l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

jeudi 17 novembre 2016

réédition

Il ne reste plus que quelques exemplaires des Histoires vraies du Facteur Paul. Une réédition est en cours et sera disponible à partir du 6 décembre 2016.

lundi 3 octobre 2016

GÉNÉRATIONS CHOCOLAT

Le petit garçon finissait de déballer ses jouets devant le sapin de Noël. Il y avait déjà, pêle-mêle au milieu des papiers cadeaux arrachés et froissés à la hâte, un robot, qui attendait ses piles pour lancer des éclairs et des formules de politesse d'une voix de robot, une voiture téléguidée et une tablette tactile. L'une des grandes personnes qui l'entouraient déclara, du ton de quelqu'un qui est très au courant :
            Et puis je crois bien que le Père Noël avait un paquet plus gros. Il n'a pas pu le mettre sous le sapin. Va donc voir dans l'entrée.
Suivi de toute la famille, le petit garçon courut à l'endroit indiqué, où l'attendait non pas un paquet, mais un superbe VTT rouge, flambant neuf, brillant de tous ses chromes et sentant encore le vernis. Il battit des mains, puis retourna au salon où il s'empara de sa tablette. Les appareils photo bruissaient comme des élytres de hannetons. Une tante filmait au caméscope. Et, avec sa tablette, le petit garçon prenait des photos et filmait ceux qui le filmaient et le prenaient en photo.

 Malgré son âge, l'oncle Paul serait bien allé regarder à nouveau le magnifique vélo. Mais il n'osait pas quitter la famille rassemblée près du sapin. D'ailleurs, on commençait à servir l'apéritif. Le Père Noël n'avait pas attendu minuit pour passer, il avait profité du moment où le petit Louis prenait son bain pour faire sa livraison. Je crois même que, furtivement, il avait fourré, dans la poche du pantalon qu'il portait sous sa houppelande, une poignée de papillotes qui avaient été placées tout exprès pour lui, dans une coupe posée sur un guéridon.

Entre la fin de l'apéritif et le début du repas de réveillon, il y eut un bref moment de flottement dont l'oncle Paul profita pour aller jeter un bref coup d'œil au magnifique vélo. Il l'avait déjà vu, pourtant, mais il ne s'en lassait pas. Machinalement, il fouilla dans la poche de son pantalon et en sortit une papillote, qu'il déballa sans quitter des yeux la bicyclette. Quand il la porta à sa bouche, le goût délicieux du chocolat acheva de le transporter dans ses souvenirs d'enfance. Défroissant l'emballage doré de la papillote, il le glissa dans sa poche ainsi que le papier paraffiné, sur lequel figurait l'habituelle petite blague qu'il se promit de lire plus tard.

Pour Paul, un vélo, c'était un cadeau merveilleux. Il gardait toujours, frais comme si cela datait d'hier, le souvenir du jour où on lui en avait offert un. Pourtant, c'était il y a soixante ans... Il habitait à l'étage d'une vieille maison dont le rez-de-chaussée était occupé par le garage des propriétaires, également patrons de son père, et par un bûcher mal éclairé. Entre les deux se trouvait la porte d'entrée. Un couloir menait à l'escalier qui montait au logement.
Alors qu'il avait dix ans, un soir, son papa lui avait demandé d'aller chercher une bouteille de vin dans le bûcher. Demande un peu surprenante, car, au repas, ses parents ne buvaient que de l'eau plus ou moins rougie par quelques centilitres de "cachet bleu" et il n'y avait rien au bûcher qui ressemble à une cave d'amateur de vin. Enfin, sur la table, le litre à étoiles entamé était encore plein aux trois quarts. Mais bon, Paul était un garçon obéissant. Il descendit au bûcher, préparant ses yeux à la quasi-obscurité qui y régnait. Et là, après avoir ouvert la porte, il découvrit un magnifique vélo bleu ciel, à sa taille. Il y avait la lumière, une dynamo, de bons freins, ça sentait le caoutchouc neuf des pneus. Pas de dérailleur, pour quoi faire, celui de son grand frère sautait tout le temps et il fallait se salir les mains avec le cambouis de la chaîne plusieurs fois par balade. Paul était remonté ému jusqu'aux larmes, embrassant ses parents, trépignant d'enthousiasme et toute la famille était descendue dans la cour pour qu'il y fasse des tours et essaie ses freins.

