UN MATIN D'HIVER
La brave Renault 4 remontait
la route mal dégagée qui menait du Bannot à Blamont. Il avait neigé ce samedi
matin et, comme les Peugeot ne travaillaient pas, les chasse-neige restaient au
garage. Paul revenait de la poste de Sochaux et les voitures roulaient presque
normalement dans le bas, mais, à partir de Bondeval, il fallait faire
attention. Certes, ce n'était pas très grave de quitter la route à petite
vitesse pour aller s'empiquer dans un fossé ou un banc de neige, mais le temps
de se faire dépanner, quelques dizaines de minutes pouvaient s'écouler et Paul
devait prendre son travail à la poste de Blamont à neuf heures trente. Il
n'était pas question d'accélérer, la neige l'interdisait, mais il ne fallait
pas traîner non plus.
Quand, à 6 heures et quart, il était sorti de la vieille
école où il habitait depuis l'automne, il avait déjà perdu l'équilibre sur les
vénérables marches de bois, usées par les galoches de générations d'écoliers qui
l'avaient gravi ou dévalé pendant des dizaines d'années. L'odeur ne laissait
aucun doute, tout comme le glissant des planches : la femme de ménage
avait consciencieusement huilé l'escalier, lui assurant sa longévité de quasi-monument
historique. Il était déjà là depuis longtemps quand Jules Ferry avait instauré
l'école publique et la courbure de ses marches n'était pas de la fatigue, mais
de la vie, comme la courbure des branches d'un vieil arbre fruitier.
Cette odeur d'huile de lin,
mêlée à une indéfinissable odeur de cire, de craie et de fumée de poële à bois,
renvoyait Paul des années en arrière, lorsqu'il était lui-même écolier, dans
une petite ville voisine. Mais il n'eut pas le temps de laisser flâner ses pensées,
car, en ouvrant la lourde porte d'entrée, il se rendit compte qu'il avait abondamment
neigé pendant la nuit et que cela continuait. Pourvu que la voiture démarre,
pensa-t-il. Celle-ci se réveilla courageusement après qu'il s'y fut enfilé en
entrouvrant la portière pleine de neige et collée par la glace. Il laissa
tourner un peu le moteur le temps de dégager le pare-brise, les phares et la
lunette arrière et partit assurer son service au bureau de poste de Sochaux.
Deux heures de manutention et il fallait remonter pour distribuer le courrier à
Blamont. Violette, la factrice en titre, était souffrante. Le samedi matin, sa
distribution couvrait tout le village. Le receveur, trop heureux d'avoir mis la
main sur Paul pour se dépanner, l'attendait avec la tournée déjà toute classée,
tâche que Paul aurait normalement dû faire s'il n'avait pas été occupé à
Sochaux. Avec la diffusion de prospectus, son activité était faite de petits boulots
accrochés les uns aux autres, mais Paul, qui venait de s'installer dans le
village, ne pouvait pas faire le difficile. Et en plus il aimait ce qu'il
faisait !
Ça lui permettait de se
balader dans les villages des alentours, sa poignée de prospectus à la main,
cherchant les boîtes aux lettres quand il y en avait, flairant les odeurs de
fumée de cheminée, de rôti de veau rissolant dans des oignons ou de choucroute,
qui flottaient devant les vieilles maisons. Il retrouvait le pays de son
enfance, mais cette fois, il était déguisé en facteur barbu et chevelu arrivé
tout droit de la capitale, avec son accent pas
d'ici et son ignorance de la bonne façon de vivre. Un Parigot de Châté,
comme on disait à Pont-de-Roide quand il était petit.
Pour l'heure, Paul
commençait sa tournée par « le bas de Blamont », tout ce qui était à
gauche en sortant de la poste. Il partit avec son vélo, mais comprit bien vite
que celui-ci ne lui servirait à rien, sauf à porter ce qu'il avait à
distribuer. Pas moyen de pédaler, bien entendu, mais pas moyen non plus de
s'approcher des boîtes aux lettres retranchées derrière des tas de neige d'un
bon mètre de haut. Il se contenta donc de le pousser, le posant ou l'empiquant
contre les bourrelets laissés par le chasse-neige quand il devait mettre une
lettre ou un paquet.
