche, sort d'un tiroir une revue pornographique — châtiments corporels au pensionnat — qu'il feuillette le coeur battant, puis referme rageusement le tiroir. Il entend le briquet de Jane qui le pose sur la table après avoir allumé une cigarette. Puis la chasse d'eau. Puis Vanessa qui a pris sa guitare et joue une étude de Sor. Bob a soudain faim. Il y a des pizzas dans le frigo. Bob va chercher à la cave une bouteille de Valpolicella. Il propose à Jane de manger les pizzas ensemble. Distraitement, elle accepte, sans lever la tête de ses papiers. Bob met la table pour quatre. Il est soudain tout heureux.

Ce soir-là, Vanessa parle de son prof de lettres, Laura de la cassette vidéo qu'elle vient de louer, et Jane des projets de la bibliothèque. Bob n'ose pas souffler de crainte de rompre le charme. Il a tellement peur qu'il n'ose pas non plus faire d'avances à Jane quand elle monte se coucher. Il reste dans la cuisine, et finit de monter les voiles de son modèle réduit, puis va s'étendre dans le noir en essayant de trouver le sommeil. Il s'endort enfin, et rêve qu'il est sur son voilier, en pleine mer. Il est attaché au grand mat. L'équipage est composé de femmes nues, coiffées de foulards comme des corsaires, des anneaux d'or dans les oreilles, le sabre à la main. Elles viennent à tour de rôle trémousser leurs fesses devant lui, en riant de ses efforts pour arracher la corde qui le retient. Un choeur scande :
— DANS LA BOUTEILLE ! DANS LA BOUTEILLE !

Bob soupire, se retourne dans son lit et se met à ronfler bruyamment.

Quelques jours après, le dimanche. Bob va à la messe, dans la petite église de bois peinte en blanc. Il y va seul, les filles ne sont pas intéressées, et Jane est carrément contre. Si elle fait partie de la bibliothèque paroissiale, c'est que les bénévoles ne courent pas les rues, et que la paroisse ne peut pas se payer le luxe de la laisser de côté sous prétexte qu'elle n'est pas assidue. Elle a été baptisée, c'est suffisant pour la paroisse. On lui laisse une relative liberté dans le choix des acquisitions, c'est suffisant pour elle.

Le curé prêche sur la personne humaine, qui est sacrée, car c'est l'image de Dieu. Bob pense : Toute personne est l'image de Dieu, je suis ignoble de traquer le bruit des chasses d'eau, ou de me laisser aller à compter le nombre de cigarettes allumées par Jane. C'est trop facile d'être en extase devant ma fille, je n'aime pas les autres comme je devrais les aimer. Puis : Ces codes, ils signifient surtout que Jane, Laura, moi, sommes en train de nous détruire avec emphase, et détruire une image de Dieu, ou la laisser détruire par incompréhension ou indifférence, est sacrilège.

Mais dans ce cas, où placer mes désirs sexuels ? C'est évidemment le Diable qui me montre des culs là où je devrais voir des personnes. Bob est tout embarrassé de cette partie de lui-même, de son moi désirant, partie à laquelle il ne renoncerait pas facilement. Il sort de l'église à la fin de la messe, rentre à pied, ce n'est pas trop loin, en poussant les feuilles mortes qui s'accumulent au bout de ses bottes. Il pense aussi à une conversation qu'il a eue avec un ami Juif, alors qu'ils montaient des modèles réduits.

— Tu sais, Bob, je suis né Juif, je ne vais pas à la Synagogue, mais je garde une empreinte profonde. Le Dieu Juif ne reniait pas la chair. Relis le Cantique des Cantiques. De toutes les espèces animales, l'homme est la seule qui doive entourer ses petits d'un foyer pendant si longtemps. L'Éternel y a pourvu, en dotant l'homme et la femme de désirs sexuels insatiables, afin de les lier l'un à l'autre. Et même si les caresses n'ont pas pour but la procréation, elles ont alors pour but de garder unis les parents des petits d'hommes. Ce n'est pas là qu'est le péché.

Bob ne répond rien. Ce serait tellement simple si c'était comme ça, pense-t-il. Dieu n'a pas béni notre union. Ou alors Dieu n'existe pas, comme le pense Jane.

L'après-midi, Bob présente l'exposition de modèles en bouteilles. La journaliste de la gazette d'Arkham vient le prendre en photo. Il s'est habillé en capitaine, un capitaine imposant, à l'estomac de pacha, vraiment. Il a même une pipe (éteinte, on ne fume pas dans un lieu public). La journaliste se présente, pour le mettre à l'aise. Elle s'appelle Ruth. C'est une belle jeune femme de vingt-cinq ans, brune, à la peau claire. Ses yeux bleus fixent longuement Bob à chaque question, jusqu'à faire naître une certaine gêne en lui. Quand elle se tourne pour regarder une maquette, Bob admire la pureté de son profil. Il est ému que quelqu'un s'attarde à lui parler de ses goûts, de son enfance, le trouve intéressant, séduisant peut-être ? Ne rêve pas, Bob. Tu es tellement plein du désir de Jane qu'il n'y aurait pas de place pour en désirer une autre. Tu serais à nouveau un imposteur si tu le laissais penser.

Heureusement, si Dieu n'a guère pourvu à son harmonie conjugale, il a créé  Bob tellement empoté qu'il ne sera jamais mis au défi de se trouver en tête à tête avec Ruth, sans le prétexte des bateaux en bouteilles.

Le soir Bob va prendre un pot chez son ami Juif. Il est reçu avec amitié. David et Sarah l'invitent même à rester dîner, mais il esquive, prétextant qu'on l'attend chez lui. Il se sent veule de mentir — et pourquoi ? David lui offre une petite boîte en bois, sur le couvercle de laquelle est gravée une étoile à six branches :
— C'est le sceau de Salomon. Deux triangles équilatéraux, entrecroisés, l'un la pointe en haut, l'autre la pointe en bas. Ils peuvent symboliser l'union de deux principes, par exemple l'un qui tend vers le ciel et l'autre vers la terre. Ou ce que tu veux. Tu y rangeras tes pincettes, les petites, et tes tubes de colle. Il n'est pas nécessaire d'être Juif, ni même croyant, pour se laisser porter par les symboles.

Cette nuit-là, Bob rêve encore qu'il est sur son bateau. Cette fois, il est seul, vêtu en capitaine. Il a une jambe de bois, comme le capitaine Achab. De sa longue-vue il scrute la mer immense, et découvre le corps énorme de Moby Dick qui émerge majestueusement en soufflant, blanc au milieu des vagues grises. Il veut empoigner son harpon, mais sa main ne rencontre que la boîte portant le sceau de Salomon. Alors il se laisse bercer par le lent tangage du Pequod, qui s'aligne peu à peu sur la respiration profonde de la baleine géante.

Soudain, il se réveille, angoissé. Dans sa navigation sereine, le Pequod a rencontré quelque chose d'effrayant — ce n'est ni un iceberg, ni un récif, ni un autre navire. Bob sait que ce n'est qu'un rêve, mais il veut quand même aller voir pour se rassurer. Il s'habille rapidement, en silence, et sort sans faire claquer les portes. Pour la même raison de discrétion, il renonce à prendre sa voiture et part en courant vers la salle communale où sont exposés les modèles réduits. À peine est-il dans la rue qu'il voit une lueur rougeâtre en direction de l'exposition. Il court de plus en plus vite, et à mesure qu'il se rapproche entend de plus en plus distinctement les crépitements d'un incendie.

Arrivé devant le bâtiment, il constate que le feu a pris dans les cuisines, et commence à gagner la salle d'exposition. Affolé, il entre dans le hall dont il a la clé,  brise une petite vitre et téléphone aux pompiers. Ensuite, il décroche un extincteur et tente d'éteindre l'incendie, mais se rend vite compte qu'il n'y arrivera pas. Alors il fonce essayer de sauver toutes les bouteilles qu'il pourra.

Une fumée âcre le fait suffoquer. Une table où sont exposées des maquettes a pris feu, et le verre des bouteilles éclate dans les flammes. Les petits bateaux s'enflamment les uns après les autres. Il ne peut plus rien pour ceux-ci. Il en prend autant qu'il peut sous ses bras là où ils sont encore intacts, et gagne la sortie.

Il pose précipitamment les bouteilles sur un banc, à vingt mètres de la maison, puis repart en chercher d'autres. Dans la maison, il rampe, maintenant, pour essayer d'échapper à la fumée. Il ne se relève que pour prendre un nouveau chargement et courir sans respirer vers la sortie.

Au troisième voyage, il entend la sirène des pompiers. Il se redresse, aperçoit une de ses maquettes préférées, sur une table qui a commencé aussi à s'enflammer, et décide de sauver encore celle-là. Il la prend contre lui, sans se rendre compte qu'un pan de sa veste de jogging, grande ouverte, a pris feu. Il court, en toussant, heurte une cloison, puis s'arrête pour s'orienter. La sortie est de l'autre côté. Cette fois, il sent la brûlure. Il voudrait arracher sa veste, mais il faudrait lâcher la bouteille, et il risquerait de ne pas la retrouver. Il pense que les pompiers l'accueilleront peut-être avec une lance à incendie. La fumée est devenue trop suffocante, il se met à quatre pattes, à trois, plutôt, pour progresser dans ce qu'il reste d'air frais. Mais il s'est encore trompé de chemin et finit par s'évanouir après avoir hurlé de douleur.

Dehors, les pompiers ont commencé à arroser, avant de chercher à pénétrer dans le bâtiment, quand les flammes seront calmées. Ils n'ont pas vu ni entendu Bob.


*********************************

Au service des grands brûlés, Bob est allongé dans une chambre stérile. S'il pouvait tenir un téléphone, c'est par ce moyen que les visiteurs lui parleraient, derrière une vitre. Il est couvert de bandages, comme une momie, il a une sonde dans le nez et la bouche dégagée pour respirer. À ses côtés l'inévitable perfusion. Il rêve.

Il est toujours capitaine, sur le Pequod. Il n'a plus de jambe de bois cette fois-ci. L'eau est d'un beau bleu, et elle clapote à la façon difficile à décrire de l'eau prise au caméscope, avec mille petits reflets. Moby Dick nage à quelques encablures. Tout est paisible.

Une infirmière entre, masquée. Elle vient soigner les brûlures de Bob, dont le pronostic vital est réservé, comme disent les médecins. Il gémit, réveillé par la douleur.
— Jane est là, Bob. Elle se prépare à entrer vous voir. Je dois d'abord vous changer.

Après quelques minutes d'un océan de souffrance, Bob se relâche.
— Bob, c'est moi, Jane. Si tu m'entends, fais signe de la tête.

La momie hoche doucement la tête, deux fois de suite.
— Je ne peux pas te prendre la main, ni t'embrasser. Il faut d'abord guérir. Tu vas guérir, Bob.

Cette fois la tête attend un peu, puis acquiesce. Jane sort. Dans la perfusion on a mis de la morphine. Bob rêve.

Dans le couloir, Jane a rejoint ses filles après avoir retiré sa blouse, ses bottes et son masque stériles. Elle est calme et souriante.
— Ça va aller, maman ? demande Vanessa.
— Mais oui, il est costaud, bien soigné. Ne t'en fais pas, ma chérie.
Vanessa éclate en sanglots. Jane la prend contre elle et la berce doucement. Puis elles vont toutes les trois manger une glace à la cafétéria de l'hôpital. Ainsi feront-elles tous les jours.

Bob rêve. Il est toujours à la barre, heureux, sans aucun désir. Soudain, quelque chose l'incite à se retourner. Ses gestes sont ralentis. Derrière lui, une petite fille le regarde fixement. L'angoisse le submerge.

A côté de lui, Jane l'entend se mettre à geindre. Sa respiration, de régulière, est devenue oppressée. Jane sonne, puis lui parle doucement.
— Bob, je suis là.

Elle connaît ces gémissements. Quand ils dormaient ensemble, Bob geignait ainsi lorsqu'il faisait un cauchemar. Alors Jane le secouait par l'épaule, il se retournait dans le lit et retrouvait peu à peu son calme. Mais elle ne peut pas le toucher.

L'infirmière de garde vient et règle la perfusion. Elle inspecte les sondes, et dit doucement :
— Tout est normal.

Bob est réveillé, avec sa souffrance. Mais Jane est là, et la petite fille est partie. Il entend des paroles rassurantes. Il grogne, pour dire qu'il entend. Il n'a plus envie de se réfugier sur le Pequod. Il voudrait dormir aux côtés de Jane. Mais la morphine, pourtant mesurée, lui offre à nouveau le voyage. Et Jane ne peut pas être là constamment.

De rêve en rêve, la petite fille s'est mise à marcher vers Bob. Chaque fois l'angoisse le réveille. Mais au rêve suivant elle est à nouveau à son point de départ. C'est une petite fille qui pourrait avoir huit ans, menue, brune, avec un visage de poupée. Seuls sa bouche entrouverte et ses yeux fixes transforment en menace terrible ce qui pourrait être une visite amicale. D'où sort-elle ? Bob en a vu une semblable, marchant pour détruire, dans un vieux film d'horreur, la nuit des Morts-Vivants. Elle était revenue de l'autre monde pour tuer ses parents, et marchait vers eux, figés par la terreur au lieu de se réjouir de sa résurrection. David lui a dit un jour que chaque homme avait en lui une part féminine, niée, et que c'était peut être cette part qui venait lui demander des comptes. Mais ce n'est qu'une hypothèse, et la petite fille revient, toujours.

Jane vient tous les jours, et lui parle, doucement, de voyage, de projets. Bob hoche doucement la tête, il va mieux, du moins ses jours ne semblent plus en danger. Il fuit le sommeil, mais celui-ci le rattrape toujours, et la petite fille se rapproche tout doucement.

Une nuit, elle est si près qu'elle tend ses deux mains pour le toucher. Bob s'arrache au cauchemar et attend l'arrivée de Jane. Elle le réveillera avant que l'horreur ne survienne.

Quand Bob entend enfin Jane près de lui, il se laisse aller au sommeil. Il est à nouveau sur le Pequod. Quand la petite fille va le toucher, il s'arrache au sommeil, et se réveille stupéfait dans une chambre claire. Ses bandages ont été retirés. Il regarde autour de lui, cherchant Jane des yeux, submergé par un flot d'impressions qu'il n'a plus ressenties depuis des jours et des jours. Mais ce n'est même plus la chambre d'hôpital, qu'il avait imaginée. Il est dans sa chambre d'enfant. Il regarde soudain ses mains, s'avise que ce sont des menottes de garçonnet. Ses pieds sont loin du bout du lit. Des jouets sont rangés sur un coffre décoré comme un coffre de pirates.A-t-il rêvé toute sa vie, son mariage, sa famille, ses modèles réduits en bouteille ?

La porte s'ouvre. La petite fille entre lentement et vient se pencher au-dessus du lit. Bob est figé par la terreur. Le visage de poupée est tout près du sien. Il hurle.

Dans la chambre d'hôpital, le grand corps habillé en momie est saisi de convulsions. Jane sonne, alarmée, puis cédant à son instinct prend doucement Bob par les épaules pour le recoucher. Il se relaxe enfin, sa respiration s'apaise. L'infirmière de garde écoute, vérifie tous les tuyaux, tout semble normal. Elle ajoutera un sédatif à la perfusion.

Les jours suivants Bob répond de moins en moins nettement aux paroles de Jane, comme s'il était distrait. Sa tension faiblit. On dirait que maintenant il recherche le sommeil.

Il meurt une semaine plus tard, sans souffrances, sans que les médecins ne se l'expliquent. Jane est à ses côtés, les yeux pleins de larmes.

Karma.



Der Teufel, je suis complètement ivre. Nous avons mangé du fromage de Munster, des oignons frais, et bu au moins deux bouteilles de vin chacun. Et il en reste. On a aussi des cigares. C’est l’été. Nous sommes vautrés dans l’herbe, près des ruines des fortifications de Heidelberg, depuis l’heure où les maraîchers ont regagné leurs pénates. Jadis, c’est avec des étudiants que je passais mes nuits d’été, dans les tavernes et les rues qui entourent l’Université. La police nous montrait une certaine mansuétude, nous étions des fils de bourgeois, destinés à remplacer nos pères.