Avec son vélo, Paul avait exploré tous les alentours de la petite ville où il vivait. Un jour, il était même allé jusqu'en Suisse et, à la première boutique, il avait acheté du tabac Burrus bleu pour son papa et une plaque de chocolat pour lui et sa maman. Il lui avait fallu grimper une côte assez longue, mais quand on pèse le poids d'un moineau et qu'on a de bons jarrets, ce n'est pas une affaire. Le chocolat, qu'il attendit d'être rentré à la maison pour déguster, en était encore meilleur. Du chocolat Cailler, au lait et aux noisettes. Le présentoir montrait tellement de chocolats différents qu'il avait eu bien du mal à se décider. C'était une gourmandise d'exception : habituellement Paul goûtait de quatre carrés de chocolat noir Menier que, par ailleurs, il trouvait délicieux. Et du Banania le matin, avec ses tartines. Un vélo, du chocolat autant qu'il en voulait, il vivait une enfance de prince, décidément, à côté de celle des générations précédentes.

Un jour, alors qu'il était seul pour le goûter, Paul avait trahi la confiance que lui accordaient ses parents. Il grignotait sur la terrasse, en lisant un livre, et avait apporté non pas quatre carrés, mais la plaque entière de chocolat avec lui! Des carrés, il en mangea seize, ce jour-là, incapable d'empêcher sa main de retourner vers la plaque lorsqu'il avait fini de croquer et de sucer un carré du délicieux chocolat noir. Presque la moitié de la plaque! Et, le soir, alors qu'il s'attendait à se faire gronder, à se faire priver de chocolat pendant quelques jours, ses parents n'avaient rien vu! Seule sa conscience le tourmentait, à tel point que, soixante ans plus tard, il ne se sentait pas très fier d'avoir été aussi gourmand.

Mais comment résister à cette amertume, subtilement sucrée, à cet arôme incomparable qui semblait l'envahir tout entier lorsque sa langue écrasait doucement le morceau de chocolat noir contre son palais... Si délicats, si recherchés, que fussent les chocolats suisses, ils ne lui avaient jamais donné cette ivresse procurée par le chocolat noir. Du chocolat Menier, en attendant qu'il en découvre d'autres, et d'autres encore, au fil de sa longue vie.

Le petit Paul aimait aussi son bol de Banania du matin, mais ce qu'il préférait, c'était le fond, le marc de cacao comme on dit le marc de café, qu'il raclait jusqu'à la dernière trace pour en savourer tous les arômes. Et plus tard, adulte, il découvrirait le Van Houten, le nectar des cacaos à préparer...

Ces souvenirs dataient de soixante ans, mais ils étaient aussi frais que s'ils avaient été d'hier. Et tout cela à cause d'une papillote dérobée par le Père Noël...

Paul en était là de ses rêveries quand une parente, bien plus âgée que lui, vint le rejoindre dans l'entrée.
            c'est dommage qu'il ne puisse pas l'étrenner en ce moment, avec cette neige, n'est-ce pas, Paul?
            Oui, c'est dommage, Tante Lina. Mais il pourra venir te voir au printemps.
            oui, à Pâques, quand le lapin sera passé. Il prendra son beau vélo pour venir ramasser les œufs.

... Quelques mois passèrent, et Louis, le petit garçon, eut le temps d'apprendre à bien utiliser son vélo. À bien servir son vélo, comme on dit chez nous. Il savait déjà comment rouler et tourner sans tomber, mais il y avait le dérailleur, et surtout les freins. Il apprit à ses dépens qu'il valait mieux ne pas bloquer la roue avant, sous peine de passer par dessus le guidon. Mais, après quelques après-midi, il maîtrisait parfaitement et pouvait faire des dérapages avec ses copains, malgré les injonctions des grandes personnes qui n'avaient nulle envie de remplacer trop souvent les pneus.

