La minette du musée
J’ai toujours été attiré par les voyages dans le temps. Je sais, c’est impossible, les lois de la physique et de l’univers, etc. C’est comme la loi de la pesanteur ou la mort qui nous attend tous : on n’échappe pas à ces sortes de lois.
Et pourtant… quand j’ouvre un livre, je me transporte dans un autre monde. Personne n’arrivera à me démontrer le contraire. Je me retrouverai en Russie en 1800 avec Tolstoï, ou en France au 17ème siècle avec d’Artagnan et Alexandre Dumas. Ça agrandit quand même considérablement le monde où je vis. Et puis avec des bouquins, pas sur une tablette : un bouquin, on l’empoigne, on le respecte en n’ouvrant pas trop grand pour ne pas casser la reliure, le papier et parfois l’encre ont une odeur, on le garde précieusement. Il y en a certains chez moi que j’ai achetés il y a 60 ans, et que j’ouvre encore. J’ai déménagé au moins quinze fois, de ville en village et de village en ville, et je ne m’en suis jamais séparé. Quand je les prends, ma mémoire me rappelle la personne aimée qui me l’a offert, en quelles circonstances, ou la personne qui me l’a conseillé. Un fichier dématérialisé sur une tablette ne m’offrira jamais ce bonheur. Déjà qu’on dématérialise les employés des services publics, les guichetiers des gares, des postes, des banques, de la sécurité sociale, qu’on dématérialise les médecins généralistes, qu’on dématérialise même les sous que j’ai dans mon porte-monnaie, tant que je ne suis pas moi-même dématérialisé une bonne fois pour toutes, je voudrais bien continuer à entretenir ce rapport avec les gens et les objets, sentir avec mes mains, écouter avec mes oreilles, regarder qui me parle avec mes yeux.
Sans doute ai-je trop été mis en garde contre les écrans, quand j’étais adolescent, en lisant 1984 et les télécrans de Big Brother. Je tâche de limiter ma fréquentation de ce monde parallèle aux films, aux reportages sur des lieux où je ne pourrai jamais aller ou sur des époques où l’on ne peut pas revenir, et à la machine sur laquelle j’écris en ce moment. Je suis gaucher, j’ai une vilaine écriture, ma main fatigue très vite et, quoi qu’il en soit, si je veux faire un livre avec mes divagations, il me faudra passer par un traitement de texte et un logiciel de mise en page. Alors je m’absous de manière un peu jésuite en proclamant : les écrans sont de bons serviteurs mais de mauvais maîtres. Ce n’est pas de moi mais ça sert toujours.
Voilà pourquoi, pour un rêveur, un songe-creux, un pelleteur de nuages comme moi, ce musée est une caverne aux trésors. Tous les objets qu’il renferme me relient aux personnes, hommes, femmes, enfants, grands-mères et grands-pères qui les ont tenus en main, et que mon imagination me représente les tenant encore en main, invisibles pour les gens normaux.
Le charme me tombe sur les épaules dès l’entrée. Ce hall est en fait l’ancien logement des paysans qui vivaient dans la ferme. On y trouve maintenant un semblant de bureau pour l’accueil, avec parfois quelques pots de confiture maison et un tronc pour les dons éventuels des visiteurs, des présentoirs garnis de brochures, un tableau représentant la ferme jadis et un autre des moissons, la reproduction d’un plan ancien de Valentigney, des objets divers, boroille, baratte, nettoyeuse à bouteilles, vitrines contenant des outils et des diairis, et même une hallebarde.
Mais surtout, au fond, une très vieille photo qui m’interpelle.
C’est une photo du bas de la rue du Bannot, anciennement rue de Valentigney, à Seloncourt. En 1981, je venais de revenir dans la région et je travaillais comme rouleur, facteur remplaçant rattaché à la poste de Seloncourt, sur un secteur comprenant Étupes, Dasles, Fesches-le-Châtel et Mandeure.
Un jour d’hiver, je fus appelé au débotté pour remplacer la factrice de la tournée 4 de Seloncourt. En temps normal, le rouleur a droit à accompagner pendant deux jours le titulaire, afin de ne pas être trop perdu dans sa tournée. Mais ce jour-là cela n’avait pas été possible, pour cause d’arrêt-maladie subit de la factrice. Il neigeait abondamment, c’était il y a 40 ans. Les voies et les trottoirs n’étaient pas dégagés. Parce que je devais exercer sur plusieurs communes, j’étais équipé d’un cyclomoteur. Et ce jour-là, je m’étais retrouvé exactement à cet endroit, les premières maisons de la rue du Bannot, me demandant bien comment j’allais m’en sortir dans ce quartier où je n’avais jamais mis les pieds. Je terminai cette tournée hivernale peu avant la nuit (les journées d’hiver sont courtes), sans avoir mangé, et j’eus le désagrément d’avoir à répondre à la réclamation d’un usager se plaignant que son journal (l’Humanité !) lui avait été livré à une heure trop tardive.