Je ne suis même plus étudiant. Je l’ai été, pratiquant les rites initiatiques du milieu. Il m’en reste l’obligatoire balafre qui signe ma virilité, après un simulacre de duel où nous étions saouls à lâcher les fleurets. Je n’ai même pas senti la douleur de la lame. D’ailleurs cela s’est-il réellement passé ? Je traîne maintenant avec des trimardeurs, des demi-sel, aux discours de révolté – leur façon de vivre m’a fait croire qu’ils l‘étaient plus que d’autres. Je les ai rencontrés dans les cabarets de barrières. Moritz et Max vivent de petites rapines, de travail à la journée comme portefaix, ou encore au crochet des filles qui s’entichent d’eux. Il y a des interstices dans les mailles du rude filet germanique.

J’erre de fausse rupture en fausse rupture. Bon garçon, bon élève, bon petit communiant, famille catholique, commençant des études interrompues en 1848, (nuits blanches à parler de Hegel et de Feuerbach, je m’écartais déjà de ceux qui feraient carrière à l’Université), puis gratte-papier dans une étude de notaire. Velléitaire, croyant avoir jeté toutes les valeurs bourgeoises aux orties et n’en ayant pas trouvé d’autres dans les milieux étudiants ou révolutionnaires, je ne me suis même pas engagé franchement derrière le drapeau rouge. Il aurait fallu pour cela rompre avec la goton qui partageait ma chambre, et à laquelle je vouais un attachement pleurnichard – j’avais eu du mal à la trouver, et ce qu’elle m’accordait m’était si précieux... Le sort a voulu qu’elle parte avec un autre. La suivante est volage et semble apprécier surtout le logis qui me reste. Je suis sans ressources maintenant, après des frasques d’ivrogne, et j’essaie de me trouver moi-même dans la fréquentation des seconds (troisièmes ?) couteaux de Heidelberg. Sans ressources, ce serait mentir, une mienne parente me lâche de temps en temps un Thaler, pour soulager sa conscience de marraine.

Max a le regard ailleurs. Je sais parfaitement que ce n’est pas le moment de parler, mais je hasarde, en regardant la pleine lune :
-       Dire que cet astre tourne autour de nous, et nous autour du soleil...
-       Tu gobes vraiment tout ce qu’on te raconte, répond Moritz. J’comprends pas que des gens qui se croient si intelligents arrivent à penser des trucs pareils.

Pas la peine d’insister. D’ailleurs, si Moritz avait raison ? Qu’est-ce que je sais de plus qu’eux, moi, pour m'aider à vivre ? Le Catéchisme, auquel j’ai tant cru ? Ce que m’ont appris mes professeurs du Gymnasium ? Mes restes d’idéalisme ? Mes lectures philosophiques ? Max a toujours les yeux dans le vague. Il éteint ce qui reste de son cigare, lampe une gorgée de vin, et me dit d’un air ennuyé :
- Au fait, faut que je te dise, cet après-midi, j’ai couché avec ta Gretchen. Ça te fait rien, hein ?

Mein Gott, en plus il est loyal, pas vrai ? Ne perdons pas la face. Non, Max, tu sais bien que je suis pour une société où tout le monde serait libre de ses actes, je vous l’ai assez rabâché : donc ça ne me fait rien. Pourtant quelque chose se glace à l’intérieur de moi.  Ça s’en ira avec du vin, je l’espère. Mes nouveaux amis sont décidément sourds à mes états d’âme.

J’ai maintenant le hoquet. Les autres ne disent rien. Il faut attendre que ça passe. Je vais pisser en titubant contre un cerisier vénérable. J’allume un débris de cigare retrouvé dans ma poche. Autrefois, je fumais la pipe, dans les tavernes, une belle pipe en faïence. Le hoquet s’espace un peu. Voyons les choses en face, je n’ai pas de chance avec les femmes. Il faut dire que mes soirées à boire avec des voyous semblent indiquer que je préfère les hommes, mais même sans avoir bu ce n’est pas un garçon qui me met en état. Ce n’est pas de garçons dont je suis tombé amoureux , en réussissant juste à me rendre ridicule.

Et quoi de surprenant ? A quoi ai-je rêvé pendant des soirs, d’une éternité d’adolescence ? Si les autres savaient… Avant que j’aie pu serrer une fille dans mes bras. Bien avant :
 Un maître d’école me toise d’un air sarcastique, le regard brillant, la voix doucereuse. Il m’annonce qu’il va me donner une correction devant toute la classe. Un tourbillon de confusion m’envahit, comme le bruit de l’eau dans les oreilles quand on plonge la tête dans la baignoire. Il me semble que tous les élèves prennent leurs aises, à la façon des adultes que je côtoierai plus tard, dans les salles sombres, dans les cabarets louches, quand des éclats de chair vont se dévoiler. Il va me déculotter. Et quelle que soit ma fureur qu’il en soit ainsi, la scène m’émeut. Je me la remémore jusqu’à satiété pour mes plaisirs solitaires. Voilà ce que je suis, ce qu’on a fait de moi. Je mettrais le feu au monde entier pour être lavé de cette tache, mais ça me colle comme une tunique de Nessus. Ou, plus conformément à mon éducation religieuse, comme le péché originel. Comment pourrais-je un jour prendre place parmis les cerfs et les biches du troupeau, en me sachant ainsi marqué d’infamie ? Non pas à cause de la correction, mais du plaisir que je ressens à y penser.

Pendant nos soirées estudiantines, il est arrivé que des filles de joies, assises sur les genoux des meneurs de la bande, évoquent, en pouffant, les gérontes qui venaient se faire flageller au bordel. Je suis irrémédiablement souillé par le point commun que j’ai avec ces loques. J’ai, le croiriez-vous, une certaine idée de moi-même, celle d’un homme qui se dresse contre l’injustice, et non pas celle d’un chien qui se couche en attendant le fouet. Qui dois-je remercier de cette mutilation, le maître d’école, le confesseur qui tâchait de m’arracher l’aveu de pensées impures, le destin qui m’a refusé l’attention des femmes dès ma petite enfance ? J’ai vu, chez des gens modestes, une mère donner le bain à son petit garçon, et la tendresse de ses gestes. En lieu et place de cela je n’aurai eu que l’air ennuyé de la bonne s’acquittant d’une corvée, me nettoyant comme elle aurait récuré les lieux d’aisance, et les gestes cruels du maître d‘école. Le corps est haïssable, n’est-ce pas. Alors jouissons de cette haine. Et confessons-nous de la honte d’en jouir. Les maîtres d’école et les curés peuvent bien rire de ma révolte,  elle n’est qu’en surface : ils m’ont marqué à l’intérieur de moi-même, comme un embauchoir le fait avec une chaussure. J’ai tant aimé lire Max Stirner, mais comment affirmer la prééminence de mon individu unique sur le monde entier, alors que ma culotte est encore en tire-bouchon sur mes chevilles, mon derrière rouge des coups qu’il vient de recevoir, et qu’en plus, enfer et damnation, j’en redemande ? Je n’aurais décidément pas dû naître. Je ne suis même pas un monstre romantique, je suis une erreur grotesque, je voudrais juste qu’on me froisse comme une feuille raturée et qu’on me jette au feu.

Max et Moritz ont peut-être subi cette lapidation de l’amour-propre d’un enfant, mais ils s’en fichent maintenant. Ils sont de ceux qui se poussaient jadis sans scrupules pour assister au supplice de leurs semblables sur la grande place. C’est avec leurs poings qu’ils se font reconnaître de leurs pairs, et ça leur suffit. Si une telle humiliation  leur est arrivée, ils jouaient déjà alors dans les encoignures avec leurs petites voisines. Moi pas, je ne savais même pas comment elles étaient faites. Je n’ai découvert que beaucoup trop tard les délices qu’offraient leurs différences physiques.

J’ai été pendant mon adolescence d’une admiration servile pour les maîtres bien autoritaires, qui mettaient en valeur mes qualités de bon élève. Aurais-je fait fusiller des ouvriers, si le destin avait choisi que je sois sous-officier d’infanterie ? Moi, le Révolutionnaire… En fait, la Révolution s’engage dans la vie quotidienne, et je ne me rappelle pas m’être opposé aux curés ni aux maîtres d’école, fut-ce en baissant le front d’un air buté, ou discrètement ironique. Max et Moritz ne se sentent, eux, jamais coupables.
Et pourtant je ne voudrais pas être comme eux.

Je regagne en titubant la bauge où sont couchés mes complices. En marchant me reviennent mes rêves d’héroïsme. Les barricades, à Paris, à Varsovie ou à Vienne. Je me dresse, poitrine offerte aux balles, superbe. Ils me prennent, me torturent, mais je n’avoue pas. Mes camarades prisonniers me regardent avec admiration et tendresse. Les filles voudraient essuyer le sang qui coule sur mon visage. Je n’ai pas cédé. Ou alors, je me dresse contre Max quand il bouscule sa femme. Nous nous battons, gourdins levés. Il connaît infiniment mieux que moi le combat de rue, mais je fais front avec courage. D’ailleurs il n’est pas seul, je me bats contre plusieurs adversaires. Je saigne, je tombe, mais je me relève. Enfin je suis victorieux. Ils s’en vont comme des chiens, la queue basse, tandis que la femme de Max panse mes plaies avec sollicitude, une lueur d’admiration dans le regard. C’est ma poitrine mâle et soulevée d’indignation qu’elle touche doucement, du bout des doigts, pour m’apaiser. Le hoquet me reprend. Je me dis que ces rêveries sont encore plus ridicules que mes émois d’enfant battu.

Moritz et Max décident d’émigrer plus à l’écart de la route, où passent des étudiants venus s’encanailler dans une barraque de planches d'où sortent des rires et des chansons, quelques dizaines de mètres plus loin. On trouve un endroit pour continuer à vider laborieusement le contenu des bouteilles qui nous restent. Je vais vomir dans un coin, puis j’essaie de boire encore et de fumer mon débris de cigare, mais mes doigts me semblent épais et inertes comme des morceaux de boudin. Oubliés les rêves d’héroïsme, la douleur d’être trompé, la honte secrète d’avoir des rêves contre-nature, avec des hommes, et qui plus est des hommes qui incarnent l’autorité c’est-à-dire ce que je prétends haïr.

Renonçant à transporter leur compagnon ivre-mort, Max et Moritz rentrèrent dormir dans sa soupente – Max dans le lit, Moritz par terre, des vêtements roulés en boule sous la tête, couvert d'un manteau trouvé dans l’armoire.
Lors de ses travaux matinaux, un des maraîchers découvrit un corps, à demi caché dans des fourrés. D’autant plus grotesque que le pantalon était baissé jusqu’aux genoux. Foudroyé par le Tout-Puissant en plein péché, en pleine orgie ! pensa-t-il. Plutôt que de jeter le cadavre dans le Neckar, le maraîcher prévint la police, dans l’espoir que quelques descentes calmeraient un temps les milieux interlopes qui avaient établi des lieux de débauche trop près de ses champs.

– Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, mais sans mettre leurs ordures dans mes rangées de choux !

  Les vêtements de la victime semblaient indiquer qu’il ne s'agissait pas d'un rôdeur de barrière, aussi y eut-il recherche d’identité et autopsie. Celle-ci révéla que la victime avait été violée, ce qui ne surprit pas les policiers, et qu’elle était en état d’ivresse profonde lorsque le ou les agresseurs lui avaient fracassé la nuque à coup de gourdin. Bien entendu, on ne retrouva jamais les coupables. Instruits de la rumeur par l’amie de leur hôte, Max et Moritz avaient déguerpi depuis longtemps, emportant ce qui pouvait se vendre. Les étudiants qui se hasardaient hors de la ville firent toutefois l’objet d’une mise en garde toute paternelle lors d'un interrogatoire de pure forme – il faut bien que jeunesse se passe, mais il y a des bornes à ne pas franchir.

Kama Soutra.



Yvon entra dans la salle d’attente, qui était vide, et s’assit sur un siège en métal noirci, aux formes design et à l’apparence fragile. Il se pencha pour attraper une revue défraîchie sur la pile qui débordait de la table, écarta plusieurs “Elle”, deux “Action Automobile”,  un “Express” de huit mois, puis revint sur un des “Elle” dont la couverture annonçait :  “Spécial FESSES : 55 pages postérieurement correctes”. Il se recula sur son siège et commença à feuilleter le journal, passant sur les publicités tous azimuts pour chercher l’article annoncé.

  Il n’eut pas le temps de trouver de quoi rêver, la porte s’ouvrait, et une femme d’une quarantaine d’années, chataine, bien faite mais d’une mise sévère, lui fit signe d’entrer. Il se leva. Lui même était âgé de trente-sept ans, petit, les cheveux noirs et bouclés, et donnait l’air d’une perpétuelle agitation. Il la suivit, et aucun balancement de hanches ne vint le distraire du but de sa visite. Elle s’assit derrière son bureau et, d’une voix grave, sobre pourrait-on dire, elle l’invita à s’asseoir en face d’elle. Puis elle le fixa d’un regard interrogatif.
-  Hum ... bonjour madame.
-  Bonjour monsieur.

Yvon était décontenancé. Les plaques posées à l’entrée du cabinet médical mentionnaient trois médecins, dont le docteur G. Laplace, ancien interne de la Faculté de Paris. Il avait pensé à un Georges, à un Guy, mais pas à une Geneviève. Ce qu’il avait à dire avait du mal à arriver jusqu’à ses lèvres. Mais il était bien obligé.

-    Je ne suis pas malade, mais j’ai besoin d’aide quand même, se lança-t-il.
Le visage du docteur Laplace le questionna d’un air encore plus sérieux qu’à son entrée.

-  Je suis ici en vacances, et j’ai peur de finir par avoir certains troubles du comportement.

Aucune expression nouvelle n’apparut sur le visage qui lui faisait face.
-   Voilà. C’est sans doute à cause de l’été, mais j’ai très souvent envie de faire l’amour. Je suis marié, nous sommes avec ma femme et nos deux gosses dans le village E.D.F., et elle ne veut jamais. Plus les jours passent, plus ça me cherche. Je me retiens pour ne pas lui faire de scène. Mais le pire, c’est sur la plage. Il y a des femmes excitantes partout, quelquefois elles sont toutes nues. J’ai du mal à ne pas les regarder, j’ai peur que ça se remarque, j’ai même peur de craquer et de leur sauter dessus ...
Le Docteur l’interrompit pour demander, sans l’ombre d’un sourire, ni de sympathie ni de moquerie :
-  Et quand vous regardez ces femmes sur la plage, vous regardez plus  ... certaines parties de leur corps  ?
-  Oui. (Il n’osa pas dire lesquelles.)
-  Et vous avez peur de quoi ? de leur sauter dessus ?
-   Oui. J’ai peur de craquer. J’ai peur que ça se voie.

Le Docteur se mit en arrière sur sa chaise, et réfléchit pendant quelques secondes. Puis elle invita Yvon à aller s’allonger pour lui prendre la tension. Il s’assit sur la table, se demanda s’il pouvait poser ses pieds dessus puis décida que oui en voyant le papier ménage prévu,  se coucha et  se laissa faire en fixant le plafond.
-  18-11.  C’est un peu trop pour un vacancier. Allez vous rasseoir.

Yvon reprit place dans le fauteuil, face au bureau.
-  Je vais vous donner un calmant léger si vous avez du mal à dormir. Mais je voudrais aussi vous expliquer quelque chose. Je suis une femme.
A ce moment Yvon se demanda pendant une fraction de seconde ce qui allait se passer entre eux deux. Mais le visage sérieux ne portait aucun signe d’invite.
-  Comme femme, je voudrais vous dire que nous ne sommes pas autant que les hommes obsédées par l’idée de faire l’amour. Nous n’en éprouvons pas aussi souvent l’envie, ni le besoin. Votre femme n’en a pas envie, ça ne veut pas dire qu’il y a quelque chose qui cloche dans votre couple. Avec une autre vous auriez peut-être le même problème. Ce n’est pas la peine de lui faire des scènes. Vous pouvez peut-être éviter la plage, faire des marches dans l’arrière pays, ou du vélo. Revenez si ça ne va pas.