Puis ce fut le jour de Pâques. Louis n'habitait pas trop loin de chez la grand-tante Lina, et on lui donna la permission d'aller ramasser les œufs dans son jardin. Il enfourcha son beau vélo rouge et fila d'une traite chez l'aïeule qui l'attendait avec un bol de chocolat chaud. En lui sautant au cou pour l'embrasser, le petit garçon faillit la blesser avec son casque.
            De mon temps, on n'avait pas de casque, remarqua Tante Lina. Un bonnet ou un béret, ou un chapeau de soleil en été.
            mes parents disent que c'est à cause de la circulation, expliqua Louis.
            ça, c'est vrai! quand j'avais ton âge, il n'y avait pas toutes ces voitures et tous ces camions! mais enlève quand même ce casque pour me faire un vrai bisou. Et puis nous irons dans le jardin quand tu auras bu ton chocolat, il fait encore frais, le matin.

Il y avait des œufs plein le jardin, et même dans une petite niche où coulait doucement une source. Nanti d'un panier d'osier, Louis eut bientôt terminé sa cueillette et vint poser le tout à la cuisine, sur la toile cirée de la table.
            Comment tu vas faire pour emmener tout ça? s'inquiéta Tante Lina. Tu ne vas quand même pas tout manger tout de suite!
            Non! juste les oreilles du lapin! répondit Louis en riant. Mais j'ai pris un petit sac à dos, Tante Lina.
            quand j'avais ton âge, il fallait aller jusqu'en Suisse, pour trouver des chocolats comme ça! C'était juste après la guerre, on ne trouvait pas ça ici.
            et tu y allais en vélo, Tante Lina?
            oui, j'y allais en vélo. Mais tu n'as pas fini ton cacao?
            non, j'en veux plus.
Alors l'aïeule raconta comment, au moment de la guerre et des restrictions, elle appréciait la veillée de la Saint Sylvestre à la salle paroissiale, parce que le pasteur offrait, luxe inouï, un cacao chaud à tous les assistants. Ému et un peu honteux, le petit Louis lui demanda de réchauffer le reste de son bol et le dégusta jusqu'à la dernière goutte. Puis il se fit plus curieux :
            dis, tu veux bien me raconter un peu comment c'était, quand tu étais petite ?
            Ah... quand j'étais petite, c'était la guerre, et quand elle a été finie tout le pays était encore très pauvre. On ne trouvait pas tout ce qu'on voulait à manger. Bien sûr, chez les paysans, il y avait toujours des légumes, des œufs, du lait, du beurre, même de la viande, mais pour avoir du café ou du chocolat, c'était presque impossible. Alors on allait le chercher en Suisse.

Tante Lina ferma les yeux et sembla plonger dans ses souvenirs. Elle sursauta quand le téléphone sonna. C'étaient les parents de Louis, qui venaient la chercher pour le repas de Pâques. Lui-même devait vite sauter sur son vélo et rentrer pour être à l'heure.

L'aïeule embrassa le petit garçon avant qu'il ne remette son casque.
            mais je veux que tu me racontes la suite, cet après-midi, quand les grands seront partis se promener.

... Après le repas de Pâques, comme prévu, les grands partirent faire une petite promenade digestive. Il faisait beau mais il faisait encore cru dans les maisons et un bon feu crépitait dans la cheminée. Assis en face du foyer, Louis et la grand-tante Lina reprirent leur causette du matin.

Et l'aïeule lui raconta.

Comment, alors qu'elle était encore petite, les soldats allemands qui envahissaient le pays cherchaient à se faire bien voir de la population, par exemple en distribuant des bonbons au chocolat aux enfants. Elle-même en avait eu, sur la route de Vandoncourt, se souvenait-elle.

Comment elle avait eu un beau vélo quand elle était encore une petite fille, un vélo fabriqué par un voisin, dans son bûcher. Le même bricoleur en montait pour son entourage, mais aussi pour les maquisards, et le vélo de la petite Lina était kaki. Avec ce vélo, elle partait en Suisse pour trouver des provisions qui manquaient en France. Il lui fallait se lever à cinq heures du matin et grimper la côte jusque sur le plateau et la frontière. Là, elle attendait que le magasin soit ouvert.