Je ne savais pas, ce jour-là, que ce quartier deviendrait ma tournée un an plus tard et que j’y resterais 24 ans, jusqu’à ma retraite. 24 ans à commencer, chaque matin, par ces quelques maisons de la rue du Bannot, dont celle de gauche, au toit de chaume sur la photo, avait bien entendu été remplacée par une habitation plus cossue, en belle maçonnerie et dûment couverte de tuiles, le n° 5, habitée en cette année 1981 par un jeune prothésiste dentaire, cela me revient. Chacune de ces maisons est pour moi riche de souvenirs, de ses habitants, de conversations avec eux, d’anecdotes dont je vous épargne aujourd’hui le récit.
Quand cette photo a été prise, au 19ème siècle, qui étaient le facteur ou la factrice qui arpentait alors la rue de Valentigney ? Quand le Criolet n’existait pas encore, et encore moins les Bouchoutots ? Quand il n’y avait que quelques maisons sur le Haut-des-Roches et qu’il fallait ensuite monter à Bondeval ? Étaient-ils à pied ? Sans doute, et même les jours d’hiver tirant une luge où étaient posés lettres et colis, comme cela figure sur une autre photo ancienne et comme cela m’est arrivé en ces années 80, à Blamont, il est vrai.
J’ai à peine mis les pieds dans le hall d’entrée du musée que me voilà déjà remontant le temps, ma propre histoire et mes propres souvenirs, mais aussi la mémoire de la petite ville de Seloncourt il y a un siècle et demi. Plus loin encore dans le temps, sous l’ancien régime, cette rue dite de Valentigney a peut-être été empruntée par les paroissiens protestants à qui l’on interdisait d’exercer leur culte dans un fief catholique, même s’ils y étaient l’écrasante majorité, et qui se rendaient le dimanche dans la ville voisine, de l’autre côté du Doubs — et de la frontière entre la principauté de Montbéliard, protestante, et la France de Louis XV, catholique. Cujus regio, ejus religio, tel prince, telle religion, telle était alors la loi.
Voyez comme on va loin à partir d’une simple photographie. C’est une porte sur un autre monde.
Les amis du musée m’ont accordé leur confiance, suffisamment pour me donner la possibilité d’y entrer : clé et code pour l’alarme. Je pourrai ainsi assurer occasionnellement une permanence le dimanche et faire découvrir les collections à d’éventuels visiteurs, ou utiliser la grange pour une soirée lecture organisée par une autre association. C’est ce qui s’est produit ce soir, nous avons quitté les lieux à 22 heures, et voilà que, en pleine nuit, je me réveille subitement et réalise que j’ai oublié sur place mon petit et antique téléphone mobile à clapet. Je l’avais posé sur une table où sont exposées des figurines présentant des métiers de jadis, maquettes naïves et émouvantes à la fois, métiers disparus aujourd’hui où l’on est, semble-t-il, plutôt livreur de pizza, toiletteur pour chien, barbier, tatoueur, vigile, commercial, gamer ou youtubeur. Toutes professions dont on ne verra certainement jamais de maquettes, juste une débauche de vidéos.
Me voici donc en pleine nuit, rangeant mon vélo contre une charrette à plateau et l’attachant à la barre d’une ridelle. Muni d’une lampe torche, sans allumer les salles, je pénètre silencieusement dans le hall d’entrée et je referme la porte. Inutile de tenter un rodeur malhonnête. Même avec les volets fermés, l’on pourrait deviner qu’il y a quelqu’un dans le musée. Des vandales qui saccagent pour saccager, hélas, ça existe. D’autres bénévoles œuvrant dans d’autres associations voisines en ont fait l’amère découverte.
Je vais tout de suite au fond de la grange, vers la table où sont exposées les figurines. Cela m’évoque une crèche provençale, mais les métiers représentés sont ceux du pays de Montbéliard, et il n’y a ni le petit Jésus, ni la Sainte Vierge ni Saint Joseph. On trouve des chevaux, un âne tirant la charrette du Caïffa et quelques bœufs, mais ceux-ci vaquent à une foule d’occupations et n’ont pas le temps de souffler sur un nouveau-né pour le réchauffer.