Elle se leva. et le raccompagna à la porte. Il fut content qu’elle ne lui tende pas la main, il avait les paumes moites.

*******************************

Yvon sortit du cabinet médical d’un pas saccadé et se dirigea vers la pharmacie de la petite ville des Landes où il passait ses vacances en famille. Il acheta le calmant prescrit et partit faire un tour avant de rentrer au village E.D.F., à la fois pour calmer son énervement et tâcher de retrouver une contenance. Il ne savait pas quelle mine il allait faire à sa femme, et se sentait ridicule, quoi qu’il décide de faire ou de dire. Il finit par s’asseoir à l’ombre d’un parasol, sur une terrasse,  devant une table de bistrot, et commanda un demi. Puis il se leva pour aller choisir des cartes postales : autant se débarrasser de la corvée estivale maintenant, ça meublerait ce temps perdu dont il ne voyait pas comment sortir.

Il avala un comprimé de calmant avec une gorgée de bière et commença à écrire.
Restée seule, le Docteur Geneviève Laplace remplit quelques papiers avant de  faire entrer le patient suivant - qui était une patiente. Le téléphone sonna.
- Oui, Docteur Laplace ?
- ....
-  Non, Pierre, Brigitte est en visite. Non, je ne sais pas quand elle rentre. Bonne journée, Pierre.

La voix n’avait marqué aucun signe d’impatience.  Pourtant le Docteur Laplace pensait : il ne s’est sûrement pas beaucoup fatigué aujourd’hui. Il devrait comprendre que le travail de Brigitte est trop prenant pour qu’on la dérange à tout bout de champ.

Sa collègue Brigitte Vandevelde s’était récemment séparée de son mari, ingénieur aéronautique, et s’était mise en ménage avec un plombier plutôt flemmard, un peu chevelu, qui délaissait volontiers les chantiers pour le bistrot. Mystères des sentiments. De l’avis général, Pierre Gondard profitait des ressources de sa compagne, belle, intelligente et, pour un marginal, plutôt bourgeoise. Elle devait l’aimer, pas de doute là-dessus. Et lui sans doute l’aimait moins. La troisième associée du cabinet médical, Florence Pagnot, n’était pas mariée et vivait avec un garçon qu’elle avait rencontré pendant ses études. Chômeur, il avait répondu à une petite annonce de Florence qui cherchait quelqu’un pour l’initier à l’informatique.

Il lui avait montré comment utiliser son ordinateur pour taper sa thèse, et leurs deux têtes rapprochées devant l’écran avaient fini par se tourner l’une vers l’autre. Florence était jolie, et n’avait jamais trouvé le temps de s’occuper des garçons pendant ses études. Elle était tombée amoureuse d’un bloc, et d’autant plus fort que son Patrick, s’il en connaissait plus long qu’elle sur le Kama Soutra, ne partageait que tièdement sa passion.

Geneviève Laplace était toute rêveuse. Son compagnon à elle, joueur de cor dans un quintette de cuivres, était en général en déplacements, soit pour des concerts, soit pour enregistrer. Elle ne pouvait pas se plaindre d’être importunée par ses assauts. Elle aurait vaguement souhaitée être mère, par contre, mais ne voyait pas trop comment une telle chose pourrait arriver. D’autre part, sa vie était organisée de telle façon qu’une maternité l’aurait en quelque sorte dérangée. Tout allait très bien comme ça. Elle se demandait seulement ce qui se passait chez le monsieur qui était venu consulter, et chez ses deux associées. Toutes ses études lui soufflaient : les glandes. Alors, tout en se sentant vaguement vide, elle les plaignit un bref instant.
Geneviève Laplace avait dû rester quelques minutes dans sa rêverie. Dans la salle d’attente quelqu’un se raclait bruyamment la gorge. Elle sursauta comme si elle était réveillée en sursaut et alla ouvrir à la patiente qui devait trouver le temps long.

-  Mademoiselle Danchot ?
-  Docteur, je crois que je suis enceinte.

Muriel Danchot, jeune femme célibataire de vingt-cinq ans, n’avait rien d’attirant. Pourtant, ses traits un peu vulgaires, sa peau et ses cheveux gras, ses vêtements pas toujours très nets, n’empêchaient pas les hommes de défiler dans son studio. Elle les accueillait pour le plaisir, son travail de vendeuse dans une graineterie de la ville voisine lui procurait de quoi vivre et elle ne se prostituait pas. Par quel autre mystère des hommes mariés avec des femmes belles, sensibles, intelligentes, finissaient-ils dans ses draps gris de crasse ? Autre question à laquelle Geneviève Laplace n’avait pas de réponse. D’ailleurs elle avait assez perdu de temps à ces sornettes, décida-t-elle soudain en commençant à interroger sa patiente. 

L’après-midi s’étirait. Le patient suivant, qui serait le dernier, n’était pas du coin. C’était un jeune homme aux traits asiatiques, à l’air buté. Ses mains tremblaient. Il entra et referma violemment la porte sur la salle d’attente vide, puis sortit un cran d’arrêt et dit d’une voix brève :
-   De la méthadone, de la morphine, tout ce que vous voulez, mais je vous saigne si vous me laissez comme ça.

*******************************

Yvon en était à son troisième demi. Les cartes postales étaient rédigées, et il ne savait toujours pas qui il devait être pour retrouver sa famille. Il se recula sur sa chaise , et fit semblant de regarder un dépliant touristique, tout en écoutant ce qui se passait autour de lui. Deux types  s’étaient assis à côté et parlaient fort.

- Faudrait quand même que je finisse le chantier. J’ai bouffé tout l’accompte, et j’ai à peine commencé à casser l’ancienne installation.
Celui qui avait parlé était un homme d’une trentaine d’années, les cheveux dans le cou, les doigts jaunes de tabac. Il était vêtu d’une salopette et d’un T-shirt qui découvrait ses avant-bras bronzés et velus.
-  Te casse pas le cylindre, Pierrot. Il fait beau, on n’est pas malade, on n’est pas en prison. Si tu veux, je peux venir t’aider ?
-   Mais tu connais rien à la plomberie. T’étais programmeur.
-  Ca sera toujours mieux que de glander toute la journée. Même si tu me payes pas, ça m’apprendra des trucs. On sait jamais, ça peut toujours servir.

-   J’ai pas envie de travailler. J’ai pas envie de rentrer, Brigitte va ma regarder et ça m’énerve.
-  Vous remettez ça ?, lança-t-il brusquement au serveur qui débarrassait une table voisine.

Yvon regarda les deux consommateurs à la dérobée derrière ses lunettes de soleil. Le programmeur avait le même âge que l’autre, la trentaine, il était châtain, barbu, habillé baba cool.

- Fait chier. On peut même pas dire qu’on va partir au soleil, on y est déjà.
-  Justement, on n’a qu’à profiter. Y a des minettes plein la plage.
-  C’est pas que je sois en manque.Brigitte est bien foutue. Elle dit jamais non. Mais je sens  qu’elle désapprouve mes journées et ça me gâche la vie.
-  Tu te sens pas libre, quoi.
-   C’est ça. Y a qu’ici que je me sens libre. Je voudrais bien une piaule pour écouter du blues avec des potes, avec des cendriers pas vidés. Elle est gentille, elle a un beau cul, mais elle me colle.
-  Mais t’aurais plus de fric, faudrait bien bosser.
- Tu l’as dit bouffi. Je sais pas quoi faire.
- Finis ton demi, qu’on recharge. Moi c’est un peu pareil avec Florence. Sauf que toi tu pourras toujours trouver un petit dépannage au noir si tu crèves la dalle, alors que moi plus personne ne me prendrait en informatique.

Yvon pensait à son travail à E.D.F. et à sa femme. Il aimait ses deux gosses, un garçon de dix ans et une fille de huit, et si sa femme ne l’avait pas autant énervé par ses refus il l’aurait aimée aussi, pensait-il. Même si l’idée de tout plaquer quand il n’avait pas pu baiser l’effleurait, ça lui était insupportable d’imaginer un divorce simplement à cause de ça. Et ces deux types n’étaient pas contents. Le monde était vraiment bizarre. Yvon l’aurait trouvé encore plus bizarre s’il avait su que ses deux voisins de bar avaient pour compagnes les associées du Docteur Laplace.

*******************************

- Je vais vous donner ce que vous voulez.    
Il n’y avait rien d’autre à faire devant un malade saisi d’une telle crise de manque.  Geneviève Laplace se leva pour aller chercher une boîte de méthadone. Son visiteur bondit, et lui serra le poignet à lui faire mal.
- N’allez pas faire de connerie, hein.
Des  larmes de douleur dans les yeux, elle parvint à répondre :
-  Je vous donne ce que vous voulez, mais je vous demande de rester quelques minutes  ici pour que je regarde si vous n’êtes pas malade. Vous avez ma parole que ce n’est pas pour vous dénoncer. Je suis médecin, pas flic. Et vous n’êtes sûrement pas en bonne santé.
Tao prit la boîte de comprimés, la déchira, en avala un avec le verre d’eau qu’elle lui tendait. Progressivement le manque cessa de le faire souffrir, et il commença à entrevoir qu’il pourrait peut-être tirer profit de la situation. Geneviève lui prit la tension, fit une grimace qu’il ne vit pas, examina les bras couverts de piqûres pas nettes, désinfecta un peu, et, voyant que l’apparence de son patient était plus calme, commença doucement à le questionner :
-  Est-ce que vous mangez tous les jours correctement ?
-  Si j’avais du fric. Mais tu peux peut-être m’en donner ?
- Je veux vous aider. Pas parce que vous me menacez, mais parce que c’est mon métier de soigner les gens, et vous êtes malade. Si vous laissez votre couteau ici, je vous emmène chez moi pour parler un peu.

Geneviève ferma le cabinet, après avoir mis le téléphone sur répondeur. Elle n’était pas de garde, son mari était parti en déplacement, et elle sentait de plus en plus nettement  qu’elle devait aider ce jeune homme, sans savoir trop comment. Elle s’en sentait en tout cas la force.

Arrivée chez elle, elle lui proposa de couler un bain. Cela l’apaiserait  sans doute, et de toute façon il en avait bien besoin, vu son état de saleté. Il tremblait, de fatigue, de la tension de ne jamais savoir s’il aurait sa dose à temps. Elle lui donna une autre boîte de méthadone pour qu’il se sente rassuré à ce sujet, et le laissa dans la salle de bains après avoir disposé des serviettes propres et un peignoir. Puis elle s’occupa de faire à manger. Un repas ? Qu’est ce qui serait bon pour lui, aurait-il faim ? Fallait-il mettre du vin sur la table ?

Elle disposa sur une table basse un repas froid, avec des olives, du chorizo, des feuilles de vigne farcies, de la feta, des fruits, pas d’alcool, se réservant d’ouvrir une bouteille de Chianti s’il insistait. Elle était résolue à attendre qu’il parle, qu’il se confie, s’il arrivait à se détendre.Elle s’imaginait le présentant à un groupe de réinsertion.

Lui, dans le bain moussant, avait envie de fumer, et échafaudait des projets bancals pour soutirer du fric ou de la dope. N’ayant rien à fumer, il commença à avoir vaguement faim. Il sortit du bain, s’essuya, enfila le peignoir et la rejoignit au salon. Elle était belle, mais aussi aguichante qu’une pastoresse luthérienne, pensa Tao qui avait eu le privilège d’en rencontrer chez les Scouts. Soudain intimidé, il demanda s’il pouvait fumer.

Elle alla chercher un cendrier en lui offrant de grignoter ce qui lui faisait plaisir. Il commença à manger une olive, puis une autre.
-  J’aurais bien bu un pastis.
-  Il me reste un fond d’Ouzo, répondit-elle, et elle se leva pour aller chercher la bouteille au bar.
Elle le servit, puis, incapable d’attendre qu’il soit repu :
- Racontez-moi comment vous vivez.
Il se renfrogna.
-  Bon, vous me raconterez plus tard, dit-elle en prenant une olive.

*******************************

Yvon rentra au village vacances à l’heure du repas. Sa famille était déjà attablée  et mangeait gaiement des frites. Sur les plateaux de plastique écornés figuraient des petits pots de glace et des jus de fruits. Il alla faire la queue avec son plateau, qu’il garnit d’une brochette, de ratatouille, de fromage de chèvre et d’une demi bouteille de côte de Provence. Quand il s’assit près des siens, ils en étaient à la glace, et l’ignorèrent, pris dans leurs rires complices. Il mangea, l’esprit ailleurs, malheureux. Sa femme Danielle proposa aux enfants une promenade, et il se dépêcha d’engouffrer ce qui restait pour les accompagner, sombre.Comment me voient-ils ? Je suis rabat-joie, pensa-t-il. Il était déjà sûr que, les enfants couchés, sa rancoeur des refus passés bloquerait les avances qu’il aurait voulu faire à sa femme. Il avala encore un comprimé pour trouver le sommeil plus facilement. Ne pouvant pas dormir, il sortit faire un tour.

*******************************

- Je peux quand même vous demander votre nom ? questionna gentiment Geneviève.
- Tao, répondit le jeune homme, en raflant une rondelle de chorizo.
-  Vous avez une famille ?

Subitement, il se mit à pleurer. Surprise par cette détresse inattendue, elle le prit dans ses bras et le berça, en répétant :
- Pauvre petit, pauvre petit ...

La tête brune blottie contre sa poitrine cherchait ses seins. Puis il se redressa et l’embrassa malgré qu’elle détourne la tête dans une dernière protestation de forme.
-  Tao, je suis mariée ...

Comme enragé, Tao la bascula sur le canapé, l’embrassa encore et se pencha pour trousser haut le tailleur beige. Il arracha presque le slip et plongea la tête entre ses cuisses, comme un Bédouin qui aurait trouvé une source après des jours de marche dans le désert. Elle haletait, sans résistance. Quand ils furent un peu assouvis, Tao la retourna à plat ventre.

Le postérieur d’un blanc crémeux, à la rondeur parfaite, au grain de peau délicat, n’évoquait plus en rien une pastoresse luthérienne (malgré que l’Eternel, qui avait créé les orchidées, les couchers de soleil et les clairs de lune, dans son amour de l’Humanité, ait certainement doté les pastoresses d’un postérieur). Tao posa ses mains sur les tendres hanches de Geneviève, et les souleva avec douceur

Elle accompagnait le mouvement comme une danseuse se laisse conduire, et il la pénétra voluptueusement, avant de la chevaucher lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Geneviève, le visage caché sous ses cheveux châtains, gémissait doucement, sans penser. Il finit par s’effondrer sur elle, et écarta de sa bouche la chevelure pour poser ses lèvres sur la joue enflammée de plaisir.

*******************************

Pierre et Patrick sortirent en titubant d’une camionnette, qui les avait ramenés par miracle jusque devant la villa de Brigitte Vandevelde, après des libations répétées et des projets de plus en plus confus. Pierre eut du mal à mettre la clé dans la serrure, et entra en jurant. Patrick le suivit, et ils se dirigèrent vers le bar du salon pour voir ce qu’il restait à boire. Brigitte ne s’était pas levée à leur entrée, et maintenant pleurait doucement.

La table était mise pour deux, et elle avait préparé le repas que son amant préférait. C’était déjà froid.

Pierre alla vomir en se cognant aux murs. La porte des toilettes, restée ouverte, ne laissait rien ignorer de ses déboires. Patrick se tourna vers Brigitte et lui déclara d’une voix pâteuse :
-  Il vous aime, Brigitte. C’est parce qu’il est malheureux qu’il a bu comme ça. Et il est malheureux parce qu’il vous fait souffrir. Vous comprenez, hein, Brigitte ?
Ravalant ses sanglots, Brigitte lui répondit :
- Rentrez chez vous, Patrick. Florence aussi doit vous attendre. Je vais vous raccompagner, ajouta-t-elle en voyant qu’il perdait l’équilibre.