L'une des toutes premières
maisons qu'il avait à desservir était une épicerie que les habitants du coin
appelaient Les Écos. Ce n'était pas
le nom de l'enseigne actuelle, mais quelle importance ? On disait aussi
chez Madame Baudouin, la Dédée pour les familiers. Paul tapa ses chaussures
pleines de neige sur les marches et entra pour poser le courrier sur le
comptoir. La patronne l'accueillit d'un aimable « bonjour, Facteur » d'un
ton beaucoup plus chaleureux que commercial. Ce n'était pas le moment de faire
des emplettes, mais Paul y avait découvert le meilleur Comté du pays. Il
ressortit et entra dans le restaurant mitoyen, nommé de façon fort peu
franc-comtoise « Los Caballeros ». Cependant, cette enseigne était
justifiée par la présence de chevaux attendant sagement dans leur écurie les cavaliers
désireux d'arpenter les chemins de randonnée tout proches avant de se mettre à
table.
On passait encore une grande
maison, habituellement inoccupée, puis c'était une statue de la vierge et,
juste derrière, le départ de l'un des chemins empierrés qu'empruntaient les
promeneurs à cheval. Ce chemin descendait assez raidement jusqu'à une source,
mais l'heure n'était pas à la promenade. Paul passa devant la vierge, puis
devant l'église, et se retrouva sur la petite place de l'école, là où il
habitait. Il appuya son vélo contre le vieux mur de pierre qui entourait la
petite cour de l'école et distribua le courrier dans les boîtes aux alentours.
Quelques maisons plus loin,
il y avait une ferme et son étable où les bêtes passaient l'hiver. C'est là que
Paul venait chercher son lait chaque soir, dans un pot de camp en aluminium,
comme il le faisait étant enfant. Il emplissait ses narines de l'odeur chaude
des vaches pendant que le paysan versait le lait tiède dans son pot, mais là
non plus ce n'était pas le moment d'aller saluer les grosses bêtes paisibles.
Il fallait repartir en poussant son vélo, longeant cette fois le mur de
l'hospice. (Plus tard, on dirait « maison de retraite ». Mais ces
années-là, c'était encore l'hospice.)
Pendant une centaine de
mètres, Paul se retrouva donc avec à sa gauche la haute muraille au pied de
laquelle, au printemps, il guetterait l'apparition des premiers petits lézards
gris mettant le nez hors des fissures puis, plus tard, les pousses de fenouil
sauvage. Mais ça, ce ne serait pas avant plusieurs mois. À sa droite, le Lomont
étirait sa crête majestueuse à huit cents mètres d'altitude, dominant la vallée
des Vaugonderis, comme une barrière entre le village et le pays du Haut-Doubs.
Il se souvint du conseil donné par la factrice en titre, Violette :
– Paul, en hiver, moi, je mets le courrier sur une luge et je la tire
derrière moi. Tu verras, c'est bien plus pratique.
Et se promit de s'arrêter
chez lui quand il repasserait devant l'école, pour y laisser son vélo dans un
coin et prendre la luge des enfants. Mais il restait, après le courrier de
l'hospice, quelques maisons retranchées plus loin, juste à la pointe du
promontoire sur lequel Blamont était bâtie. Un peu comme une presqu'île,
pensait Paul, s'avançant dans une mer d’arbres couverts de neige, entre la
vallée de la Creuse d'un côté et les Vaugonderis de l'autre. À l'extrémité de
cette presqu'île se trouvait un petit quartier appelé Faubourg d'Alsace. La
première maison où il s'arrêta était habitée par Monsieur Munnier, un vieil
homme aveugle à qui Paul devait payer un mandat de quelques centaines de
francs. Il sonna et entra à tâtons, dans une obscurité presque totale, pris à
la gorge par une odeur de fumée de bois. Le vieil homme ne trouvait vraiment
aucune utilité ni à ouvrir ses volets ni à faire poser une ampoule convenable
dans sa pièce à vivre, puisque de toute façon il n'y voyait rien. Quand ses
yeux se furent habitués, Paul poussa doucement une assiette et un verre afin de
faire de la place sur la table. Il y posa le titre du mandat et guida la main de
Monsieur Munnier pour qu'il signe, puis lui remit la somme due. Il avait déjà
vu le vieil homme à l'extérieur, le buste à l'horizontale, poussant un vélo qui
lui servait à la fois à poser ses commissions et à tâtonner le long des murs à
la façon d'une canne blanche. Monsieur Munnier était peut-être aveugle, cassé
en deux et guère soucieux de faire le ménage chez lui, mais il était très loin
d'être sot et sa conversation était agréable. Après l'avoir salué, Paul sortit
et s'approcha de la maison suivante.