Mon petit téléphone est là, à côté du triangle chasse-neige et de son attelage. En m’approchant pour le saisir, je fais bouger les ombres, et les petits personnages ont vaguement l’air de s’animer. Ce n’est qu’une illusion, je ne suis pas dupe, ni crédule au point d’y croire, mais c’est amusant. Un bruit me fait me retourner, et ma lampe éclaire un harnais qui bouge encore. Cette fois, je n’ai pas l’impression que c’est juste l’ombre qui me joue des tours. Un chat ? Une martre ? Je vais essayer sinon de l’attraper, geste impossible, mais de la surprendre, peut-être, juste pour la voir.
Je dirige le faisceau de ma lampe vers le toit. L’araignée géante qui sert à monter les bottes de foin au grenier est suspendue à son fil, et un instant je frissonne en pensant qu’elle pourrait fondre sur moi en un clin d’œil. Sans réfléchir, je fais quelques pas en direction de la salle du manège pour me mettre à l’abri, mais aussitôt je me rends compte du ridicule de mon geste. Il n’y a là qu’une griffe servant à décharger les charrettes de foin. N’importe, si je veux surprendre la bête mystérieuse qui a fait trembler le harnais, il faut aller voir dans les salles d’à-côté.
D’abord la boulangerie. Qui dit boulangerie dit farine, donc souris, donc chat. Mais non, idiot, c’est une boulangerie factice, il n’y a pas de farine. Mais quand même, je dois y jeter un coup d’œil si je veux que mes recherches soient exhaustives. Éclairé de ma lampe torche, je m’y dirige, manquant de me ramasser dans les marches à la sortie de la grange et à l’entrée des salles de la boulangerie. Il me faut éclairer à mes pieds, comme jadis les ouvreuses de cinéma. J’entends du bruit dans le fournil, je tourne le faisceau lumineux vers les pétrins, puis vers les moules et les pelles et une sorte de bolide vient heurter mes jambes en se précipitant vers la sortie. J’ai manqué de peu un petit monte-en-l’air à fourrure et à quatre pattes dont je ne connais toujours pas l’identité, chat ou martre, mais pas rat, trop gros pour en être un. Ni cri ni miaulement ne viennent me renseigner davantage.
J’aurai peut-être plus de succès dans la salle du manège. Hélas, au moment d’y pénétrer, je perçois un discret mouvement du côté du linge qui sèche. Je braque ma torche de ce côté, je crois voir effectivement des caleçons et des culottes fendues qui frémissent et… je manque la petite marche et je m’étale par terre, sur les pavés irréguliers de la vieille salle. Je me reçois sur les mains, sur le plateau de la bascule à patates, évitant de peu un contact brutal de mon menton. Ma torche a roulé vers l’alambic, elle éclaire encore, heureusement. Je vais à quatre pattes la récupérer, je me relève et je me cogne la tête dans l’un des jougs en fer du manège. Tout étourdi, je retombe assis par terre et je crois entendre rire trois hommes qui s’amusent à mettre le manège en mouvement. Ce sont Philippe, Didier et Gérard, qui ont visiblement apprécié ma cascade involontaire. Ma tête tourne, j’ai l’impression que ce n’est pas ma tête, mais le manège qui tourne, poussé par les trois hommes hilares. Puis mes esprits reviennent peu à peu et je réalise que c’est mon imagination qui m’a fait croire à la présence de témoins.
D’ailleurs, ceux-ci ne se seraient évidemment pas moqué de moi, ils m’auraient aidé à me relever. Mais qu’est-ce qu’ils auraient bien pu faire la nuit, en ces lieux de mémoire ? Mon coup de tête dans le joug m’a tout simplement causé une brève hallucination. Je vais faire attention.
Il me semble que le petit visiteur à fourrure a filé vers l’étable. Cette foi-ci, je me relève pour de bon en m’appuyant sur le pressoir, je balaye toute la salle avec le faisceau de ma lampe et je me dirige résolument vers la salle suivante, vérifiant à chaque pas que je ne vais pas me ramasser à nouveau en trébuchant sur un pavé. Sur le râtelier des vaches, il y a quatre poules qui semblent vivantes, mais on ne me la fait pas, cette fois-ci. Et soudain, j’entends un miaulement. C’est un chat, que je suis en train de traquer. Le mystère commence à se dissiper, même si j’ignore tout de son apparence. Le bruit m’indique qu’il a dû filer vers la forge. Je traverse celle-ci, m’assurant que le chat ne s’est pas caché derrière une enclume ou le gros soufflet. Tiens, la porte du petit réduit, à gauche en sortant, est restée ouverte. Ça ne ressemble pas à Philippe, un tel oubli, mais il y a tellement de choses à penser et à faire que ce n’est finalement pas très étonnant. Je veux la refermer, mais en vain, car le pêne était tout simplement à côté de la gâche au moment où la personne qui voulait verrouiller a tourné la clé. Un vacarme à l’intérieur du réduit m’informe que mon matou y est resté prisonnier et qu’il s’affole. J’ouvre la porte, rien.