Elle le laissa devant chez son associée, peu soucieuse d’assister aux retrouvailles. Quand elle rentra chez elle, Pierre cuvait tout habillé sur la banquette du salon. Elle jeta le repas à la poubelle et alla se coucher avec un somnifère.
Dans la camionnette cuvait également un autre homme, que les deux copains avaient rencontré au café. Ils ne savaient rien de lui sinon qu’il s’appelait Yvon. L’inconfort de sa position et le froid du petit matin le réveillèrent. Il se demanda où il était.

Il sortit, alla pisser contre une murette, et regarda la villa cossue, de style méridional, devant laquelle il avait passé la nuit. Il ne savait pas comment rentrer au village E.D.F., et ne pouvait pas sonner à cinq heures et demie du matin pour demander son chemin, même si c’était là qu’habitait un de ses compagnons de beuverie. Il se rappela vaguement de projets de voyage à Avignon. Il décida de s’allonger contre la murette, côté intérieur de la propriété, de telle façon qu’on ne puisse pas le manquer en sortant de la maison - en plus, le soleil le caressait agréablement. Encore ivre, et imprégné de tranquillisant, il se rendormit béatement.

A huit heures, il fut réveillé par une injonction sèche :
-  Debout. Ma maison n’est pas un asile pour les ivrognes.
Il se redressa sur un coude, et contempla une belle femme brune, mince, attirante, mais pour l’heure complètement furieuse.
-  Comment êtes vous arrivé ici ? Vous avez passé la soirée avec Pierre ? Je vous demande de déguerpir, vous êtes tout juste bon à le faire boire, il n’a rien à faire avec des gens comme vous.
-  Je voudrais bien, mais je me suis perdu. Je cherche le village E.D.F.
-  Quel village E.D.F. ? Qu’est ce que vous essayez de me raconter ?
- Je suis en vacances au village familial E.D.F., par le comité d’entreprise. C’est en allant vers la mer quand on est au centre ville.
-  Au village familial ! Je vais vous ramener, dans votre village familial, dit-elle en appuyant sur ces derniers mots. Il y en a bien pour dix kilomètres et je vais dans la direction. Comme ça, au moins, je serai sûre de ne plus vous voir ici.

Il monta dans le coupé de la dame brune, qui sentait bon, en plus d’être belle. Elle conduisit vite, dans un dédale de lotissements dont il ne serait jamais sorti seul. Arrivée devant le cabinet médical, elle gara sa voiture et lui fit signe de descendre :
-  Voilà, c’est à un kilomètre par là, toujours tout droit.
-  Merci, madame. Merde, pensa-t-il, dire que j’aurais pu tomber sur elle cet après-midi.

*******************************

Geneviève n’osait pas réveiller Tao, qui dormait si bien. Elle n’osait pas non plus le laisser seul dans la maison. Elle finit par se décider à lui caresser doucement l’épaule, après avoir posé une tasse de café fumant sur la table de chevet.
-  Tao, il faut que tu m’écoutes avant que j’aille travailler.
-  Je n’ai pas envie de bouger. Laisse-moi ici, je ferai le ménage.

Il ouvrit les yeux :
- Ton mari ne risque pas de rentrer ?
- Non, on est tranquille jusqu’à la semaine prochaine.
-  Alors laisse-moi. Bon courage. dit-il en se retournant, l’oreiller sur la tête.
Elle sortit sur la pointe des pieds.

Elle gara sa voiture devant le cabinet médical et s’apprêta à rendre sa première visite. Rien d’urgent à l’horizon, des personnes âgées qu’elle voyait régulièrement, un gosse avec une angine dont la mère avait téléphoné à huit heures. Elle se refusa à faire des projets d’avenir, c’était impossible, et Dieu merci son travail ne lui permettait pas de rêver. Elle se sentait dans son corps comme elle ne s’était jamais sentie, et ça la portait à être plus souriante que d’habitude, sa façon à elle d’avoir envie d’embrasser tout le monde. Même le danger d’avoir eu un rapport sexuel sans préservatif lui paraissait lointain. Il faudra quand même que nous fassions des tests, décida-t-elle, sans angoisse.

*******************************

Yvon trouva sa famille en train de prendre le petit déjeuner. Danielle le salua d’un air distrait. Son petit garçon Sylvain lui demanda :
-  Ou est-ce que tu étais, papa ?
Mais la question ne portait aucun jugement, les papas ont des occupations mystérieuses qui les retiennent parfois sans qu’un gamin s’en inquiète. La petite fille, Anne, vint se mettre sur ses genoux.
- Tu me lis un livre ?
   
Il ne pouvait pas refuser. Il avait envie de pleurer, et de dormir. Mal à la tête. Les mains qui tremblaient. Il lut une histoire à Anne d’une voix un peu fébrile, comme ses mains quand il tournait les pages. Puis comme tout le monde se préparait à aller à la plage, il alla se coucher dans la chambre aux volets fermés sans donner d’explication. On ne lui en demanda d’ailleurs pas.
Sur son lit, sans crainte d’être dérangé, Yvon se sentit à nouveau envie de faire l’amour, ou plutôt de satisfaire son imagination. Les images tourbillonnaient, et il revenait toujours à l’évocation de Danielle, de sa chair familière qui l’obsédait. Il commença à se caresser doucement, puis renonça, furieux contre lui-même, non pas qu’il avait un interdit à ce sujet, mais parce qu’il se contenterait à nouveau d’un ersatz, une fois de plus, comme un adolescent ridicule. Puis il changea encore d’avis et décida que ça le détendrait peut-être, et que demain serait un autre jour.

Le mal de tête allait croissant au fur et à mesure qu’il se concentrait pour obtenir une évocation plus précise du corps de sa femme.
A la fin, crispé comme un constipé sur le trône, il tira quelques gouttes de sa verge à demi érigée. Dépité,  pas plus détendu qu’avant, il se tourna rageusement sur le côté pour essayer de trouver le sommeil. N’y parvenant pas, il se leva pour prendre un comprimé, et, sur une impulsion, comme s’il réglait un vieux compte avec toute l’humanité, il avala tout le contenu du paquet. puis il attendit, un peu angoissé.

*******************************

Le Docteur Laplace se rendait, sans trop s’alarmer, au village E.D.F. après un coup de téléphone. Un pensionnaire avait fait une tentative de suicide aux tranquillisants. Arrivée sur place, on la conduisit à une chambre, où une femme et l’infirmière du camp assistaient un homme brun, pâteux, qui s’efforçait à vomir dans une cuvette. Elle reconnut son patient de la veille, et partit avec lui en suivant l’ambulance des pompiers qui avaient été appelés en même temps qu’elle. De ce ringard aussi elle était responsable, pensa-t-elle.

     Yvon fut pris en charge à l’hôpital, ses jours n’étaient pas en danger. Lavage d’estomac, puis repos. Lui indiquer une psychothérapie quand il va émerger, pensa le Docteur Laplace. Elle prit aussi le temps de parler à sa femme.
-  Votre mari a des problèmes professionnels en ce moment ?
-  Non. Pas de graves en tout cas, Docteur.
-  Des problèmes affectifs ? demanda doucement le Docteur.
-  Non. Il est nerveux depuis le début des vacances, concéda Danielle.
-  Nous n’avez aucune idée de la cause de cet énervement ?
-  Non, conclut Danielle avec un geste d’agacement.

Il était trop difficile de trouver le biais pour parler de la consultation qu’elle avait donné à Yvon. Geneviève se rappelait aussi ses propres paroles :  je suis une femme. Elle se rappelait aussi de la nuit qu’elle avait passé avec Tao. Son visage ne montra aucun trouble, aucun doute, quand elle suggéra :

-   Il faudra qu’il voie un psychologue quand il ira mieux. Éventuellement vous aurez peut-être à participer au traitement, au moins en allant discuter avec ce psychologue. Vous pouvez rejoindre vos enfants, votre mari est hors de danger.

Avant de retourner à son cabinet, Geneviève eut une entrevue avec le psychiatre de l’hôpital, c’était le minimum de la part du médecin qui avait prescrit les tranquillisants.
-  Et vous n’avez pas eu envie de le consoler ? plaisanta le psychiatre.
-  Vos plaisanteries n’amusent que vous, il aurait quand même pu y rester.

Puis, après avoir visité ses derniers patients, qui ne l’étaient plus du tout, elle rentra chez elle.
Geneviève eut un frisson de brève panique quand elle vit que la voiture de son mari était garée devant chez elle. Elle se prépara à une scène, à toute vitesse, en toute urgence. Il n’y avait personne dans le salon. Elle résista à l’envie d’appeler : Paul ? ou Tao ?

La porte de la chambre était ouverte. Elle entra, et resta saisie : sur le lit, deux corps d’hommes enlacés, tête-bêche,  gémissaient de plaisir. Elle sortit précipitamment, fonça à sa voiture, et roula jusqu’à chez Brigitte. Personne. Elle repartit, cette fois chez Florence, qui était de garde, se rappela-t-elle. Une odeur de barbecue flottait aux alentours. Sur une balancelle, Pierre et Patrick sirotaient du pastis, pendant que Brigitte et Florence retournaient les brochettes. Devant ce cliché d’un bonheur domestique de notre siècle, elle fut prise d’un fou-rire incommunicable et accepta l’invitation qui lui fut faite de se joindre à eux.

*******************************

Après quelques scènes cinglantes et glaciales, Paul partit avec Tao. Tao devait mourir quelques mois après à Rotterdam d’une overdose. Paul le suivit cinq ans plus tard, mais c’est du sida qu’il mourut.

Geneviève est séropositive, mais, grâce à la trithérapie, elle ne se sent ni malade, ni condamnée. Elle élève sa fille Yasmina, une enfant aux traits doucement asiatiques née peu après sa rupture avec Paul - ce qui a fait jaser Muriel Danchot, mère presque en même temps :
-  Des partouzards, ces toubibs. Ca voudrait donner des leçons, a-t-elle ajouté en clignant de l’oeil vers un consommateur.

Geneviève sait que si elle meurt, ses deux associées, qui ont plaqué leurs chercheurs de fortune, ont déjà adopté sa fille devant notaire, en secret. Yasmina n’est pas séropositive.

Yvon suit une  psychothérapie qui promet d’être longue. Danielle, conviée au début par le thérapeute, s’est fait ligaturer les trompes et s’est inscrite dans un groupe d’expression corporelle et de gymnastique chinoise réunies. Elle ne se refuse plus systématiquement à Yvon, depuis qu’elle couche avec Baptiste, le moniteur de son groupe. Au contraire, elle est plutôt bonne fille quand elle revient de chez lui.

-   Mais ton mari ne se doute de rien ? demande Baptiste, un sourire en coin.
-   Penses-tu, il a mon cul de temps en temps, et comme il ne sait pas que je viens de chez toi, qu’est-ce que ça peut lui faire ? répond Danielle, angélique, avant de cueillir un baiser sur les lèvres de son amant. Elle lui caresse, d’une main légère comme un souffle, sa poitrine, son sexe, puis ses fesses, et  déguste amoureusement des yeux le corps qui  se tend au devant d’elle.
Et  Yvon, bien calmé par son traitement et la sollicitude de Danielle, va beaucoup mieux.


 

 
Philippe le Bon.


J'ai toujours traîné comme mon ombre l'angoisse sourde d'être un imposteur. Un imposteur dans tout. Un élève qui reçoit le premier prix alors qu'il a copié. Un communiant qui reçoit l'eucharistie alors qu'il est en état de péché mortel. Un Juda potentiel pour l'ami qui m'étreint les mains, larmes aux yeux, en m'assurant qu'il n'a jamais eu d'ami comme moi. Un hypocrite qui contient à grand-peine une envie de ricaner à l'enterrement d'un être cher.  Un cynique qui abuse de l'amour d'une femme, recevant ses tendres baisers alors que, en pensée, il est déjà ailleurs.

Je travaillais alors dans le service informatique d'une boîte d'Ile-de-France, petite chaîne de magasins d'alimentation, dans une ambiance patriarcale et réactionnaire, où toutes sortes de chefs grands et petits exerçaient leur pouvoir aussi absolu que mesquin. Je les avais bien entendu bernés lors de mon embauche, allant faire couper mes cheveux trop longs chez le coiffeur, revêtant pour l'occasion un costume un peu élimé mais bien convenable, et affichant hypocritement un désir de faire carrière dans leur service si attrayant. Je n'en pensais pas un mot : les programmeurs rangés comme dans une classe d'école primaire, alignant soigneusement des instructions en langage cobol, sur une trame qui ne leur laissait aucune possibilité d'improvisation ou d'initiative, riant servilement aux lourdes blagues misogynes ou racistes du jeune potentat local, tout cela me semblait un purgatoire uniquement destiné à m'assurer des allocations chômage au moment où je serais viré. Aussi bête que cela paraisse, il y avait une façon de donner des instructions à un robot. Il convenait de ne rien oublier, un IBM 360-30 ne se serait jamais arrêté si l'on n'avait pas pris soin de lui préciser de s'arrêter lorsqu'il arrivait à la fin de la lecture d'une bande magnétique. Ces machines avaient aussi, comme les dinosaures, une minuscule cervelle pour un grand corps. Le programme à exécuter ne devait pas être trop volumineux, il fallait rechercher une concision absolue dans la séquence d'instructions que l'on rédigeait dans une sorte d'anglais basique, le cobol. Il en résultait, à mes yeux, une certaine élégance dans le raisonnement. Mais dans ce service, le raisonnement était déjà fait par un plus haut placé, il ne fallait plus que le traduire phrase par phrase en cobol, sans avoir eu quoi que ce soit à dire sur la syntaxe. Pour moi, c'était un motif supplémentaire de considérer ces gens comme des bœufs. Tout ceci, y compris l'intérêt réel que je prenais parfois à programmer, si l'on me laissait un minimum d'initiative, aurait été absolument dénué de sens pour mes amis gauchistes. Et d'ailleurs, le simple fait de porter un quelconque intérêt pour un travail salarié, au service du patronat, puait déjà la collaboration de classe.

À cause de cela, je n'étais pas non plus sans tache parmis les gauchistes. Pour mes relations dans ce milieu, j'étais un col blanc qui s'encanaillait. Jamais je n'ai pu m'engager dans un groupe, ni Lutte Ouvrière, ni les Jeunesses Anarchistes Communistes, ni même le Comité d'Action de la Place des Fêtes… À chaque essai, je découvrais d'excellentes raisons de ne pas m'affilier, que cela soit un détail fâcheux dans leur idéologie ou dans l'histoire de leur mouvement, ou l'antipathie irrémédiable que m'inspirait tel ou tel leader trop autoritaire. Là, j'étais cependant sincère, je n'aurais pu m'engager dans un groupe que j'estimais traîner de telles casseroles, mais je ne pouvais cependant pas m'empêcher de penser que, en réalité, c'est parce que ça m'arrangeait bien, de me défiler devant les corvées de collage d'affiches, de vente aux sorties de métro, d'assemblées générales, que j'étais un révolutionnaire en peau de lapin, un imposteur, comme à l'accoutumée… S'il existait une tunique de Nessus de l'imposture, j'en aurais été le mannequin vedette.

Je vivais alors avec une jeune femme aux mœurs, comme on disait à l'époque, libérées. Il n'était pas question de perpétuer dans notre vie privée les us et coutumes de l'ancien monde bourgeois. Aussi, se réclamant de Fourrier, de Sade, d'Emma Goldman ou même de Wilhem Reich, chacun mettait un point d'honneur à faire les yeux doux à la première personne venue qui partageait peu ou prou ses idées révolutionnaires, et à accepter avec un sourire plein de naturel que sa compagne ou son compagnon agisse de même. Là encore, j'étais un mauvais élève. Je ne pouvais pas m'empêcher de remarquer secrètement, avec aigreur, que c'étaient toujours les leaders qui étaient les plus libérés, comprenez qui changeaient le plus souvent de partenaire, que leur compagne à eux pratiquait beaucoup plus rarement cette hospitalité charnelle, que moi, un peu empoté, un peu sentimental (sentimental petit-bourgeois, bien entendu), je ne trouvais jamais personne pour me consoler lorsque mon amie était choisie par un coq de basse-cour gauchiste.