Parfois c'était une ferme un peu isolée, qui faisait office de dépôt et ouvrait à six heures. Lina y trouvait l'indispensable, café, sucre, riz. Mais si elle allait jusqu'à une épicerie plus grande, dans le village après la frontière, elle voyait alors des trésors comme des œufs en chocolat, aux reliefs délicatement moulés, des boîtes de cacao et bien sûr des plaques aux noms de marques prestigieuses, Peter, Cailler, Kohler ou Nestlé. Rien que l'odeur du magasin évoquait une caverne au trésor. Lina ne pouvait pas acheter tout ce dont elle avait rêvé, cependant elle goûtait quand même à ces délices, avec parcimonie, au compte-gouttes, pourrait-on dire.

Après la guerre, Lina, devenue adolescente, eut la chance de participer à un voyage organisé par le Pasteur vers une paroisse jumelée, à Neuchâtel. Le car fit une halte aux Rangiers, au pied du monument qui se dressait encore à cette époque au sommet du col. La sentinelle, surnommée le Fritz, a connu depuis bien des vicissitudes, et a fini par disparaître du paysage. Mais ce qui marqua surtout Lina, c'était une boutique où l'on pouvait acheter des Têtes de Nègre de la marque Perrier.
C'était tellement délicieux que, presque 70 ans après, le souvenir était intact dans la mémoire de la grand-tante.

Pendant qu'elle évoquait ces souvenirs, l'Oncle Paul était venu les rejoindre en face de la cheminée. Une cheville un peu douillette l'avait dissuadé de suivre les autres convives dans leur balade digestive. Et puis, sans doute, aimait-il entendre ces histoires du temps passé. Il n'était pas encore né à l'époque de la guerre, mais il se sentait quand même plus du siècle de Lina que de celui où l'on jetait par poubelles entières de la nourriture trop abondante, et souvent trop insipide malgré les excès de sel et de sucre. Enfin, pas plus que la grand-tante, il n'était né avec un téléphone portable greffé à la main, pour tchater, textoter, photographier, filmer, même, à longueur de temps.

Mais il restait deux choses du temps passé que le monde moderne n'avait pas pu jeter aux oubliettes. C'étaient les vélos et le chocolat. Quelles que soient les nouvelles saveurs des bonbons modernes, leurs nouvelles textures, leurs nouvelles couleurs, rien ne pouvait rivaliser avec l'amertume délicate, semblant venir du fin fond de l'Amérique précolombienne, avec tous les arômes profonds, du chocolat. La guerre était finie depuis longtemps, et avec elle les restrictions. Ce n'était plus la peine d'aller en Suisse pour en trouver de délicieux. Des chocolatiers pleins de talent en confectionnaient maintenant dans chaque petite ville, rivalisant d'exigence sur la provenance des fèves, jaloux de leurs secrets d'alchimistes. Pour de tels délices, la qualité ne pouvait aller de pair avec la quantité. Comme pour un vieux Bourgogne, il convenait de déguster à petites gorgées, à petites bouchées, et non de se goinfrer, sans savourer ce que l'on avale, jusqu'à indigestion.

Tout en songeant à cela, Paul avait sorti une petite boîte de chocolat achetée à un chocolatier du pays, un homme amoureux de son art, un artisan perfectionniste et sans concession. Il la tendit au petit Louis et à l'aïeule, et les trois complices communièrent en silence. C'était comme s'ils avaient eu tous les trois le même âge. Il n'y avait pas besoin de parler pour partager ce moment de bonheur, au contraire. La parole est d'argent, mais le silence est d'or.  


Seloncourt, le 2 octobre 2016




vendredi 9 septembre 2016

à paraître prochainement

Un petit livre (100 pages) relatant, sous une forme littéraire, mes souvenirs d'enfance les plus chers.

jeudi 19 mai 2016

le centenaire de Jules.