Si seulement je pouvais avoir de la lumière. Ma torche est plutôt faiblarde, dans ce labyrinthe. Je vois ce qui me semble un interrupteur. Je n’ai pas voulu allumer dans l’armoire de l’entrée, par souci de discrétion. Mais là, nous sommes bien à l’intérieur, il n’y a pas de fenêtre et je ne pense pas que la porte de l’ancien temple laisse passer beaucoup de lumière dans la cour. Alors j’appuie. Et là, enfer et damnation, un moteur se met en branle dans la forge, animant machines et poulies. On dirait les premières mesures de l’Apprenti Sorcier, le poème symphonique de Paul Dukas. Le chat me file entre les jambes et je me lance à sa poursuite, sans prendre le temps d’arrêter le moteur.
Je grimpe l’escalier avec célérité, mais prudence, et j’entrevois le chat qui traverse ce que j’appelle la salle des moissons, pour en sortir du côté de la laine à carder. Je ne vais pas aussi vite que lui, c’est certain, mais je crois me souvenir de la disposition des lieux. Ses yeux voient dans l’obscurité, mais moi j’ai ma torche. Toutefois, je vais essayer une autre tactique. Ces petites bêtes, qui fuient lorsqu’on veut les attraper, s’immobilisent parfois quand on les rassure par quelques mots et gestes adaptés. J’arrive donc, d’un pas plus calme, vers les bancs d’âne et je murmure d’une voix suave :
– Minou ! Minou !
De fait, le petit visiteur, qui tentait de se cacher dans l’attirail du magnin, revient sur ses pas avec circonspection. Sa fourrure de trois couleurs m’indique que c’est une chatte, si j’en crois ce que l’on m’a enseigné. Je fais moi-même un pas en avant en murmurant :
– Minette ! Minette !
Mais c’est sans doute prématuré de ma part, et Minette fonce dans l’escalier qui monte aux ruches. Je m’y engage aussi, mais sans précipitation. Il s’agit de ne plus affoler la petite bête. De fait, j’ai peu à peu l’impression qu’elle veut plus jouer avec moi que me fuir. Je la suis donc, longeant le corbillard auquel je lance un bref éclair de ma torche. Le croque-mort semble vivant, j’ai même l’impression qu’il a tourné un instant sa tête de mon côté. Mais non, je vérifie, le mannequin est bien immobile, comme il convient à sa condition de mannequin. Heureusement, d’ailleurs, parce que si tous ses semblables présents au musée décidaient de me chasser, je ne ferais plus le malin. C’est peut-être le bruit des poulies en mouvement qui me donne cette sensation d’une vie autour de moi. Les ombres mouvantes, à cause du déplacement de ma lampe torche, complètent l’illusion. Mais, encore une fois, je ne suis ni dupe ni superstitieux et je ne crois pas aux fantômes. Enfin, je n’y crois plus.
L’apiculteur m’a regardé passer sans broncher. Je descends maintenant les marches qui conduisent au palier des machines à coudre. Minette semble décidée à me conduire dans une visite complète du musée. Bien, jouons avec elle. Hélas, un escalier est plus périlleux à descendre qu’à monter et je manque la dernière marche. Un bras secourable vient arrêter ma chute, je m’y agrippe d’instinct et, horreur, je m’aperçois trop tard que ce bras appartient à l’élégant mannequin qui trône au bas des marches. Nous nous effondrons tous les deux, moi le nez dans des étoffes anciennes et, pour le coup, je ne peux m’empêcher de faire l’association avec le linceul qui habille les fantômes. Il me faut en prendre sur moi pour calmer mon cœur qui bat la chamade. Je ne suis pas le seul à avoir eu un mouvement de panique. Minette, la petite acrobate, a réussi à sauter sur la rambarde qui sécurise le palier, puis, de là, par un bond comme seuls les chats en sont capables, sur la loggia qui surplombe les machines à coudre.