Sur sa droite habitait un
autre ancien, bien connu dans la vallée, à la fois pour son humour et pour son
talent à la belote. Il n'y avait pas de courrier pour lui ce jour-là mais il y
en avait pour la dernière maison, un peu plus loin, sur la gauche. À la façon
d'une loge de gardien, elle se trouvait à l'entrée d'une propriété actuellement
inoccupée, mais tantôt colonie de vacances tantôt demeure d'un mystérieux
général. La petite maison qui gardait son entrée s'appelait « les
Oisillons ».
La boîte aux lettres
affichait deux noms, Mademoiselle Graber et Mademoiselle Canel. L'une de ces deux
demoiselles ne sortait pas. Mais l'autre, Mademoiselle Graber, s'envolait
quotidiennement pour faire les courses. Âgée de quatre-vingts printemps, elle
poussait sa mobylette et, l'ayant démarrée, sautait sur la selle puis mettait
les gaz. Pour Paul, elle évoquait une héroïne de bande dessinée, Adèle
Blanc-Sec. Ou encore le personnage d'Agatha Christie, Miss Marple. Mademoiselle
Graber avait toujours un mot aimable pour ceux qu'elle croisait dans la rue.
Elle s'exprimait dans un langage châtié, presque précieux. Aux Écos, elle
commandait à la Dédée « un morceau de fromage de gruyère ».
Cette distinction avait fait
dire un jour à leur voisin, Monsieur Munnier, que s'il allait un jour au
Paradis, ce ne pouvait pas être le Paradis de Mesdemoiselles Graber et Canel,
où il aurait fait tache. On lui aurait réservé une petite place dans un abri de
jardin ou une soupente.
Tous ces anciens vivaient
retirés du monde, derrière l'hospice, et Paul repartit en sens inverse
retrouver le temps présent et la vie du village. Après avoir dépassé le long
mur d'enceinte, il prit à gauche pour aller à la gendarmerie.
Si elle ne le montrait pas
sur sa façade, côté village, cette grosse maison dominait, comme un nid
d'aigle, les Vaugonderis. Avant d'être la caserne des gendarmes, elle avait été
celle des douaniers, idéalement placés pour avoir vue sur la Suisse. Même si,
pensait Paul, il devait falloir de bons yeux pour distinguer un contrebandier
la nuit en pleine forêt. Mais telle quelle, avec ses terrasses dégringolant le val,
la gendarmerie aurait pu faire un magnifique hôtel de tourisme. Paul n'en
connaissait que l'extérieur : les gendarmes avaient une boîte postale et
venaient chercher le courrier de la brigade au bureau de poste. Il en était
réduit à laisser courir son imagination, et celle-ci lui représentait la vue
que l'on devait avoir le matin en ouvrant ses volets sur la vallée ! Il
aurait donné cher pour passer des vacances dans l'un des logements.
La tournée de Paul
continuait ensuite dans de vieilles petites rues pleines de charme, encombrées
de tas de neige que l'on n'avait pas la place de pousser ailleurs, embaumées de
cette bonne odeur de fumée de bois qui, en hiver, indique au passant qu'il y a,
derrière les murs de pierre, des endroits bien chauds et des gens qui y vivent.