Tout cela était évidemment la preuve de ma mesquinerie, de mon étroitesse de vues, du manque de sincérité de mon engagement dans la construction d'un monde nouveau. Et le même manque de sincérité, quand je tentais ma chance vers une autre militante, me privait évidemment de toute chance de succès : je n'étais pas sincère, tout simplement parce que je n'avais pas envie de coucher avec une autre femme que la mienne. J'étais même très malheureux que celle-ci couche avec un autre. Je n'étais donc pas un bon gauchiste. Pas plus qu'un bon programmeur. J'étais une sorte d'agent double à l'aise nulle part.

La seule chose où je ne me sentais pas tricher, c'était ma souffrance à ces moments-là, la main froide et cruelle qui semblait étreindre, très physiquement, mon cœur, la détresse et la désespérance qui m'habitaient en permanence. Seul l'alcool m'apportait, de façon éphémère, quelque apaisement. Mais je savais que c'était une voie sans issue, et que chaque verre contenait autant de mort que de soulagement. Je n'aurais pu me confier à nulle oreille compatissante : pour les gens normaux, je payais la folie de mes idées et de mes fréquentations, et, pour les gauchistes, j'étais simplement trop possessif, trop sentimental-petit bourgeois, et même trop bourgeois tout court. Quant à ma compagne, j'étais pour elle un macho quand je lui faisais des reproches, et je n'étais tout simplement plus rien du tout quand elle agissait en sorte de provoquer ces reproches. Je m'appliquais à respecter la norme du libertinage généralisé, souffrant donc de ne pas vivre tout simplement une histoire d'amour à deux. Enfin, pour qu'il ne soit pas dit non plus que j'étais une innocente victime de méchants dragueurs et de nymphomanes sans cœur, je portais le remord d'avoir fait pleurer, en lui expliquant doctement qu'elle devrait, si le destin le voulait ainsi, accepter avec le sourire de me partager avec une autre élue, d'avoir fait pleurer mon premier amour, celle qui avait ensoleillé mes années d'étudiant, et que j'avais perdue. Je ne savais plus qui j'étais.

J'avais fini par échouer dans cette bonne ville de Meaux, où j'avais passé mes années de lycéen. Années formatrices, où j'avais construit mes illusions et mes idéaux. Meaux avait l'avantage de m'éloigner quelque peu du théâtre de mes frasques post-soixante-huitardes, provocations, beuveries, nuits blanches à refaire le monde, et, ce n'était pas ce qui tenait le moins de place, errements sentimentaux. Mes années de lycéen, mes humanités, le mot un peu suranné ne me déplaît pas, avaient été marquées, donc, par ces vastes inspirations, suivies de profonds soupirs à la Chateaubriand, "levez-vous donc, orages désirés…" Ces orages désirés éclatèrent en 68, et apportèrent bien des bouleversements. Mais je dois dire qu'ensuite, pendant des années, je ne fis que patauger dans les flaques qui témoignaient, sur le sol, qu'il s'était bien passé quelque chose.

J'aimais la vieille ville de Meaux pour ses jardins, le parc des Trinitaires et ses grands arbres, le long de la Marne, le jardin Bossuet entre la cathédrale et les remparts. La cathédrale elle-même était pour moi un endroit magique sinon sacré. Elle s'imposait au milieu de la plaine de Brie, en cela elle n'avait rien de très original, mais, ensuite, quand on s'en approchait, elle devenait unique. L'une des deux tours de sa façade ouest était inachevée, coiffée d'un toit d'ardoises, et nommée pour cela la Tour Noire.  Le contraste entre, du dehors, la colossale façade si sombre, les saints et les rois patinés par les fumées d'usine et les intempéries, martyrisés par les révolutions, et, à l'intérieur, les colonnes pures, dont la pierre renvoyait d'autant plus de lumière que peu de vitraux étaient de couleur, et qu'aucun chauffage n'avait jamais noirci les murs, ce contraste me semblait porter un sens caché. J'aimais aussi surprendre la voix de l'orgue si j'entrais par hasard pendant une répétition dans la nef déserte.

Pendant mes humanités au lycée de Meaux, donc, je fus saisi par le désir d'un destin autre que celui qui m'était promis, dans un monde libéré des injustices et des contraintes. Je ne voulais pas être prof, ni employé de bureau, ni ingénieur, je ne voulais pas d'une vie conjugale comme celle de mes parents, je voulais faire le tour du monde et pratiquer trente-six métiers, les plus virils et les plus aventureux possibles. J'avais fait d'Alexis Zorba, de Nikos Kazantzakis, mon livre de chevet. En même temps je me rangeais instinctivement du côté des beatniks, des opposants à la guerre du Viêt-Nam, des provos d'Amsterdam. Je n'avais pas encore la culture politico-historique pour me revendiquer des Canuts ou des Communards, cela viendrait plus tard. J'avais un ami qui partageait mes aspirations, et, les jours de congés, après avoir passé la matinée à nous endurcir sur le stade, nous allions boire du rhum à la bouteille en rêvant à notre tour du monde. Nous avions trouvé un endroit tranquille, et propice à nos délires. C'était le Vieux Chapitre, derrière la cathédrale, un bâtiment médiéval sur la façade duquel montait un escalier. Nous allions nous asseoir en haut de ses marches, contre une épaisse porte de bois lourdement ferrée, et, là, ne s'offrait plus à nos yeux qu'un décor vieux de plusieurs siècles, la cathédrale, la cour pavée, le palais épiscopal, des dépendances plus modestes mais très anciennes. Nous avions vaincu le temps qui nous imposait de vivre une époque que nous trouvions mesquine et mercantile. Nous ne redescendions les vénérables marches du XIIe siècle que saouls au point de trébucher, regagnant à grand-peine la gare et le train de banlieue qui nous ramenait chez nous, évitant ensuite de parler de trop près à nos parents.

………………

Et pourtant, c'est humblement, dans un bureau, que je revenais, presque dix ans plus tard, hanter les lieux. Ma compagne et moi avions trouvé un studio refait à neuf, dans une ruelle sombre, au rez-de-chaussée d'une vieille maison qui avait dû abriter des générations de petites gens. On y arrivait après avoir traversé une cour étroite, dans les odeurs de mazout brûlé du petit chauffage que j'avais récupéré. J'allais travailler en vélo, pénétrant dans la cour au milieu des manutentionnaires et des magasiniers des entrepôts de l'Union Commerciale. Seul mon col blanc me différenciait d'eux, mais, dans leurs cottes bleues, ils sentaient bien la différence. Quant à mes collègues programmeurs, tout en garant leurs petites voitures neuves, ils me regardaient avec un mépris discret. Dans la même rue, la sucrerie fumait à plein régime au moment des campagnes de betteraves. Oui, la sucrerie, non la friandise, mais une raffinerie sale, bruyante et puante, aubaine des travailleurs saisonniers dont j'aurais presque envié le sort à côté du mien.

J'avais, bien entendu, cherché à retrouver des condisciples de mes années au lycée. Cela n'avait guère été difficile, et l'un d'entre eux, qui avait fait carrière sur place, m'avait accueilli chaleureusement. Toi, au moins, disait-il, tu ne t'es pas laissé bouffer par la société. Tu es resté pur. Cela m'allait droit au cœur, mais, en moi-même, je savais combien cet éloge était usurpé, j'entendais les ricanements bruyants des vrais gauchistes s'ils avaient été présents à ce tressage de couronne de laurier, bref, je ressentais secrètement tout l'opprobre qui menace un imposteur, lorsqu'il est reçu dans une famille où on l'a pris pour quelqu'un d'autre.

Cet ancien camarade, que nous appelions familièrement par son nom de famille, Robyn, vint me proposer un soir une invitation à une soirée dansante, dans la grande salle de l'hôtel de ville. C'était, en principe, un bal costumé, mais il était donné dans des circonstances curieuses : un professeur de philosophie du lycée, amoureux d'une de ses élèves, qui ne le lui rendait pas, l'avait décidé, en son honneur. Lui-même viendrait costumé, mais il serait certainement le seul à l'être, et je n'avais qu'à me vêtir comme à l'accoutumée. Cet amour non payé de retour, qui n'était pas sans m'évoquer l'Ange Bleu, était pathétique, et il aurait été cruel de se moquer du professeur. Par contre, la jeunesse dorée de Meaux, imbue d'elle-même, superficielle, aurait mérité d'être symboliquement souffletée, en paroles au moins, par quelque viril invité inattendu. Je devinai du moins que c'est ce qu'attendait mon ami. C'était un rôle pour moi, un imprécateur plein de morgue, envoyant quelques vérités en pleine figure de jeunes bourgeois trop ramollis pour se rebeller. Car, en plus, mon ami pensait que j'étais costaud.

C'était vrai, mais d'une certaine manière. La pratique régulière de l'haltérophilie m'avait doté d'une bonne paire d'épaules, et je pouvais soulever des poids que le commun des mortels ne décollait du sol qu'à grand-peine. Mais, de là à dire costaud… Tout cela n'était, comme le reste, qu'apparences. Mes années de vie à Paris m'avaient, à de nombreuses reprises, placé au milieu de bagarres de rues et d'échauffourées, et je n'avais pas ces qualités de chat en colère, pugnace, teigneux, qui font qu'on redoute un costaud. J'étais trop lent, placide, indécis, trouillard, peut-être, pour ce genre de talent. J'y avais bien entendu trouvé une parade en me décrétant non-violent. Mais, comme pour le reste, ce n'était qu'un masque commode pour me donner une contenance. Grâce aux haltères, on me prenait pour un costaud. Grace à la non-violence, je n'étais pas mis en demeure de prouver ma force en terrassant les méchants. Il n'y avait qu'un seul moyen de me faire sortir de mes gonds, et que je me batte comme un chiffonnier, c'était de me faire boire. Lorsque j'étais bien saoul, je n'avais peur de rien. Lorsque j'étais bien dessaoulé, je me traitais de pauvre type.

Il advint donc que Robyn, puisque Robyn il y a, renseigné par ma compagne, vint me chercher un soir au gymnase, et fut impressionné par mes modestes talents de leveur de fonte (j'étais très loin d'être un champion, même si je levais plus que la moyenne.) J'acceptai ses compliments de bonne grâce, roulant des épaules en remettant mes vêtements de ville, et ce fut ensuite qu'il m'invita, dans l'intention sournoise que je me conduise en provocateur à ce bal costumé. Flatté qu'il m'ait pris pour un tel redresseur de torts, mais conscient de mes secrètes faiblesses, je m'étais préparé, ce soir-là, en buvant un certain nombre de bières, et même de whiskies, pour y trouver l'assurance qui me faisait défaut.

Je montai donc les marches de l'hôtel de ville ce soir d'hiver, enflant ma poitrine comme un héros de peplum, essayant d'afficher un visage farouche. La première personne que je vis, c'est un Prince, ou un Duc vêtu d'une longue robe noire et d'une toque fourrée, imposant, dominant de sa haute taille l'assemblée de lycéens qui emplissait la salle. De fait, il était le seul costumé, et cela lui allait bien. Sa folie amoureuse le hissait presque au rang du personnage dont il portait l'habit. Il avait du cran, seul, au milieu de cette jeunesse qui le prenait pour un vieux fou, voire un vieux cochon. Je le saluai, et, assez ignorant en histoire médiévale, lui demandai en quel personnage il était déguisé. Soulevant le collier qui ornait sa poitrine, il me répondit :
-       Ceci est l'ordre de la Toison d'Or. Il indique mon titre et mon nom : Philippe le Bon, Duc de Bourgogne.

La soirée se passa sans que j'aie à corriger qui que ce soit. J'étais soulagé, mais je commençais à m'ennuyer : mes vingt-sept ans me rangeaient, aux yeux de cette jeunesse, dans une autre génération. Moi-même, je ne me reconnaissais ni dans leurs conversations, ni dans ce qui les faisait rire, ni dans la musique qu'ils écoutaient. Quant à la puissance invitante, son statut de professeur, ses cheveux gris, et son costume, le plaçaient carrément hors de cette époque, comme s'il était descendu par mégarde d'une tapisserie.

J'avais pas mal bu, et certains détails, certains méandres de la soirée, m'ont échappé. Toujours est-il que le professeur abandonna son déguisement après minuit, pour reprendre une apparence de professeur. Étonné moi-même par l'étrangeté de ma requête, et par ma hardiesse à la formuler, je m'entendis lui demander s'il pouvait me prêter ce fameux costume, pour le restant de la nuit, mais dans l'intention de le porter ailleurs que dans cette salle de bal. Il me l'accorda, et je me retrouvai vêtu ainsi pour une balade dans les rues désertes.

J'aimais toujours autant les rues la nuit. Jadis, je les avais parcourues avec mon ami des rêves de tour du monde, mais, à l'heure où nous déambulions, il y circulait encore des passants. J'avais aussi beaucoup arpenté les rues de Paris, de Saint Germain des Prés à Montmartre, des Tuileries au Parc Montsouris, parfois accompagné de jeunes gens de mon âge, rêvant de révolutions à venir, sur les lieux même où Sans-Culottes et Conventionnels avaient renversé l'Ancien Régime. Parfois seul aussi, pleurant sur mes amours perdues. Mais ce soir d'hiver à Meaux, j'étais dans une ivresse particulière. Une fois ou deux, je dus me ranger contre un mur pour éviter une voiture qui ramenait des fêtards au bercail. Ils durent capter dans le pinceau des phares une étrange vision, me prenant pour un prêtre, ou, qui sait, un fantôme…

La fatigue et le froid eurent raison de mes désirs saugrenus. Je regagnai mon domicile, où je pensais retrouver ma compagne, qui avait quitté la soirée avant moi. Elle était là, en effet, mais elle n'était pas seule. Toujours vêtu en Duc de Bourgogne, je plongeai soudain dans le rôle vaudevillesque d'un mari trompé. Disons même le mot, cocu. (Encore que ce mot n'était pas, dans les milieux gauchistes et libérés, politiquement correct.) J'assumai la situation avec la même dignité que le professeur, lorsqu'il s'était retrouvé seul déguisé au milieu de ses élèves et anciens élèves méprisants. Détail qui a peut-être un sens, qui sait, dans cette nuit si ésotérique, le garçon couché dans mon lit, à ma place, était le frère de la jeune fille courtisée par le professeur.

M'excusant d'un air magnanime pour les avoir interrompus, je filai à la cuisine, chercher un fond de whisky au mileu des bouteilles. Je trouvai mieux qu'un fond, je n'aurais pas besoin de somnifère ce soir-là pour m'endormir. Mais où ? Malgré les invitations me pressant à rester chez moi, (pas dans le lit, tout de même ! dans un sac de couchage, par terre ?), je pris congé d'un air quasi ducal, la bouteille à la main, comme des clés, ou une dague, ou un flambeau, mais que diable Philippe le Bon aurait-il pû donc tenir ? Peu importait, je m'octroyai une première rasade aussitôt passée la porte, puis une seconde une fois dans la rue. Geste bouffon qui me faisait certainement plus ressembler à un pochard qu'à un Duc de Bourgogne… Mais nul témoin n'aurait pu, à trois heures du matin, dans une telle froidure, le remarquer.

Mes pas me conduisirent, sans que j'aie à le décider, vers la cathédrale et le vieux chapitre. Je montai les marches en haut desquelles, dix ans auparavant, je rêvais d'aventures viriles et intenses, de soleil, de voyages, de conquêtes féminines, je rêvais d'un destin d'homme… Puis je m'assis, et terminai la bouteille pour lutter contre la sensation de froid. Elle fut vide sans que j'aie perdu conscience, à ma grande déception. Il n'était pas question de retourner chercher autre chose à boire. Je me levai, et sentis mon corps se balancer majestueusement comme le grand-mat d'un vaisseau amiral dans la tempête. Il n'y avait pas encore, à cette époque, de projecteurs illuminant la cathédrale, seule la pleine lune, dans la nuit glaciale, et quelques nuages qui filaient comme des chats chassés à coup de torchon apportaient un peu de clarté à la scène. Je croyais voir, dans l'enfilade du flanc nord, les gargouilles m'inviter à les rejoindre pour déchirer le ciel, comme les diables en pierre dans la chanson de Brel. Je m'élançai sur la balustrade. Je …


Edmond.



