C’était il y a bien longtemps, plus d'un demi-siècle. Dans cette petite ville du Doubs, on allait travailler chez Peugeot, et non à PSA, AOP, PMTC, Ugine ou FAURECIA. Le petit garçon était au cours moyen première année et, comme avant-goût des vacances de Noël, le maître avait décidé de passer un film à sa classe d'enfants bien sages. Un film en noir et blanc, muet, projeté sur un drap tendu sur le tableau, après que les fenêtres avaient été occultées avec de grands rideaux noirs. Jusqu'à la fin de ses jours, le petit garçon se rappellerait de la belle histoire contée ce jour-là. La voici, cette histoire.
La première image est celle d'un magnifique sapin de
Noël, étincelant de boules, guirlandes et bougies. C'est le matin du 25, les
parents attendris font entrer une petite fille en chemise de nuit, qui porte dans
ses bras un vieux pantin fait de chiffons, avec une tête qui fait penser à une
carotte dont on aurait coupé les fanes pour ne laisser qu'une touffe coiffée en
pétard.
Au pied du sapin, de magnifiques jouets tout neufs
attendent la fillette : une superbe poupée, une girafe, un ours en
peluche. Émerveillée par ces nouveautés, la fillette jette son pantin avant de
se précipiter vers le sapin. Le pauvre pantin gît dans un coin, désarticulé,
comme s'il était mort.
Le soir, quand la fillette vient de s'endormir, le
Père Noël vient au chevet de son lit et décide de lui inspirer un rêve. Voici
ce rêve :
Le pantin se réveille et s'anime, faisant un signe
amical à la petite fille. Puis il se lève et esquisse quelques pas de danse,
avant de grimper sur le tabouret à vis du piano, dont il fait remonter le siège
en courant pour le faire tourner. Après quoi, il grimpe sur les touches et joue
une musique entraînante en gambadant. Ensuite, il descend et devient patineur,
puis acrobate, manquant renverser un vase que la fillette rattrape in extremis.
Dans la mémoire du gamin qui a vu ce film il y a si longtemps, la petite fille
reprend tendrement le pantin et le serre contre elle. Mais cette dernière
scène, c'est pendant qu'elle rêve encore. On ne saura pas si elle va le
reprendre une fois réveillée. Mais j'aimerais bien que ce soit comme ça...
Le petit garçon qui avait vu ce film – il s'appelait
Pierre – était parfois invité chez Alain, un copain qui avait un train
électrique. Un beau train de la marque Hornby, avec un grand circuit à 3 rails
et un transfo, et une loco électrique BB. On voyait aussi une gare, un tunnel
et deux aiguillages que le copain actionnait savamment. Même la façon qu'Alain avait
pour dire "le transfo" ou "la loco" avait quelque chose de savant.
Alain habitait une grande maison, son papa était
ingénieur, sa maman avait une façon spéciale d'annoncer qu'il était l'heure du
goûter, et il avait une salle de jeux : tout cela donnait à Pierre
l'impression qu'il s'était aventuré dans un milieu qui n'était pas le sien. Un
peu comme un manant qui marcherait avec ses gros sabots sur les beaux parquets
cirés d'un château, où il aurait été invité par erreur.
Aussi, quand le jour de Noël, Pierre découvrit un
grand carton au couvercle illustré d'un train modèle réduit Baby Trafic, son
cœur se mit à battre de joie. Le carton contenait un ensemble de rails à
assembler pour faire un circuit rond tout simple. Il y avait une loco
mécanique, qu'on remontait avec une clé, un tender et un wagon de voyageurs. Ce
n'était pas très compliqué ni à monter, ni à faire fonctionner, et cela ne
prenait pas non plus trop de place. Pierre passa des heures et des heures à
remonter le ressort de sa loco, puis, à plat ventre dans sa chambre, à la
regarder rouler, tirant bravement son wagon de voyageurs, tout en se racontant
des histoires de train. Il se bricola un tunnel avec des bouts de bois et du
papier rocher, monta une gare avec ses cubes et peupla le circuit avec ses petits
soldats de plastique. Et, contre toute évidence, pour Pierre, c'était son train
électrique. Même si on le remontait avec une clé.
Il aurait bien voulu inviter son copain Alain à voir
son petit train, mais il semble que, si Pierre était quelquefois invité le
jeudi après-midi, il y avait toujours un empêchement quand il voulait rendre la
pareille. Un jour Alain avait un devoir à finir, un autre jour il attendait la
visite d'une grand-mère, ou encore il était souffrant. Sans le dire, les
parents d'Alain trouvaient que Pierre était d'un milieu trop modeste pour que
leur rejeton passe un après-midi chez lui. Mais cela, Pierre ne pouvait même
pas le soupçonner.