L'itinéraire décrivait une sorte de huit pour desservir toutes les boîtes aux
lettres du quartier et, finalement, ressurgir dans la rue principale presque en
face de l'école. Paul y procéda alors à l'échange de son vélo contre une luge
de bois qu'il venait d'acheter et décida d'emmener l'une de ses chiennes, la
plus âgée, la moins turbulente, avec lui. Il traversa la cour de récréation où s'ébattait
une volée de gamins et gamines se balançant des boules de neige derrière le dos
des institutrices et monta à son appartement, sur le même palier qu'une salle
de classe. Le temps de mettre sa chienne en laisse et la récréation était
finie. En redescendant, il croisa une classe entière d'élèves qui montait, étouffant
progressivement les voix et tapant du pied sur les vieilles marches malgré les
injonctions de la maîtresse. Paul salua poliment cette dernière et attendit que
le flot soit passé, rangé avec sa chienne dans un tournant de l'escalier, là où
les marches sont les plus larges. Au rez-de-chaussée, deux autres institutrices
s'apprêtaient à refermer les portes de leur classe après que leurs élèves y
étaient rentrés. Alice, la Directrice, qu'il n'aurait jamais imaginé appeler
par son prénom, le gratifia également d'un mot affable sur son courage à travailler
dehors par ce temps. C'est égal, pensa Paul, elle est quand même bien
compréhensive à propos de ma chienne. J'en connais plus d'une qui m'aurait fait
une réflexion aigre-douce.
Une fois dans la rue, il
saisit d'une main la laisse, de l'autre main la ficelle de la luge, puis reprit
son chemin. La luge semblait une solution pratique, la chienne un peu moins... Après
avoir décrit une grande boucle englobant de la Place des Tilleuls et ses abords
immédiats, il finit par revenir devant le bureau de poste. Sa sacoche était
vide et le moment était venu de la remplir. Il attacha sa chienne à la grille
le temps d'empiler paquets et liasses de courrier sur la luge. À l'intérieur du
bureau, une file de personnes attendaient leur tour devant le guichet. Le
receveur invita Paul à passer à l'arrière,
où son épouse avait préparé un grog brûlant. Le facteur l'avala le plus vite
qu'il put et il lui fallut deux voyages pour préparer la suite de la
distribution, lettres, revues et surtout colis. Il fallait maintenant desservir
le haut du village.
Cela commençait par la
remontée d'une rue qui menait au temple. Sur sa droite, il laissa le Monument
aux Morts et la Mairie. Sur le côté gauche, un vénérable autocar affecté au
ramassage scolaire semblait affaissé sur des amortisseurs à bout de souffle.
Cependant les contrôles techniques dûment effectués attestaient qu'il était en
état de marche, malgré les apparences.
Au niveau de l'autocar se
trouvait l'entrée d'une supérette un peu défraîchie, faisant aussi office de
quincaillerie et de bazar. C'était encore l'époque où un village de moins de
mille âmes pouvait se permettre d'avoir deux magasins d'alimentation, une
pharmacie, une boucherie, un marchand de journaux et une boulangerie. À
quelques années près, Paul aurait même pu connaître une fromagerie, mais elle était
maintenant fermée. Il fallait désormais aller se fournir à Villars, l'un des
villages satellites de Blamont, juste avant la frontière suisse. En sortant de
la supérette, il nota l'apparition furtive d'une petite silhouette derrière
lui, silhouette prestement escamotée derrière le vieil autocar. Il n'y accorda
pas d'importance. Quelques dizaines de mètres plus loin, sur la place du
Temple, se trouvait la boulangerie.
Le pain de Blamont valait le
détour. Hormis les incontournables baguettes, on trouvait ici de gros pains de
ménage appelés miches plates dont Paul se régalait le soir avec une poignée de
noix et de l'emmenthal de Villars ou du comté de chez Madame Baudouin. Et comme
il faisait bon humer l'odeur d'une boulangerie par un temps d'hiver comme ce
jour-là... Chez tous ces commerçants, il fallait entrer et poser le courrier
sur le comptoir, mais c'était plus un plaisir qu'une corvée. Une visite de
courtoisie, en quelque sorte. Mais au-delà de ces lieux ouverts commençait une
vaste zone de pavillons de construction plus récente, plus dispersés que le
vieux village, où les bonjours de Paul se firent de plus en plus rares. Il
lâcha sa chienne, qui n'avait pas un tempérament à s'éloigner et ne risquait
pas d'effrayer les passants puisqu'il n'y en avait pas. En se retournant pour
la rappeler auprès de lui, il eut le temps d'apercevoir le même petit personnage
qu'il avait entrevu quelques instants plus tôt qui, comme la fois précédente,
disparut derrière le pilier d'un portail.