J’y dirige le pinceau de ma torche et je suis un instant figé par la surprise : les animaux empaillés qui y sont exposés sont en mouvement, mais oui, ce n’est pas une illusion. En fait, c’est juste Minette qui fait des siennes, joueuse comme tous ses congénères, et teste par de petits coups de sa patte curieuse la nature réelle du renard et de la martre figés par le naturaliste.
Je me rends compte qu’il me faut vraiment reprendre le contrôle avant de nouveaux dégâts. La porte qui mène aux fers à repasser, aux dessins de Vuillequez, à la salle de classe et à la salle Oehmichen est entrouverte. Je dois aller la refermer pour éviter que la petite chatte n’aille s’y réfugier. Mais, auparavant, je vais quand même vérifier que les pièces sont bien vides. J’y pénètre, puis je referme la porte sur moi. Rien à signaler dans la première pièce. Il n’y a pas tant de cachettes, d’ailleurs. Passons à la salle de classe. Et là, cette visite nocturne à la lueur de ma torche me transporte plus de 60 ans en arrière. Nous sommes à Pont-de-Roide, en 1960. il fait nuit. J’habite rue du 12 septembre, à moins de cent mètres de l’école. Le soir, au moment de faire mes devoirs, je me rends compte que j’ai oublié le livre d’histoire dans mon pupitre. Je vais être puni si la leçon n’est pas apprise, aussi je demande à mes parents si je peux aller le récupérer. À cause du ménage, les portes ne sont peut-être pas fermées à clé ?
Quelle heure était-il, en réalité, quand cette petite aventure m’est arrivée ? Peut-être pas très tard, parce que c’était l’hiver. Mes parents ne m‘auraient pas laissé sortir à dix heures du soir. Mais, dans mon esprit d’enfant, c’est la nuit, point. Et je suis muni d’une lampe de poche. Je vais jusqu’à l’école où, à travers les fenêtres sans volets, l’on voit que l’obscurité règne dans les salles de classe. La grande porte d’entrée n’est pas verrouillée parce que des maîtres habitent le premier étage. J’entre et j’allume ma lampe, silencieux comme un voleur. Ma classe est là, à droite, dans le couloir. J’y pénètre à pas de loup, ou de chat, je repère mon pupitre, je prends mon livre et je ressors sans encombre. Ouf, la rue, puis chez moi, et j’apprends sagement ma leçon. Mais quelle aventure, pour un gosse impressionnable ! L’un de mes petits secrets, aussi, car il n’aurait pas fallu que le maître ou mes camarades l’apprennent. Et cette visite impromptue dans la salle de classe du musée a exhumé ce secret, comme si cela m’était arrivé la veille ! J’ai la même sensation d’interdit, de me hasarder dans un monde où je n’ai rien à faire.
Maintenant, il faut calmer le jeu, me dis-je à voix basse. Je monte à la salle Oehmichen par acquit de conscience, puis je redescends et je referme la porte. Je ne sais pas où est passée Minette, mais il me faut prendre les choses dans l’ordre. D’abord, allumer en grand toutes les lumières. Ensuite, aller arrêter ce moteur qui actionne les poulies. Je vais, calmement, actionner l’interrupteur, sans provoquer aucun incident. Ce silence subit me rassérène. Peut-être devrais tout simplement laisser la petite visiteuse, qui finira bien par sortir du musée où, à part d’éventuelles souris, il n’y a rien à manger pour elle. Il y a fort à parier que, demain, quand les bénévoles ouvriront la porte d’entrée, Minette se précipitera entre leurs jambes pour retrouver l’air libre.
Enfin, je vais tenter de remettre en état le malheureux mannequin que j’ai entraîné dans ma chute et vérifier que je n’ai pas fait de casse ailleurs. En dix minutes, je m’assure que tout est en ordre. Ma cavalière improvisée en costume 1900 a repris sa faction au bas des marches de l’escalier. Je n’ai pas été dans l’appartement pendant mes recherches, mais je vais quand même aller y voir que tout y est en ordre. Oui, tout semble à sa place et rien n’est cassé. Mais Ô surprise ! Dans la chambre, sur le lit, Minette est là, qui ronronne et semble m’attendre. Je la prends délicatement dans mes bras et l’emmène dehors. Il ne me reste plus qu’à éteindre, réarmer l’alarme et refermer la porte. Pendant toutes ces opérations, la petite chatte n’a pas cessé de se frotter à mes jambes en ronronnant. Je libère mon vélo de l’antivol, je referme le portail, je m’apprête à rentrer chez moi quand, sur une intuition soudaine, je vérifie que j’ai bien mon petit téléphone. Eh non. Il est resté au musée.
Tant pis. Il attendra demain.
Valentigney, le 11 août 2022