Edmond abandonna lentement la main, froide depuis longtemps, de sa mère. De l'autre côté du lit, le colonel se mit à sangloter plaintivement, ce qu'Edmond, habitué depuis cinquante ans à de martiales injonctions quant à l'expression de ses sentiments, ne supporta pas. Il se leva en silence, arrêta le balancier de la grande horloge, régla la flamme de la lampe à pétrole, puis se rendit à pas lents à l'office et demanda à la garde-malade d'aller chercher le médecin. Celui-ci habitant à deux pas, ce n'était pas la peine de réveiller le cocher pour atteler. Ensuite, elle procéderait à la toilette de la défunte.

Il se sentait très calme. C'est quelques heures plus tôt, alors qu'il avait compris que tout était fini, que sa gorge s'était nouée et qu'il était aller pleurer en silence dans l'obscurité du corridor. Un souvenir revenait, obsédant, celui des paroles que sa mère lui avait dites lors d'une visite quelques semaines plus tôt, quand elle était tombée malade. On en était à la troisième garde-malade, la maniaquerie et la rudesse du colonel avaient fait fuir les deux précédentes, pourtant, aux yeux d'Edmond, pleines de gentillesse et de bonne volonté. Profitant d'une absence de son père, parti faire quelques pas dans le parc pour se dégourdir les jambes, Edmond  s'était ouvert à sa mère de ce fichu caractère qui n'encourageait guère au dévouement ces personnes pourtant consciencieuses. Assise dans un fauteuil, elle lui avait adressé un regard inoubliable, d'une sincérité absolue, un regard qu'il n'avait trouvé que quelques fois chez ses amis les plus chers, un regard qui abolissait toute notion de différence d'âge, de sexe et de liens familiaux, et mettait en présence deux êtres humains dans leur nudité et leur amour mutuel.
- Vous savez, Edmond, si ce n'était à cause de vous, je voudrais mourir, à présent. Il a toujours été ainsi. Je regrette de ne pas l'avoir quitté, quand j'étais encore en âge de le faire.

Le retour du colonel, plein de prévenances ostentatoires envers son épouse, mit fin à la confidence, qu'Edmond avait écoutée intensément, les yeux pleins de tendresse malgré sa surprise aussi profonde que secrète. C'était ainsi, évidemment, il aurait du le deviner, mais cela n'était jamais arrivé au seuil de sa conscience. En écho lui revinrent les innombrables fois où son père lui avait déclaré, presque comme pour lui faire la leçon :
- Edmond, si jamais couple fut uni, c'est celui de votre mère et de moi-même. J'en connais peu d'exemple sur cette terre.
Et en contrepoint, ce fut une image qui se superposa cette fois aux paroles de son père. Un seau plein de linges sanglants mis à tremper, dans les lieux d'aisance, et que la femme de ménage avait oublié de dissimuler à ses regards, quand sa mère, une fois par mois, était indisposée jusqu'à parfois s'évanouir dans la journée. Il en ignora la cause jusqu'à l'âge de quinze ans, lorsque l'un de ses camarades de pension lui expliqua quelques spécificités de l'anatomie féminine. Et il se souvint de ces moments plus dramatiques où elle avait failli mourir, plusieurs fois, d'hémorragies. Il s'agissait alors, sans doute, de fausses couches.

Mais pourquoi des fausses couches dans cette famille aux apparences pieuses ? Edmond s'était inventé une réponse à sa mesure. Le colonel, mortifié de sa faiblesse physique à lui, Edmond, comparée à la vigueur de ses deux aînés maintenant officiers de carrière, avait décidé de mettre un terme à une descendance trop chétive, ou efféminée. Il ne perdait jamais une occasion de rabaisser, dans ses paroles, les femmes à des êtres bavards, versatiles et irresponsables. Il n'aurait pas aimé être père d'une fille, après l'avoir été d'un semi-avorton. Mais, plus vraisemblablement, le colonel souhaitait-il être tranquille, à l'abri des cris et des babils de tout-petits, et jouir quand il le voulait du corps résigné de son épouse.

Quand Edmond était parti à la ville terminer des études de lettres classiques (une honte, dans une famille vouée au métier des armes, mais on ne pouvait pas lui en demander plus), le colonel l'avait pris à part d'un air paternel et complice :
- Mon fils, nous avons dans notre famille un sacré tempérament. Vous avez quelques années pour vous amuser avant de vous enchaîner par le mariage. Souvenez-vous que tous les jours, je dis bien tous les jours, que Dieu m'a donnés à vivre avec votre mère, je l'ai honorée de mes ardeurs, et souvent plus d'une fois. Montrez-vous, à partir d'aujourd'hui, plus digne de votre sang que vous ne l'avez été jusqu'à présent.
Edmond n'osa pas demander s'il devait aussi se montrer digne du sang d'Emma, sa mère, qu'il adorait en secret depuis qu'il avait des souvenirs.

À Paris, Edmond tomba amoureux fou d'une jeune ouvrière moins délurée que ses collègues, et l'installa dans sa chambre, espérant sans trop y croire être autorisé à l'épouser, une fois ses études achevées. La première nuit d'amour fut un fiasco. Il ne savait même pas où chercher le sexe de son amie, qu'il imaginait quelque part entre le pubis et le nombril, et n'osait ni regarder, ni explorer de sa main. Les autres nuits ne furent pas plus glorieuses, et cela dura quelques mois, jusqu'à la lassitude résignée et au départ de sa fiancée, ainsi qu'il la nommait, avec un camarade d'université.

Edmond voulut mourir, et, un soir qu'il sanglotait, presque ivre mort, dans le couloir qui menait à sa chambre de bonne dont il ne se sentait pas le courage d'ouvrir la porte, une voisine, émue, le fit entrer chez elle. Elle écouta son récit en l'apaisant, prenant son front brûlant contre sa poitrine, le réconfortant de douces paroles, jusqu'à ce qu'il s'endorme. Puis elle le déshabilla, l'installa dans son lit, s'allongea à ses côtés, et le laissa dormir jusqu'au matin. C'était une belle jeune femme, libre de mœurs, qui posait nue pour des peintres faméliques du quartier des artistes.

Au petit matin, elle ouvrit les rideaux et la chambre s'emplit de soleil et de l'odeur du café qu'elle préparait, laissant le pudique Edmond filer vers le paravent. Elle lui saisit la main alors qu'il s'apprêtait à se rhabiller, tira les draps, retira sa chemise, puis après avoir doucement recouché son hôte et allumé ses ardeurs, elle s'installa sur lui, avec un sourire de madone. Ils ne quittèrent pas la chambre ce jour-là, et Edmond pénétra dans un univers de merveilles. C'est ainsi qu'elle lui sauva la vie, lui laissant comprendre dès le lendemain que leur liaison ne se poursuivrait pas, mais l'invitant à partager son amitié. Edmond, tout aux souvenirs douloureux de son amour avorté, n'eut pas de mal à accepter que les choses soient ainsi, et fit la connaissance des jeunes artistes que fréquentait la jeune femme. Elle lui ouvrit un monde qu'il n'avait jamais soupçonné jusqu'à présent, sauf à travers les mots méprisants du colonel sur les mœurs dissolues et l'art dégénéré de la bohème. Il continua cependant à se montrer assidu dans ses études, et ne toucha pas un mot de ses nouvelles relations quand il rentra chez lui, aux vacances. Quand il fut bardé de diplômes, et commença à enseigner le grec à l'université, il était devenu quelqu'un d'autre. 

Alors le colonel l'entretint une nouvelle fois à part, pour lui faire l'injonction pressante de prendre épouse, les années de garçon devant avoir un terme. Edmond lutta de toutes ses forces pour ne pas rompre violemment, en lâchant tout ce qu'il avait sur le cœur. Seule l'image d'Emma, sa mère, qu'il aurait dû cesser de voir s'il ne s'était contenu, le retint de cracher sa haine. Il acquiesça donc d'un air docile. Mais aucune femme ne succombait durablement aux charmes de cet homme grand et maigre, voûté, prématurément chauve, passant des nuits à lire ou à écrire au milieu d'un capharnaüm de papiers et livres de toutes sortes. Courtiser une fille de bourgeois pour en faire une maîtresse de maison, attirée par sa position sociale, lui était insupportable. Il se satisfaisait fort bien des bonnes fortunes glanées pendant les soirées qu'il passait régulièrement dans les milieux d'artistes, filles libres qui cédaient à son humour et à son idéalisme candide, et qui lui apportaient pour un soir tendresse et plaisir, sans projet de construire un foyer. Les jeunes rapins étaient devenus des peintres exposés, les musiciens étaient écoutés maintenant en concert, les auteurs étaient lus ou joués sur les scènes. Entre deux ouvrages didactiques, Edmond lui-même avait composé un petit recueil de ce qui ne s'appelait pas encore bande dessinée, où chaque page contait une historiette désopilante, illustrée de vignettes croquées par l'auteur avec un talent réel. On le pressait de persévérer, protégé par un pseudonyme des foudres de ses trop sérieux collègues de l'université, déjà déconcertés qu'il ne réponde jamais à leurs invitations et se livre à de bien curieuses fréquentations.

Ses deux frères avaient abondamment pourvu à ce que le nom du colonel ne s'éteigne pas. Autrefois Edmond serait devenu prêtre, par volonté paternelle, et il trouvait finalement son sort enviable par rapport à la carrière ecclésiastique.

Pour l'heure il restait à organiser les obsèques. Les deux aînés s'employaient à pacifier l'Algérie, dont tant de régions restaient rebelles en cette fin de XIXe siècle. Ils ne pourraient être sur place le jour de la cérémonie; le veuf devrait attendre la prochaine permission pour profiter de leur viril réconfort. Restaient les membres de la famille auxquels Edmond se chargea d'écrire, questionnant le colonel afin d'être sûr de n'oublier personne. Il fit maintes découvertes : des brouilles mystérieuses l'avaient tenu dans l'ignorance de branches entières de sa parenté. Edmond passa plusieurs veillées en compagnie du colonel, et entrevit fugitivement que c'était un être humain, avec lequel, né sous une autre étoile, il aurait pu tisser quelque chose comme de la fraternité. Mais ce sentiment était à chaque fois chassé par des attitudes de son père, qui déclenchaient en lui une répugnance profonde. Par exemple lorsque celui-ci gémissait devant la dépouille d'Emma, et finissait par la bénir après d'être lui-même signé, de façon impudique, pensait Edmond. La possession physique avait été remplacée par une possession magique, il n'y avait là ni piété ni chagrin. Ou quand le colonel délaçait avant le repas du soir le corset qui lui gardait malgré son âge une silhouette martiale. Ou qu'il étalait ses petites misères physiques de vieillard. Et surtout quand il parlait des femmes.
- Vous m'auriez fait tant plaisir, Edmond, en vous mariant, avant que je rejoigne votre mère. Mais au nom du ciel, pas avec une institutrice laïque, ces bonnes femmes qui feraient mieux de torcher leurs gosses que de vouloir jouer les femmes savantes. Je crois que je vous pardonnerais une gourgandine repentie, mais ne m'amenez jamais une institutrice laïque. Ou pire encore une normalienne.
Edmond restait alors muet, conscient du fossé infranchissable qui le séparait du colonel. Il lui pardonnait d'être bonapartiste, calotin, intolérant, mais son attitude envers toutes les femmes, et d'abord envers Emma, le révoltait, et Edmond était n'était pas loin de penser que le vieil homme n'avait finalement que ce qu'il méritait.

Les obsèques se déroulèrent comme il se devait, hormis quelques présentations avec certains membres de la famille. Il avait gardé copie de leurs adresses, et se réserva d'enquêter plus tard sur les origines des brouilles qui les avaient séparés. Son appartenance à la Franc-Maçonnerie, évidemment dissimulée à ses parents, ne l'empêcha pas de singer à la perfection les attitudes et les paroles de l'assistance. Il aurait voulu emporter un souvenir de sa mère, mais le colonel refusa d'un air presque outragé de se séparer de quelque relique que ce soit. Aussi Edmond joua-t-il, une nuit, les cambrioleurs, dans la chambre mortuaire, et enfouit-il un objet dans sa mallette, presque certain que son père n'irait pas jusqu'à remarquer son absence – sans doute pour lui un truc de bonne femme. Tout au plus irait-il jusqu'à soupçonner une des gardes-malades, mais sans pouvoir en accuser aucune avec certitude.

De retour à son domicile, il déballa avec précautions le fruit de son larcin. C'était un poudrier d'argent un peu terni. Edmond l'ouvrit délicatement, approcha ses narines de la houppette encore imprégnée de l'odeur de la poudre de riz dont il avait tant aimé l'odeur sur les joues adorées d'Emma. Puis il posa son regard embué de larmes sur le miroir serti à l'intérieur du couvercle, évitant d'y faire refléter son visage, pendant de longues minutes, avant de refermer le poudrier et de le ranger avec ses trésors les plus secrets, une boîte de couleurs que sa mère lui avait offerte lorsqu'il était enfant, et un livre de George Sand qu'elle lui avait envoyé pour ses vingt ans. Soudain, des pas et des éclats de voix dans l'escalier le tirèrent de ses pensées. On sonna et il alla ouvrir. Un homme corpulent, au visage coloré, l'interpella d'une voix joviale :
-       Alors, mon vieux, où étais-tu passé tous ces jours ?
-       Un voyage en province.
-       Tu as enterré une tante à héritage ?
enchaîna un personnage plus petit, aux yeux pleins de malice. Puis, voyant l'air grave d'Edmond, il posa affectueusement la main sur le bras de celui-ci :
-       Pardonne-moi, je suis indiscret.
-       Non. Mais j'ai hérité quand même. De plus que je ne pourrai jamais avoir.
-       N'en dis pas plus. Un fiacre est devant la porte, prend ta canne et ton chapeau, on va fêter ça à Montmartre, dans l'atelier de l'oncle Jules !

Histoire des trois chats.

 

13 décembre 2000. Je suis passé ce matin chez A. pour lui demander si elle viendrait le soir au centre culturel de la mairie de Valentigney, assister à la présentation d'un livre dont nous avons chacun composé un chapitre, à partir de témoignages des personnes réinsérées par l'association DEFI. Il y avait une dame, conteuse, et A. m'a invité à dîner ce soir-là chez eux, en compagnie de sa visiteuse. J'étais bardé de mon personnage de facteur, un peu tonitruant, buveur, et je me suis vite retrouvé déstabilisé dans mon rôle par les remarques de Francine, la conteuse. J'ai hésité toute la journée à accepter l'invitation, pour des raisons diverses, parmi lesquelles une prise de risque dont j'avais parfaitement conscience par rapport à Francine, (hors de question de m'abriter derrière mon petit numéro habituel), et la crainte de m'attirer quelque rancœur supplémentaire chez moi par une nouvelle absence. Je me suis décidé le soir, à Valentigney, avec A., et, au pot de la mairie, j'ai pris soin de ne m'alcooliser qu'avec retenue, sachant dans quel état de vulnérabilité une certaine ivresse me conduit.

Vient le soir, et j'aide symboliquement Jean-Pierre à mettre la table. Je refuse le whisky pour partager un excellent blanc du Jura. Si l'ivresse me gagne, ce n'est pas celle due à l'absorption d'alcool fort, mais une ivresse conviviale, chaleureuse, paisible, qui vient juste souligner le plaisir que j'ai à manger de bonnes choses avec des amis. Une euphorie plutôt qu'une pose ou la prise d'un anxiolytique.

Je ne t'ai malheureusement pas entendue, Conteuse, hier au soir. Je vous écoute tous parler, un peu jaloux du plaisir que je n'ai pas connu. Puis, au fil du repas et des conversations qui s'enchaînent, je remarque le sapin, et une crèche vide de ses personnages, dans laquelle s'est installé un chat. Avec une insistance un peu lourde d'homme qui a bu, je m'efforce d'expliquer aux convives, que le sujet indiffère quelque peu, ce que cette image représente pour moi.