Paul avait instinctivement
allongé le pas. Il faisait froid, les habitations étaient parfois distantes de
quelques dizaines de mètres les unes des autres et quand il en aurait fini avec
les rues des cerisiers, du Clair-Soleil et la rue neuve jusqu'au Ranch des
Poneys, il lui resterait toute la grande rue en direction de Bondeval, puis la
rue des genévriers avant que sa tournée ne soit achevée. S'il voulait se mettre
à table à une heure raisonnable, ce n'était plus le moment de flâner.
En sortant du Ranch des
Poneys, il eut le temps de distinguer plus nettement le petit personnage qui
semblait le suivre. C'était un petit garçon, bien emmitouflé, portant un anorak
rouge, un bonnet de laine à motif jacquard, une écharpe et des gants assortis, qui
se cacha à nouveau derrière un portail pour le laisser passer. Cette fois, Paul
était intrigué. Ce petit garçon était sans doute sorti de l'école au moment où
le facteur chargeait sa luge, mais pourquoi le suivait-il ? Il n'avait pas
le temps de chercher des réponses à ces questions. L'heure tournait et il
fallait redescendre vers la grande rue pour y distribuer le courrier jusqu'aux
dernières maisons du village. Ce secteur comprenait aussi la boucherie et la
pharmacie, et il fallait y passer avant la fermeture de midi. Le facteur y
parvint de justesse. Dans l'étroite boutique où était installée la boucherie,
quelques personnes attendaient sagement leur tour assises sur un banc. Le
boucher, un homme grand et mince prénommé Marcel, était pour l'instant occupé à
aplatir des escalopes en les battant vigoureusement du plat de son hachoir.
Mais cela ne semblait pas l'empêcher de tenir en même temps une aimable
conversation avec la cliente qui attendait sa commande. Paul posa le courrier
sur le comptoir et répondit d'un « à votre service » à peine audible
aux remerciements de Marcel, puis il sortit juste à temps pour voir le petit
garçon donner un gâteau sec à sa chienne qui attendait sagement attachée au
range-vélo. Mais avant qu'il ait eu le temps de le dévisager, le petit s'était
enfui en contournant la pharmacie. En posant le courrier de cette dernière sur
le comptoir, Paul demanda qui était ce petit garçon. Le pharmacien, grand,
mince et calme comme son voisin boucher, ne l'avait pas vu. Une préparatrice
l'avait aperçu, mais ne le connaissait pas. Paul ressortit et reprit son
chemin. Nul bavardage, nulle rêverie devant une vieille façade ne risquaient maintenant
de le retarder. Même l'ancienne ferme, joliment décorée de vieux outils
agricoles, qu'habitait sa collègue Violette ne parvint pas à le faire ralentir.
Il distribua son courrier jusqu'aux dernières maisons du village, sur la route
d'Audincourt et, comme nul témoin ne risquait de le surprendre, il s'amusa à
saluer d'un « hi-han » pas trop mal imité une ânesse qui pâturait par
là. Ensuite, il revint sur ses pas pour terminer sa tournée par la rue des genévriers,
toujours tirant sa luge, la chienne trottant d'un air affairé à quelques mètres
de lui.
À la dernière maison, au
moment de prendre le chemin du retour pour rendre ses comptes à la poste, il se
retrouva nez à nez avec le petit garçon. Cette fois, passant outre le protocole
qui voulait que cela soit le petit qui le salue le premier, il s'adressa à lui
du ton le plus aimable qu'il pouvait, désireux de ne pas l'effaroucher.
– Bonjour, petit.
– Bonjour, m'sieur.
– Comment tu t'appelles ?
– Louis, m'sieur.
– Tu es déjà sorti de l'école ?
– J'y suis pas allé. Je suis en vacances chez mes grands-parents.
– Ah ! d'accord ! Ils ne t'attendent pas pour manger ? Ça
va être l'heure de dîner, demanda Paul, usant, comme on le faisait par ici, du
mot « dîner » pour parler du déjeuner.
Le petit garçon ne répondit
pas, ce qui était bien embarrassant pour le facteur. Un peu agaçant, même. À
une question on doit donner réponse. Le facteur fronça les sourcils et se racla
la gorge, ce qui était une façon d'insister sans donner vraiment un ordre. Mais
Louis répondit par une autre question :
– Tu ne continues pas par là ?