C'est pourquoi il fut tellement déçu le jour où il arriva
au milieu d'une conversation entre Alain et un autre garçon, Robert, le fils du
docteur. Tous deux étaient en train de comparer les possibilités de leurs
trains électriques et Pierre ne put s'empêcher de parler du sien. Cette fois,
il les invita de façon plus pressante à venir le voir. Les deux enfants se
tournèrent vers lui et, presque en chœur, lui déclarèrent d'un air un peu
condescendant :
– non,
mais nous on parle de train électrique.
Le tien, ce n'est qu'un train mécanique, avec un moteur à ressort, qu'on
remonte.
Cette fois, le petit prolo prit brutalement
conscience qu'il avait été invité, peut-être un peu par charité, dans une
famille d'un autre milieu. Il n'eut pas le temps de ruminer son amertume, car
la fin de l'année scolaire arrivait.
Une année passa et Pierre entra en 6ème
au cours complémentaire de sa petite ville, alors que Robert et Alain étaient
inscrits au lycée de Besançon. Avec l'adolescence, Pierre perdit l'habitude de
jouer avec son petit train. Il le rangea au grenier, dans le carton illustré,
aux coins un peu écornés. Mais il ne le rejeta jamais, comme la petite fille du
vieux film l'avait fait avec son pantin.
Bien des années plus tard, devenu un papy aux
cheveux blancs, il regardait toujours avec une émotion secrète les trains
miniatures, exposés dans des vitrines de Noël. Il se sentait complice avec les
collectionneurs et les modélistes, il partageait leur fascination, même s'il
n'aurait pas eu leur patience et leur minutie. Mais il n'osait pas leur parler,
échaudé par le dédain de ses deux petits camarades de jadis. Il ne se sentait
pas assez spécialiste. Et puis à quoi bon, autant garder ses rêves pour soi...
Il lui resta, sans doute à cause du vieux film
"Rêve de Noël", une douce manie, celle de réparer les jouets cassés.
Il avait mal au cœur s'il voyait qu'on allait les jeter à la poubelle. Il
prenait alors quelques vieux outils qui avaient appartenu à son père, un tube
de colle ou un pot de résine synthétique et remettait en état les jouets
estropiés, autant pour lui que pour leurs petits propriétaires.
Non loin de la petite ville où Pierre avait passé
son enfance vivait Catherine, une petite fille de son âge. Elle était émerveillée
par les poupées, les petites maisons de poupées, les dînettes et les landaus.
Elle y joua jusqu'à un âge où les gamines préfèrent aller cueillir des bisous
dans les chemins creux ou les passages étroits que, dans notre pays, on appelle
des gasses. Sa maman dut même la
rappeler gentiment à l'ordre, en lui expliquant qu'elle pouvait encore jouer à
la poupée dans sa chambre ou au grenier, mais qu'il ne fallait plus qu'elle promène
son poupart en landau dans la rue. Puis, les années passant, Catherine devint
maman et même mamie. Mais il lui resta un don : elle sut toujours se
mettre à la portée des tout petits en jouant avec eux et partager leur monde. À
ces moments-là, c'était la petite fille de dix ans qui vivait en elle sous
l'apparence d'une mamie. Tant de grandes personnes ne sont plus capables de se
souvenir qu'elles ont été des enfants...
Ce n'est pas Catherine non plus qui aurait jeté sa
poupée dans un coin sous prétexte qu'elle avait reçu des jouets neufs. Ni quand
elle était petite ni quand elle devint une grande personne. Sans doute, quand
Catherine et Pierre étaient enfants, il fallait prendre soin des ses jouets parce
que les parents n'étaient pas assez riches pour en acheter souvent.
Mais ce n'était pas seulement une question
d'économie. C'était aussi parce que ces enfants étaient sensibles, et que
chaque jouet était pour eux plein de souvenirs. Ils y étaient attachés comme si
ces jouets avaient été vivants et, de fait, leur imagination d'enfant donnait
vie à leurs jouets. Aussi, à quoi bon chercher à se faire offrir la dernière
nouveauté ? Ou chercher à avoir mieux que ses copains ?
Voilà ce que ressentait Pierre, dans le fond de son
cœur, quand il allait voir ses trains miniatures. Et Catherine ressentait la
même chose devant une vitrine de Noël mettant en scène une belle poupée
ancienne, au milieu de son petit logement. Catherine et Pierre, qui ne
s'étaient jamais rencontrés, avaient traversé la vie avec leur secret, ce genre
de secret que l'on garde pour soi parce que ça ne sert à rien d'essayer de
l'expliquer. Vous avez déjà vu des poupées russes, des matriochkas, qui
s'emboîtent les unes dans les autres ? Eh bien Catherine et Pierre étaient
comme ces poupées russes, et si la poupée la plus grosse, celle que tout le
monde voit, a l'apparence d'une grande personne, il y a, bien cachée à
l'intérieur, une toute petite poupée. C'est leur cœur d'enfant qui est resté
vivant. Bien protégé par toutes les couches de solides matriochkas de bois.