Je suis chiant avec ma récente découverte de l'athéisme, chiant comme un néophyte. J'explique laborieusement (il me semble un peu m'imposer en revenant plusieurs fois sur un sujet qui n'a sans doute pas la même importance cruciale pour les autres) que j'ai cessé de croire à 50 ans, c'est-à-dire il y a deux ans, et que cela représente pour moi le même renoncement que quand j'ai appris que le Père Noël n'existait pas. Or la présence du chat dans la crèche est pour moi un symbole puissant ; il réenchante le monde qui s'était vidé de sa magie, d'autant que le chat était un animal honni par mes parents. Parce qu'il n'était pas servile, parce qu'il était indressable et imprévisible. C'était donc une sale bête. Il m'a fallu quitter ces façons de penser pour devenir ami des chats. Et voilà que le chat prend la place du petit Jésus pour faire un somme. Rien à faire, je reste fasciné. Je voudrais qu'on fasse une photo, puis je me promets d'en faire une nouvelle ou un poème mais je ne sais pas en faire, c'est A. qui sait.

On parle de sujets qui me mettent à vif. Je m'efforce de ne pas mentir, ni à moi ni aux autres. Tu es à côté de moi, Conteuse, et je me sens pris par une force d'attraction aussi puissante que la gravitation. D'autant que tu es, et tu te revendiques comme telle, un rêve accessible, une femme possible. Tu n'es pas frappée par un Tabou comme celui d'être, par exemple, la femme d'un autre. Et surtout tu me regardes comme un mec possible. Tu me traites comme tel. Que cela soit un jeu, je m'en fous, j'ai assez dit, et de façon délibérée, que j'étais un homme virtuel, et même un ectoplasme. La réalité n'est peut-être pas la même pour moi que pour d'autres – mes collègues grossiers parlent de conclure.

On picole fraternellement du délicieux Bourgogne. On est complices. J'ai chaud, je suis bien, si tu me prenais la main et que tu m'emmenais dans un plumard je n'aurais pas peur de ne pas bander. Mais je ne suis pas bourré au point d'imaginer que nous allons le faire, comme ça, sans façon, avec un petit coucou à A. et Jean-Pierre. Non. Alors je me raconte une histoire.

Tu ne connais pas la rue des sources, la Combe, la source de la Doue. Je me balade tous les jours depuis 17 ans dans cette combe, j'y avais une vieille amie (A. te le dira, Conteuse), et tous les jours j'arrive au bout de la rue, là où commencent des prés parfois marécageux, encadrés de versants boisés qui se resserrent. Au bout, je sais qu'il y a un trou, avec une légende de sorcière. (J'aime les sorcières, je dois le préciser.) Je n'ai jamais dépassé la dernière maison, sauf pour poser mon vélo contre un arbre et pisser sur un buisson. Je sais qu'un jour viendra où je le ferai, mais il n'est pas encore venu.

Je ne pourrais pas aller m'y promener le dimanche, et croiser des promeneurs seloncourtois. « Tiens, le facteur ! » Rien que d'imaginer la scène ça me fout en boule. Non, je me vois plutôt fuguant un jour, posant le vélo, laissant le courrier, et partant à pied vers ce fond que je n'ai jamais vu, et dont évidemment je ne veux pas revenir. J'ai remis ça pour après ma retraite, ou après la mort de Marie-Louise puisqu'elle ne pourra plus jamais m'y conduire…

Alors, pendant qu'un double de moi pérore sur des réflexions post-soixante-huitardes ou je ne sais plus quoi, un moi qui a les yeux dans les tiens t'emmène faire une promenade à pied, main dans la main, ou nous tenant par la taille, je ne veux pas décrire. Mais je sais que ce soir il y a pleine lune et qu'on doit y voir assez clair.

Un autre chat est venu dans mon giron. Je tiens au mot giron. Je caresse voluptueusement sa fourrure chaude. Tiens, un chat a remplacé le petit Jésus, un autre remplace ta chatte, Conteuse, je sais que nul de ceux qui étaient là ne s'offusquera de l'image.

Il faudrait que je m'en aille, mais je ne peux me résoudre à faire mes aux revoirs. (Excusez-moi d'avoir joué les incrustes, A. et Jean-Pierre.) On va parler encore longtemps, avant de se lever. De possible tu es passée à impossible, Conteuse, les mots le disent et je sais que c'est comme ça. Si je me laisse aller à rêver, je sais quand je dois quitter la scène, à mon âge. Je m'empêtre en parlant de ma femme, tu me racontes l'histoire du Vent du Sud, mais à la première phrase je sais déjà tout ce que tu vas dire[1]. Tu ne peux pas savoir tout ce qu'il y a au cœur des hommes, Conteuse. Au fond du mien je sais ce qu’il y a, parce que, quand je suis parti faire mon petit tour du monde, deux magiciennes (restons dans le conte tendance Perrault) m'ont donné leurs oracles. Et le fait que tu ne saches pas tout te rend à mes yeux plus sympathique, plus humaine, moins magicienne, accessible cette fois à autre chose qui est l'amitié.


[1] Le conte figure à la fin de cette nouvelle. Mais dans mon souvenir de ce soir-là, la morale de l’histoire était bien plus « si tu veux que ta femme t’aime, laisse-la libre d’aimer qui elle veut » que « tu n’as pas à être jaloux du vent. Apprends plutôt de lui comment aimer ta femme. »

La première magicienne est celle qui m'a dénoué l'aiguillette, très tard, alors que j'étais déjà marié depuis de longs mois, avec ma première femme. Je continue à la revoir, cette bienfaitrice, que j'aime maintenant tendrement comme une sœur. Elle m'a dit :
— Tu émets de tels signaux de détresse, de manque d'amour, que ça fait fuir toutes les femmes qui pourraient avoir du désir pour toi.
Très technique, mais bien vu.

La deuxième magicienne est la mère de ma fille, qui, un soir de scène (je devais lui reprocher le Vent du Sud, et surtout sa froideur à mon égard), m'a jeté :
— Mais pourquoi tu ne te trouves pas quelqu'un, si ça te démange tant ? Mais non, toi, tu sauras pas, tu vas tout de suite y mettre de la sentimentalerie.

Tu vois, je ne suis ni le Vent du Sud, ni le mari aimé tendrement. Je ne suis que le mari-prison, le mari-bâillon, j'espère ne pas être le mari violeur. Alors muni de ces précieux viatiques, je ne me fais guère d'illusions. Ce que tu me dis des hommes que tu désires me renvoie à une sinistre blague. Pas de bras, pas de chocolat. Mais vous m'en avez donné déjà plein, du chocolat, toi, Conteuse, et A., mon amie, et même Jean-Pierre qui est allé se coucher parce que je devais l'emmerder avec mes conneries. Merci, amis.

Encore un peu et je vais dégouliner. Ah non, pas ça ! T'en as déjà trop dit, connard, il faut calter avant, au sommet. Je me redresse, je sens mes muscles, mes abdos bien durs, mes pectoraux. Pas pour épater les filles, ces pecs, je sais bien que ça ne marche pas, je ne suis pas un Chippendale. Pour moi, parce que j'étais un gosse malingre, que j'ai fait du rachitisme, qu'on me poussait, pour me faire tomber comme une quille et que je pleurais. Ces muscles, c'est moi qui me les suis forgés, ça a déjà été la victoire contre une autre malédiction, avec des aides masculines, cette fois, les copains du club d'haltères où je suis arrivé à 15 ans, un psychanalyste, et les membres d'une certaine confrérie dont j'aurais préféré qu'il ne soit pas fait état (mais là c'est ma faute, c'est moi qui ai trop parlé il y a 5 ans, et en parlant je disperse mes forces). Je peux, en me faisant violence, mais je peux, empoigner un type et le jeter dehors, je l'ai fait d'un loubard qui squattait chez ma belle-fille avant la naissance de Valérie. J'ai pris soin de ne pas me bourrer la gueule au whisky, je ne vais pas tomber dans les pleurnicheries. Bises, au revoir. Je rentre chez moi sans marcher de travers, sans foutre la bagnole au fossé.

Je fume une clope avant d'aller dormir. Le chat Moussa grimpe sur la table. (Descends de là, toi, avec tes pompons ! disait Marie-Louise.) Je le laisse, il s'assoit et me regarde, les pupilles tout étroites, ferme lentement les yeux, puis les rouvre. C'est mon pote. Avec sa petite gueule cassée, ressoudée de travers, il bave un peu et laisse souvent dépasser sa langue. T'es pas beau, mon vieux frère chat, mon grand couillu, mon matou, mon matagot. Remplace-moi quelques heures, frère chat, je suis si fatigué. Tu seras le facteur Chat, il y a bien eu le facteur Cheval.

Le vent du Sud.
D'après un conte des Indiens Algonquins du Canada.

Comment Vent-du-Sud apprit à l'homme à caresser la femme

Ça s'est passé comme ça !
Grand-Manitou, le Très-Haut, l'Esprit de l'Esprit,
Celui-qui-peut-tout était, de toute éternité.
Grand-Manitou était amour.
Il se définissait dans l'immensité de son amour. Il créa toute chose. Soleil, Lune et Etoiles.
Il créa Terre-Mère Nourricière.
L'Esprit de l'Esprit.
Celui-qui-peut-tout, rêva les arbres et les plantes, les fleurs et les fruits, l'herbe et la prairie.
Terre-Mère Nourricière se couvrit d'arbres et de plantes, de fleurs et de fruits, d'herbe et de prairies.
Grand-Manitou rêva de poissons et d'insectes, d'oiseaux et de reptiles et de toutes sortes d'animaux.
Terre-Mère Nourricière se peupla de poissons et d'insectes, d'oiseaux et de reptiles, et de toutes sortes d'animaux.
De Fils de l'Esprit, fils et frère de Grand-Manitou, et de Grande Ourse, naquit l'Homme-en-devenir, et d'autres hommes, et d'autres femmes. L'Homme apprit à vaincre la peur et à dompter le feu. Il apprit à se protéger du froid et se dota de vêtements. Il se regroupa avec ses semblables en wigwam.
L'Homme était un guerrier.
Il aimait la Femme, et aimait lutter amoureusement avec elle.
Il ne comprenait pas pourquoi la Femme était triste et insatisfaite après qu'il eut lutté amoureusement avec elle.
La Femme souffrait de langueur !
Ne chassait-il pas pour elle ?
Manquait-elle de nourriture, de vêtements, de bijoux, de bois ou de parures de fête ?

Au printemps, la Femme retrouvait allant et sourire. Le soir, elle relevait la peau d'orignal du teepee avant de prendre place aux côtés de l'Homme. Au matin, il la trouvait pensive et heureuse.
L'Homme voulut en avoir le cœur net.
Une nuit il fit semblant de dormir.
Il vit Vent-du-Sud pénétrer dans un murmure par l'ouverture du teepee.
Il vit comment il remontait le long de la jambe de la Femme, comment il s'attardait sur le gras de la cuisse et se glissait sous la robe.
Il vit comment la Femme bougeait doucement. Il l'entendit gémir. La Femme se déshabilla pour laisser tout loisir à Vent-du-Sud d'explorer son corps. Fou de jalousie, l'Homme se dressa et tenta de frapper Vent-du-Sud, mais Vent-du-Sud se déroba aussi aisément qu'il avait pénétré dans la tente.
Alors l'Homme frappa la Femme.
Le lendemain, Vent-du-Sud était de retour.
L'Homme fermait toutes les ouvertures de l'habitation, mais Vent-du-Sud rentrait toujours.
Il s'introduisait par le toit, ou par le plus petit trou de la peau d'orignal et rejoignait la Femme.
L'Homme entendait la Femme gémir, il la voyait se tordre sous la caresse de Vent-du-Sud.
Il voyait ses yeux révulsés, et le coin de ses lèvres mouillé de salive.
Elle souriait, et une larme coulait le long de sa joue. L'Homme perdit le sommeil.
Il devait chasser le jour. Il aimait la Femme. Il était jaloux et ne pouvait abandonner la Femme à Vent-du-Sud.

L'Homme comprit ! Il comprit qu'il pouvait vaincre Vent-du-Sud en l'affrontant sur son propre terrain.
Il comprit que Vent-du-Sud n'était ni son rival, ni son ennemi. Il était l'envoyé de Fils de l'Esprit, fils et frère de Grand-Manitou, le Très-Haut, Celui-qui-peut-tout. Il était le messager de l'Esprit.
L'Homme prit la peine de regarder la Femme dans sa nudité.
Il s'imprégna d'elle, de chacune de ses courbes, de la couleur de ses cheveux, de son odeur, de ses yeux mi-clos. Il la trouva belle et eut envie de lutter amoureusement avec elle.
Il se fit violence et se domina. Il caressa la jambe de la Femme comme il l'avait vu faire à Vent-du-Sud et vit les yeux de la Femme se voiler.
Un peu de salive humecta ses lèvres entrouvertes. L'Homme ressentit du plaisir à caresser la Femme. Il la sentit se ployer comme les hautes herbes de la prairie avant l'orage. Son corps frissonnait comme les eaux du lac baignant les rochers. Il se coula contre elle. Il se mouvait au même rythme qu'elle. Il respirait au même rythme qu'elle…
Il vit cet autre-chose qu'il ne comprenait pas éclairer son visage.
L'autre-chose qu'il associait jusque-là à Vent-du-Sud.
Le plaisir d'amour !



À qui se fier, Monsieur ?


Se voi non comprendete, si vous ne comprenez pas
Se voi non comprendete, si vous ne comprenez pas
Almeno non ridete, au moins ne riez pas!
Almeno non ridete, au moins ne riez pas!

(Giani Esposito, Les Clowns.)

À qui se fier, Monsieur ? À qui peut-on confier une histoire pareille ? À qui peut-on faire confiance ? J’ai tellement envie de le faire et tellement peur en même temps que, tant pis, comme un gosse, je jette une bouteille à la mer. Comment savoir si celui qui la trouve ne va pas lire le message de la bouteille à haute voix devant une assemblée s’étouffant de rire ? Ou le lire à la femme avec qui j’ai vécu, pour que tous deux fassent des gorges chaudes de ma naïveté et de ma bêtise ? Monsieur qui la liras (pourquoi, Monsieur ?), s’il te plaît, me te moque pas.

Comment dire, Monsieur, ces vingt-quatre années où je fus traité comme de la valetaille et où, et c’est bien là la preuve que je ne vaux rien, je suis pourtant resté ? Oh pas comme Sacher-Masoch avec sa Vénus à la Fourrure, lui, c’était son bon plaisir. Et il y avait un contrat. Mais comme tous ces êtres trop lâches pour s’en aller, qui passent une vie entière dans un bureau aux prises avec les humiliations du même petit chef. Parce qu’ils sont là. Parce qu’ils n’ont pas la force de penser leur vie dans d’autres conditions. Parce que les uns sont faits comme des chats et les autres comme des chiens. Parce que les chats aiment jouer à laisser partir la souris pour se jeter dessus ensuite. Parce que les chiens ne jouent pas. Ils rampent au sol et pleurent. Sans doute aussi parce que, pendant toutes ces années, je l’aimais, cette femme...

Tout ceci est d’une banalité affligeante. Combien de types ont vécu ainsi sur la planète, et depuis qu’il y a des hommes... Des romans entiers ont fait leur portrait : l’un des plus beaux que j’ai lu sur le sujet est Mensonges et Sortilèges, d’Elsa Morante. Quand je l’ai lu, j’ai eu l’impression que l’auteure me parlait d’un frère. En plus, ce que je vous raconte, c’est banal, je sais. Plat. Et inintéressant. Normal, il s’agit de moi.

En ce presque quart de siècle, j’ai été cassé sous tous les angles. Mauvais père, mauvais mari, mauvais amant. Lâche et veule. Velléitaire. Alcoolique. Pue-la-sueur. Mauvais danseur. Mauvais joueur. Mauvais bricoleur. Si moi je me sentais martyrisé, j’étais en fait accusé d’être un geôlier qui l’empêchait, elle, de vivre. On ne va pas s’apitoyer sur Charles Bovary, n’est-ce pas ? Je suppose qu’elle a eu besoin de moi comme factotum pendant ces vingt-quatre ans. Ou qu’un sentiment de culpabilité – mon départ aurait privé les enfants de ma présence – l’a retenue. Quand notre fille est partie faire des études, que ses propres enfants ont été casés, elle m’a montré la porte. Et je suis parti.