– Ben non, j'ai fini. Je rentre. Et j'ai faim. Pas toi ?
– Alors tu n'es pas celui que je croyais, continua le petit garçon.
D'ailleurs, ton habit n'est pas rouge. Il fait jour. Et tu as un chien, pas des
rennes.
Paul commençait à
comprendre. Il sentit fondre la petite rancune qu'il avait éprouvée lorsque
Louis avait éludé sa question. Aussi la reposa-t-il, d'un ton tout
différent :
– Tes grands-parents vont s'inquiéter, non ? Ils habitent loin ?
– Non, pas trop. Enfin, dans le bas.
– Oui. À l'autre bout, quand même.
C'était bien avant qu'on ait
inventé les téléphones portables. Tout en marchant sur le chemin du retour,
tirant sa luge cette fois vide, guettant les allées et venues de sa chienne et
couvant d'un œil attendri le petit garçon, Paul songea qu'il lui fallait
rassurer les grands-parents qui devaient en avoir besoin. Il était déjà une
heure de l'après-midi. Le froid lui avait aiguisé l'appétit et il lui tardait
de se mettre à table, mais pas avant d'avoir fait le nécessaire. Ils étaient
arrivés au début de la rue des genévriers, tout près de la maison de Violette
la factrice. Paul eut l'idée de sonner pour demander à utiliser le téléphone, mais
il n'en eut pas le temps : une voiture s'arrêta près d'eux.
– Papy ! cria Louis en se précipitant vers la vitre du
conducteur.
Le visage un peu contrarié,
celui-ci lui lui ordonna de monter à l'arrière d'un signe de tête. Paul
s'approcha de la grand-mère, assise à l'avant, et elle baissa sa vitre. En deux
mots, il expliqua pourquoi le petit garçon l'avait suivi, et de loin, sinon,
précisa-t-il, je l'aurais détrompé tout de suite pour qu'il ne se mette pas en
retard.
– Ne le grondez pas, conclut-il. Il est très bien élevé et puis ça
partait d'un bon sentiment.
– Et pis c'est pas de ma faute, dit Louis, penché depuis la banquette
arrière, je n'avais jamais vu un facteur avec une luge et un chien. Chez nous,
en ville, ils sont pas comme ça. Au revoir, m'sieur.
Et la voiture repartit,
laissant Paul tout songeur. Décidément, ces tournées à l'approche de Noël
étaient pleines de surprises, pensa-t-il. Il faudra que je dise à Violette
d'emprunter l'ânesse de Jacky, on la prendra pour la Tante Arie.
AYAD
Ça commence comme une histoire
de facteur – encore une ! Mais ce n'est même pas une histoire, du moins
pas une histoire inventée, ce n'est pas celle du facteur, le décor principal
n'est ni Seloncourt ni Blamont, mais Pierrefontaine-lès-Blamont.
Revoilà donc ce brave Paul à
qui il en est tant et tant arrivé. Nous sommes un matin d'automne de l'an 1983,
à Seloncourt, sur la rue du Général Leclerc, autrefois appelée rue du tramway,
celle qui mène à Hérimoncourt. À peu près en face de la Panse, qui n'est pas
encore le parc de la Panse, mais plutôt l'usine Wittmer. C'est donc que Paul
fait un remplacement sur la tournée 2, celle de Philippe. Il n'y a pas
grand monde sur le trottoir, avec ce temps de chien. Les sacoches en cuir sont
complètement détrempées et il est bien difficile de garder le courrier sec. Le
long ciré noir de Paul le protège jusqu'aux genoux, mais l'eau lui dégouline
dans le dos depuis sa casquette et ses chaussures font un coassement de
grenouille à chaque pas. Il vient de mettre une lettre molle comme une crêpe
froide dans la boîte du fleuriste Trassaert et reprend son chemin en direction
de Berne quand un passant un peu étrange l'agrippe par le bras.