Mais je vous raconte cela à propos de Pierre et
Catherine, il y en a sans doute bien d'autres comme eux, simplement on passe
sans les voir, trop pressés, avec nos vies de fous, notre désir de paraître et
notre peur d'avoir l'air dépassé.
Et voilà qu'arrive ce fameux mois de décembre. De
quelle année ? 2014 ? 2015 ? Il n'y a pas bien longtemps, en
tout cas. Pierre a proposé à sa petite-fille Charlotte de lui montrer de belles
maisons de poupées, et Catherine veut faire voir à son petit-fils Antoine un
magnifique train électrique comme ceux qu'il y avait jadis dans le pays. Et,
sans que Pierre et Catherine, pas plus que Charlotte et Antoine, n'aient fait
exprès, tous quatre se retrouvent, sans se connaître, à une belle exposition de
jouets anciens présentée par une association de la petite ville.
Et les choses ne se passent pas tout à fait comme
prévu. Catherine, bien que toute attendrie par l'intérêt que son petit-fils
accorde au petit train, ne sait pas trop quoi répondre à ses nombreuses
questions.
– Et
tu en as vu, mamie, des trains comme ça ? Ils étaient comme ça quand tu
étais petite ? Et celui-là, tu crois qu'il est télécommandé ?
Quant à Pierre, il est moyennement attiré par les
jolies poupées et leurs maisons. Si sa petite-fille Charlotte semble captivée par
les sujets exposés, il ne sait pas trop comment partager avec elle ce moment
d'émerveillement.
Du regard, Catherine cherche un visiteur qui
pourrait venir à son secours en répondant aux questions d'Antoine. Ses yeux
rencontrent ceux de Pierre, qui attend patiemment que sa petite-fille aille
voir d'autres jouets. Et les yeux se disent bien des choses avant que Catherine
ne fasse un pas vers Pierre pour lui demander son aide. Ces yeux, ils racontent
l'enfance du papy et de la mamie, leur attendrissement devant l'émotion des
petits enfants, leurs souvenirs des Noëls de jadis.
– Excusez-moi,
monsieur, est-ce que vous pourriez répondre à mon petit Antoine ? Moi ce
n'est pas trop mon rayon.
Et Pierre, tout aimable, va s'occuper du petit
Antoine cependant que Catherine se rapproche de la petite Charlotte pour
qu'elle ne reste pas toute seule.
Et, tandis que l'un ne tarit plus d'anecdotes –
sur les trains à vapeur de sa jeunesse – la gare de triage de Nancy, qu'il
regardait depuis la fenêtre du troisième étage de sa grand-mère, s'emplissant
les narines de la bonne odeur souffrée des panaches de vapeur et de fumée noire –
les compartiments de troisième classe où il fallait grimper depuis le quai
encombré de voyageurs portant leurs valises, l'autre raconte la poupée de bois
que son arrière-grand-père avait taillée à sa grand-mère alors enfant, dans un
rondin sauvé du fourneau, pour la consoler de ne pas avoir un jouet à la
Saint-Nicolas.
Catherine fait aussi revivre le souvenir de son ours
en peluche, qui s'était peu à peu vidé de sa bourre à force d'être serré et
traîné par un bras, et que sa maman avait décousu pour le garnir à nouveau avec
des feuilles de fougère sèches.
Les deux enfants écoutent, comme si on leur parlait
d'un autre monde. Ce qui les surprend le plus, ce ne sont pas les histoires du
temps passé, non, c'est qu'ils sentent l'émotion des grandes personnes qui leur
racontent ces souvenirs. Ça leur fait tout drôle, que des grandes personnes,
presque des personnes âgées, aient les yeux perdus dans le vague à propos de
Noël et de jouets, et qu'elles semblent aussi émues.
Quand la visite est terminée, tous quatre se retrouvent
sur le trottoir, dans l'air froid de décembre. Il fait nuit. Ils ont envie de
marcher un peu devant les vitrines, avant de rentrer chez eux. Une odeur de
marrons grillés vient leur emplir les narines. Pierre offre à chacun un cornet
brûlant, et, quand ils ont tout grignoté, les deux enfants se prennent par la
main. Le papy et la mamie vivent seuls depuis longtemps. Ils se regardent et,
sans une parole, juste avec un sourire, Catherine prend le bras de Pierre.
Et je vous souhaite à tous un Noël aussi rempli de
bonheur que celui qui attend nos quatre amis.
12 décembre 2015
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