Là, j’ai respiré. Puis je me suis reconstruit – ce n’était pas la première fois que je me faisais jeter, c’était juste la relation la plus longue que j’avais connue. Comment on s’en remet ? Comme Lord Jim, comme tant d’autres qui ont connu le déshonneur et l’opprobre, et qui sont repartis, cahin-caha, sur le bout de chemin qu’il leur restait à parcourir. Certains ne s’en sont pas remis, Théroigne de Méricourt ou tant de suicidés qui n’ont pas pu continuer à vivre avec l’image d’eux-mêmes que leur avait laissée cette partie de leur vie.

Aujourd’hui, le regard que pose sur moi la femme que j’aime et qui m’aime m’apaise et m’aide à restaurer mon estime de moi, mais ce que j’ai vécu auparavant ne peut être effacé. Le temps peut faire que ces années me semblent de plus en plus lointaines, que le souvenir s‘en éloigne, comme le rivage que quitte l’exilé qui part vivre une nouvelle vie sur un nouveau continent. Mais avez-vous vu des pierres qui remontent à la surface dans un jardin, quel que soit le soin que le jardinier apporte à les enlever ? Ainsi des répliques venues du passé viennent encore me tourmenter. Il suffit d’une nouvelle par un tiers bien intentionné pour rouvrir mes anciennes blessures narcissiques.

Au temps de ces années de purgatoire, j’avais trouvé un refuge où je pouvais me mettre quelques heures à l’abri de temps en temps. C’était un club où j’étais entouré de gens qui avaient pour moi de l’affection et de l’estime. Nulle femme ne venait me déstabiliser par sa présence pleine de dangers. Aucun de mes nouveaux amis ne connaissait ma vie d’avant, aucun ne soupçonnait à quel point j’étais indigne de leur estime. Comme je l’ai fait toute ma vie, je trompais mon monde. Le trompais-je vraiment ? J’ai été tellement dressé, conditionné, comme ces enfants qui lèvent instinctivement la main pour se protéger d’une gifle même lorsqu’ils ne sont pas menacés... Même quand je n’ai rien fait de mal je me sens coupable. Entre les curés de mon enfance et cette femme qui m’a rabaissé pendant presque un quart de siècle, je ne sais plus qui je suis, un pauvre diable victime d’une tentative d’annihilation ou un pleurnichard hypocrite qui cherche à apitoyer la galerie. Il est vrai que les vilains de jadis étaient sans doute les deux à la fois. J’ai seulement un peu plus de gueule, de vernis culturel, que ces vilains.

N’importe, sans ce club, j’aurais peut-être, sans doute, sombré. Dans le suicide, ou l’alcoolisme. Que n’ai-je pas entendu alors sur mes fréquentations... Va donc retrouver tes petits copains... Ces gens pleins de fric qui se donnent des airs de petits saints...

À l’époque, pendant plusieurs années, j’avais même recommencé à croire en dieu. Ça aussi ça m’a aidé à ne pas couler. Surpris dans cette nouvelle croyance comme un ado avec une revue porno, j’entendis cette phrase, un jour :
            si tu penses vraiment cela, c’est un abîme qui nous sépare.

Quelques années avant mon congédiement, je m’étais trouvé un nouveau costume, une nouvelle panoplie, écrivain. Une nouvelle pose. Une nouvelle imposture. Je fus publié et lu, au niveau cantonal, toutefois, pas plus loin. Après une conversation avec un ami historien, je me lançai dans l’écriture d’un roman. À la fois historique et policier. Je dois dire que j’y apportai pas mal de travail, mais que j’avais besoin d’être relu. Un musicien n’apprend pas à jouer de la guitare en autodidacte. J’avais besoin, à ce moment-là, d’un relecteur exigeant, mais bienveillant. Quelqu’un qui me dise :
            attention, là, ta phrase peut avoir deux sens. Qu’as-tu voulu dire exactement ?
ou :
            cette expression a quelque chose de méprisant envers le personnage dont tu parles. Un gendarme n’est pas une chose.
Mais en expliquant à chaque fois le bien-fondé de la critique. Et en mettant en balance tout ce qui, par contre, était bien écrit et bien pensé.
Je trouvai ce relecteur. Mon amour-propre souffrit quelque peu des remarques qu’il me fit, mais au fond de moi je savais qu’elles étaient justifiées. Le temps que cet ami passa à sa relecture et à rédiger le compte-rendu qu’il m’en fit, sans contrepartie, méritait ma reconnaissance. Je remis mon ouvrage sur le métier et je crois que j’appris à écrire un peu mieux.

Puis je me souvins que l’un de mes plus vieux copains, rencontré à Paris aux temps héroïques de 68, avait une petite maison d’édition. Je lui soumis donc mon texte, qu’il accueillit avec un certain dédain sans toutefois le rejeter. Je disais « un roman », il s’obstinait à appeler cela « une nouvelle ». Enfin, un soir, il convint que cela pouvait faire l’objet d’une édition, qu’il y avait assez de pages, pour dire les choses simplement. Il me proposa donc de le relire et d’assurer la composition et la mise en page, puis de se charger de trouver un imprimeur et de m’envoyer les cartons de bouquins et la facture de l’imprimeur. Plus une petite somme pour son propre travail d’éditeur, oh, pas une fortune, l’équivalent d’une semaine de mon salaire. J’acceptai le contrat. Ce fut là le début d’une expérience assez amère, où chaque paragraphe, chaque phrase, chaque mot de mon livre furent décortiqués et réarrangés autrement, et où je fus obligé d’accepter qu’il le soient. Je ne citerai qu’un exemple, la première phrase. j’avais écrit :
            Il faisait nuit noire. Deux silhouettes progressaient silencieusement...
Il ne me lâcha pas tant que la phrase ne fut pas devenue :
            Dans la nuit noire, deux silhouettes...
Ce traitement de mon ouvrage, impitoyable, arbitraire, par celui qui pouvait ou non l’éditer et que je payais pour cela, dura plusieurs semaines. Au bout d’un certain temps, je ne dissimulai plus mon déplaisir à voir mon texte transformé ainsi, même si les personnages et les événements restaient les mêmes. Mon copain me répondit :
            Tu te sens dépossédé de ton livre. Cela ne veut vraiment rien dire.
Enfin le bouquin sortit, fut acheté et lu. Les lecteurs ne surent rien de cette cuisine. J’eus des retours positifs (jargon signifiant des compliments.) Mais pendant plus de trois ans, je fus incapable d’accoucher d’une seule ligne. Je ne recommençai à écrire qu’après m’être juré de m’autoéditer désormais et de ne plus jamais accepter que l’on traite ainsi mon travail. Tant pis pour les barbarismes et les coquilles, au moins ce seraient les miennes et j’aurais du plaisir à écrire.

En fait, j’aurais dû me méfier. Ce type me regardait d’un air un peu condescendant, de plus en plus condescendant, depuis plusieurs années. Dans ma tête, c’était un vieux camarade des luttes de mai 68, un ami, même, qui m’avait vu me débattre dans mes années de galère et qui en savait très long sur moi. C’était aussi un être libre, qui ne s’était jamais embarrassé d’une famille, qui ne s’était jamais préoccupé de ce que les gens pensaient de lui. Il avait beaucoup voyagé, vivant d’expédients, n’ayant pas d’états d’âme à publier quelque roman alimentaire, fut-il pornographique. Je savais que je n’étais pas aussi hardi que lui.

Dans sa tête je devais être un petit-bourgeois, malheureux en ménage, presque un personnage de vaudeville, ancien gauchiste mais bien rangé maintenant, propriétaire d’un pavillon, c’est-à-dire plein de fils à la patte. Je revois son air ironique un jour où il me demanda :
            Mais tu ne crois pas en dieu, tout de même ?
Et où je lui répondis que, quand je regardais un ciel étoilé, il me semblait que je n’étais pas seul.
Monsieur, si jamais un ami, même s’il s’était proclamé athée pendant des années, me disait un jour qu’il croyait en « quelque chose là-haut », je ne le regarderais pas avec ironie et condescendance. Il resterait mon ami. L’amitié est plus forte que ce genre de divergences. Pour moi, en tout cas.

J’eus aussi la bêtise de lui dire que je fréquentais mon club. Là, son œil s’alluma :
            Ah ben tu vas pouvoir m’aider, alors... Je plaisante, je plaisante !
Mais il était clair, il aurait dû être clair, qu’à ces moments il me prenait pour un con. Je crois aujourd’hui que ce n’était déjà plus un ami qui édita mon roman. Mais je ne le comprenais pas à ce moment-là. Je ressentais juste une sorte de malaise sourd et inexplicable.

Peu après la publication de ce roman, donc, je fus congédié de la famille, de la maison et du village où je vivais. J’étais dévasté et l’écrivis à mon copain éditeur. En retour, il se fendit de cette phrase qui avait tout de l’expression d’une condoléance convenue, pour un incident dont on se tamponne : tout cela est bien triste. Puis je cessai d’avoir de ses nouvelles et ne lui envoyai plus des miennes.

Je m’installai dans un petit appartement et commençai à revivre. Peu après, je rencontrai celle qui partage ma vie. Croyez-moi, Monsieur, l’amour n’a rien, mais rien, à voir avec l’enfer domestique que j’ai vécu jadis. L’amour, cela se vit à deux. Je n’en dirai pas plus. Ce qui se passe, je n’ai nulle intention de le confier à une bouteille. C’est à moi, à nous, à nous seuls. Par contre, quand une personne dit qu’elle en aime une autre qui, elle, ne l’aime pas, ce n’est pas de l’amour, c’est de l’érotomanie. Ou de l’addiction.

Puis vinrent d’autres jours, d’autres années, loin de l’implacable accusatrice. Et cinq ans après ma libération, j’appris fortuitement que l’accusatrice en question entretenait une liaison assez étroite avec l’un de mes petits copains du fameux club, l’un des plus friqués, mais surtout l’un des plus croyants, puisqu’il avait même voulu être pasteur. Quelle meilleure façon de me dire :
            ce n’étaient pas tes opinions, tes croyances, qui me déplaisaient chez toi, pauvre petit bonhomme... Peu importe qu’un homme soit friqué, mystique et fréquente le même club que toi, si c'est un bon coup. Ce que tu n’as jamais été.
L’homme en question n’a jamais cessé de me témoigner de l’amitié et de l’estime. Il saisit la première occasion pour protester qu’il ne se serait jamais permis le moindre geste tant que je vivais avec la dame. Bien que, il me l’avoua avec un certain sourire, il avait toujours trouvé qu’elle avait du chien.  Cela me fut relativement aisé de lui répondre qu’il n’y avait aucun nuage entre lui et moi et que chacun était libre de vivre sa vie. Même si le fait que la dame l’ait choisi, lui, après tout ce qu’elle m’avait asséné sur mes propres croyances et fréquentations, me laissait une certaine amertume dans la bouche. L’impression, une fois de plus, qu’on se foutait de moi. Qu’il existait une cour des grands où je n’étais pas admis à jouer. Paranoïaque, en plus. Évidemment.

D’autres années passèrent. J’avais appris à écrire tout seul. À ne pas prétendre m’adresser à un public trop vaste. Les quelques dizaines de personnes qui venaient écouter mes lectures ou qui achetaient mes ouvrages semblaient les aimer, et cela me suffisait. Oubliées ces années où je m’angoissais secrètement à l’idée d’être un imposteur, de tromper tout mon monde en me faisant passer pour un petit saint, honnête et vertueux.
Il me semblait que j’étais en phase, que mon apparence, ma persona, et mon moi intime, étaient en phase. Un peu comme un ancien taulard qui s’est refait une identité sociale et que tout le monde regarde comme un citoyen respectable. Mais, au fond de lui, il sait, et il n’est pas tranquille. Il ne sera jamais tranquille.

Douze ans plus tard – douze ans ! –, ma fille m’annonça, comme pour s’acquitter d’une corvée pénible, que sa mère – mon ex-femme – était depuis plusieurs mois avec l’éditeur dont je parlais plus haut. Je crois que ma fille avait peur que je n’apprenne par surprise, par exemple en les croisant à un concert, que sa mère et mon copain, qu’elle connaissait, étaient ensemble et que je ne passe pour un imbécile en étant le dernier au courant. Je commençai par manifester un certain étonnement, car les domiciles de ces deux personnes étaient distants de plusieurs centaines de kilomètres. Il avait bien fallu que l’un se décide à faire signe à l’autre. Ensuite, mon copain éditeur, tonitruant, n’hésitant pas parfois à me mettre dans l’embarras en piquant quelque objet dans un magasin où j’étais honorablement connu, auteur d’un roman porno, ayant toujours soigneusement fui les responsabilités et pesanteurs de la vie d’un mortel ordinaire, ce copain, donc, avait fait l’objet de jugements négatifs et sans appel de la part de mon ex au temps de notre vie commune, quand il venait parfois passer des vacances chez nous, à la campagne.

Mais, certes, c’était un compagnon de voyage surdoué, ayant écumé pendant plus de quarante ans une grande partie des endroits pittoresques de la planète. Le guide du routard incarné. Libre. Et royalement indifférent à tout regard des autres.

Là encore, j’aurais dû... m’en foutre, tout simplement. Mais je ne pouvais pas.

Là encore, j’entendais la voix de mon ex me dire :
            Mais je n’en ai rien à faire, qu’il ait écrit du porno (c’est pourtant là péché mortel pour une féministe.) Que ce soit un égoïste. Qu’il t’ait maltraité au moment de l’édition de ton bouquin, ça c’est bien fait pour ta petite vanité. Du moment que nous passons du bon temps ! Ce que je n’ai jamais eu avec toi, pauvre bonnet-de-nuit pleurnichard !

Et lui :
            Écoute, viens pas nous faire chier avec tes états d’âme. L’amitié, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça fait longtemps que t’étais devenu un petit bourge, avec ton club à la con. Longtemps qu’on n’avait plus rien de commun. Vraiment, tu manques de tenue !

Je me disais aussi que, plus que vraisemblablement, l’histoire avait commencé du temps où j’étais encore marié. Je relus fiévreusement un polar qu’il avait écrit après une quinzaine en vacances de neige chez nous, il y a bien longtemps, et je retrouvai un passage où le héros de l’histoire se fait héberger par un couple d’amis à la campagne, et où il couche avec la femme pendant que le mari est au travail. Je m’y serais cru tellement c’était réaliste et précis. Ça s’était passé chez moi, trente ans avant...

Ce n’était plus une blessure narcissique, d’avoir été berné par celui que je pensais mon ami et qui me prenait pour un cave. Un bourge. Un cocu. C’était une hémorragie. Je me sentais bafoué, même si c’était après coup, bien longtemps après coup. J’aurais voulu prendre quelqu’un à témoin de ma douleur, de mon humiliation, mais c’était impossible.             Toute personne m’aurait répondu : mais ça fait douze ans que tu as divorcé ! ton ex et ton copain ont bien le droit de faire ce qu’ils veulent, quand même ! Je ne te comprends pas !

Mais ce n’est pas le choix de mon ex, qui me blesse, c’est la perte de celui que je pensais, malgré tout, mon ami ! D’elle, j’avais divorcé, et refait ma vie. Je n’ai pas besoin que l’on me le répète, je n’ai pas besoin que l’on me rappelle que, maintenant, je vis une autre histoire d’amour ! Mais je n’avais pas divorcé de mon ami. Malgré la distance qui s’était installée, nous n’avions rien prononcé de ce genre. Il m’est arrivé de retrouver des amis quarante ans après les avoir vus et que nous soyons toujours autant amis ! C’est le regard de mes amis qui fait que j’ai encore un peu de confiance en moi ! Alors, quand il m’arrive un truc pareil...

Eh oui. Personne ne peut me comprendre. Aucune oreille ne peut entendre ce que je viens de dire. Alors, Monsieur, quand vous ouvrirez la bouteille :

Se voi non comprendete, si vous ne comprenez pas
Se voi non comprendete, si vous ne comprenez pas
Almeno non ridete, au moins ne riez pas!
Almeno non ridete, au moins ne riez pas!