C'est un homme déjà âgé, qui
fait des efforts désespérés pour se faire comprendre. En effet, il s'acharne à
s'expliquer en bégayant, dans un français très fragmentaire. Heureusement, Paul
l'a déjà vu, sur le plateau de Blamont où il habite, et peut reconstituer
l'histoire comme un archéologue reconstitue un beau vase à partir de quelques
éclats de terre cuite. C'est un vieil Arabe, au visage orné d'une grande barbe
blanche qui évoque celle du sapeur Camember. Paul a pu lire son nom une fois
sur sa boîte aux lettres, un jour où il distribuait des prospectus. Il n'a pas
oublié ce nom : ce n'est pas un nom du coin, c'est Ayad Khellaf.
Ayad est descendu ce
matin-là à Hérimoncourt pour toucher sa pension à la perception, croit
comprendre Paul. Et puis... il s'est passé Dieu sait quoi et Ayad se retrouve
sur ce trottoir, sous la pluie battante, ne sachant pas comment remonter à
Pierrefontaine. Il lui faut téléphoner, c'est ça, qu'il essaye de faire
comprendre, mais il ne sait pas comment ni où. Jetant un coup d'œil aux
alentours, Paul se souvient qu'un nommé Léon habite tout près de là. Léon, un
septuagénaire assez alerte et de contact plutôt facile, qui a exercé jadis le
noble métier de facteur pendant quelque temps. C'est Philippe, le titulaire de
la tournée où Paul fait son remplacement, qui le lui a présenté au café de la
Mairie, ou au Bar Français, enfin bref, là où les retraités se rencontrent et
causent avec les facteurs.
Léon ne refusera
certainement pas à un jeune collègue qu'il utilise son téléphone pour venir en
aide à un homme dans le besoin. À un ancien combattant, même, dans le besoin. Car
Ayad est un ancien combattant, et la pension qu'il est venu chercher à grand
péril au Trésor Public d'Hérimoncourt a été méritée pour ses faits d'armes.
Donc, Paul sonne, et lit
instantanément la contrariété qui assombrit le visage de Léon à la vue de ces
deux personnes trempées comme des barbets : un jeune facteur barbu aux
cheveux tombant sur les épaules et un vieil Arabe encore plus barbu, bègue et
un peu éméché... Léon, pourtant si sociable au Bar Français... Paul s'empresse
de lui expliquer qu'il connaît bien Ayad, qu'il habite sur le plateau, qu'il
faut qu'il téléphone pour rentrer chez lui en taxi ou autrement. Sans doute à
contrecoeur, Léon accepte et consent même à ce qu'Ayad reste à l'abri en
attendant son taxi. Rassuré, Paul repart en tournée après avoir chaleureusement
remercié Léon et serré la main d'Ayad qui ne veut plus le lâcher.
Si Paul sait un peu qui est
Ayad, c'est grâce à Annie et Jean, des amis instituteurs. Il y a bien des
années, Annie a pris son premier poste de titulaire à
Pierrefontaine-lès-Blamont, alors que Jean était nommé à Bethoncourt. Ayad, à
cette époque cantonnier du village, était chargé d'arroser les plantes et
d'allumer le fourneau dans la salle avant que la classe ne commence et ils en
gardent un bon souvenir, le souvenir d'un homme à la vie bien mouvementée. Pour
ce qu'ils connaissent de lui, c'est un homme qui a quitté jadis sa Kabylie
natale pour aller guerroyer contre Mussolini et Hitler et qui est resté finir
ses jours en France comme cantonnier dans un petit village du Doubs. Il n'en savent
guère plus, sinon qu'Ayad vit seul avec ses chats dans un appartement au milieu
du village.
C'est bien plus tard que
Paul découvrira quel roman d'aventures a été la vie d'Ayad. D'abord, en
écoutant Marie-Louise, sa vieille amie de Seloncourt qui a fait la 2ème
guerre mondiale dans les transmissions après s'être engagée en Algérie, où elle
venait d'avoir 20 ans. Elle a vécu la campagne d'Italie et le débarquement de
Provence. Cette héroïne nostalgique chouchoute comme elle peut ses anciens
frères d'armes et, en particulier, elle envoie de temps à autre un colis à Ayad,
qui s'est battu à Monte Cassino dans un mètre de neige. Il a même a été l'un
des quatre survivants de sa compagnie, écopant d'une balle dans la jambe et de
deux pieds gelés. Bien qu'antimilitariste et plutôt anar, Paul a du respect
pour ces deux anciens. C'est grâce
à eux s'il peut respirer et penser librement.
Au cours d'autres
conversations, avec son ami Bertrand, puis avec Jean Fleury, Paul va apprendre
ce que devint Ayad après avoir pourchassé les nazis jusqu'à leur écrasement,
quand il fut démobilisé.
Par quel sortilège, par quel
coup de dé d'un djinn facétieux Ayad mit-il un jour les pieds dans la ménagerie
du cirque Amar ? Paul a un souvenir étonnamment précis d'une petite aventure
qui lui était arrivée à lui, à l'âge de 5 ans, dans la ménagerie d'un cirque de
passage à Auxonne. Il était là, tout petit, devant un éléphant, et lui avait
tendu un croûton de pain que la grande bête avait saisi délicatement avec sa
trompe. L'a-t-il rêvé ? l'a-t-il inventé ? Pourtant, l'image est si
nette dans sa mémoire. Est-ce qu'Ayad a tendu un jour un morceau de pain à un
éléphant du cirque Amar ? Peut-être. Sans doute, même, puisqu'il s'est
retrouvé pendant des années employé à soigner les pachydermes. Ce qui lui
permet de faire presque le tour du monde. Est-il passé un jour de 1954 à
Auxonne, a-t-il vu un petit blondinet tout bouclé tendre sa petite main vers
l'un de ses protégés ? Qui sait ?
Puis Ayad se lasse de ce
métier et s'arrête en Lorraine, où il est un peu mineur, un peu ouvrier dans
une fabrique de poëles en faïence. Ensuite il se fait embaucher à Colmar, dans
une entreprise de travaux publics, et un beau jour il se retrouve à
Pierrefontaine-lès-Blamont, pour l'adduction d'eau potable entre la frontière
suisse et Écurcey. Le chantier va durer deux ans, au bout desquels Ayad ne
voudra pas repartir. Après toutes ces pérégrinations, après toutes ces
errances, il décide de se fixer dans le joli village qui a poussé au pied du
Lomont. Peut-être ce contrefort du massif du Jura a-t-il quelque chose qui lui
rappelle la Kabylie de son enfance. Peut-être est-il fatigué de cette vie
d'aventures. Peut-être a-t-il noué des amitiés avec les gens du coin et se
sent-il enfin chez lui.
Un maire compréhensif
l'embauche comme cantonnier. Compréhensif, car la vie de baroudeur qu'Ayad a
menée ne lui a pas forgé un caractère placide. Il n'est pas réglé comme une
pendule suisse et n'a jamais adhéré à la Croix-Bleue. Pourtant, le village l'a
adopté, et Ayad, avec sa grande barbe, ses chats, sa diction heurtée fait
bientôt partie de Pierrefontaine tout autant que le lavoir ou le temple. Un
jour, il doit être hospitalisé et, pendant son absence, des habitants généreux
lui font la surprise de repeindre son logement, qui en avait grand besoin !
Certes, les gens du pays regardent les Arabes avec plus que de la méfiance,
mais Ayad, c'est Ayad, ce n'est pas pareil... Quand il mourra, des personnes au
bon cœur prendront soin de ses chats, comme s'ils étaient un peu de lui-même.
Et pour Paul, qui aime tant
les cartes postales couleur sépia, il n'est plus possible de se représenter le
petit village plein de charme sans son lavoir, sans son temple, sans son
épicerie fermée il y a peu mais aussi sans le vieux guerrier bégayant, barbu et
bourru qui aimait les chats et les enfants, et son histoire digne d'une page
dans un album d'Épinal...
Pierrefontaine-lès-Blamont,
le 20 février 2013
Je viens de lire ce texte concernant Ayad que j'ai bien connu. Si sa vie ne m'est pas étrangère lorsqu'il travaillait à la pose de la canalisation d'eau de la Suisse à Ecurcey. Je découvre sa vie antérieure qui se déroulait déjà dans le département du Doubs. Merci pour le rédacteur. Je songe notamment à Jean.
RépondreSupprimerMichel Mougin
Je me souviens de cet homme Ayad. Belle description où j'apprends qu'il connaissait le département du Doubs bien avant de s'installer définitivement à Pierrefontaine les Blamont. Merci au rédacteur de ce bel article. Je songe notamment à Jean. Michel Mougin
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