C'était au début de l'année 1994. Blamont s'affairait à commémorer le centenaire de la mort de Jules François Stanislas Viette, le grand homme du village. Pour bien des gens, ce patronyme n'évoque plus que certaines rues du pays de Montbéliard, ou encore un lycée technique. À l'extrémité Est de la grande place des tilleuls, une statue peut encore renseigner les curieux en précisant que Jules Viette avait été ministre de l'Agriculture et ministre des Travaux publics sous la Troisième République – dite la République des Jules. Jules Grévy, qui n'a pas laissé de souvenir impérissable, Jules Ferry, le père de l'école publique, laïque, gratuite et obligatoire, et Jules Viette. Malgré leurs multiples points communs, Jules Viette était aussi plaisantin et bon vivant que Jules Ferry pouvait être froid et austère. La commémoration allait rendre toutes ses couleurs à ce fougueux enfant du pays.

Qui sait si son troisième prénom, Stanislas, ne lui avait pas insufflé une part de la vigueur et de l'intelligence de l'ancien roi de Pologne devenu Duc de Lorraine, au siècle précédent ? Mais je ne vais pas vous ennuyer avec le grand Stanislas Leczynski, le roi philosophe, qui mériterait qu'on lui consacre une histoire pour lui tout seul. Restons donc à Blamont, avec notre Jules local, fils d'un marchand de vin, dont toute une équipe de passionnés avait décidé d'honorer la mémoire cent ans après sa mort.

La commémoration comportait plusieurs volets, principalement une exposition dans la grande salle de la Maison pour Tous, déroulant la biographie de Jules Viette et brossant un tableau de la vie du village un siècle auparavant. Dans une autre salle, on avait recréé un intérieur paysan de jadis et complété l'illusion en y disposant des mannequins costumés.

On ne saurait célébrer Jules Viette sans y associer quelques plaisirs de table, de bonnes choses qui tiennent au corps, issues de notre terroir franc-comtois. Si l'on ne peut plus boire du vin d'Écurcey, comme Jules Viette aimait à en boire une chopine chez la Fignolette, on peut toujours reprendre des forces en dégustant un solide paipet fier et c'est ce que feraient près de deux cents personnes costumées dans la grande salle de la Maison de Retraite, le samedi soir. Après ces agapes, quelques comédiens improvisés joueraient trois saynètes d'époque sur une estrade dominant les convives. 

Enfin, le dimanche, on avait prévu que des artisans divers, installés sur la Place des Tilleuls, feraient une démonstration de leur métier. Un repas champêtre serait servi sous abri. Tout le village s'était activé comme une ruche pour qu'aucun détail ne soit oublié. On sentait revivre Jules Viette et son époque à travers les costumes, les panneaux et l'appartement reconstitué.
J'avais été séduit par l'idée de jouer le samedi soir avec les comédiens du cru. Les répétitions se passaient chez Marianne, une dame qui habitait à l'autre bout de la rue. Secondée par ses filles, d'aimables personnes déjà mariées ou sur le point de l'être, elle nous accueillait en nous offrant de la tisane et des petits gâteaux. Un soir, nous eûmes même droit à de succulents beignets de carnaval. Cette hospitalité chaleureuse était la bienvenue, car il fallait en prendre un peu sur soi pour remettre le nez dehors dans la nuit d'hiver et se rendre chez elle, même si ce n'était pas loin. À vrai dire, il n'y avait qu'un seul comédien expérimenté, Denis, et nous étions tous un peu ses élèves. C'était un petit homme à l'accent chantant, venu du midi pour être postier sur le plateau. Il avait, chevillée au corps, la passion du théâtre et spécialement du théâtre de boulevard et son ardeur était contagieuse. À l'occasion du centenaire de Jules Viette, il avait offert ses services et ses conseils et animait nos soirées de mise au point.

Notre prestation se ferait en trois parties. La première se passait autour d'une table, dans un café, et évoquait la visite prochaine du ministre Jules Viette dans son village natal. La deuxième se passait entre une aïeule et trois enfants. Elle mettait en scène Marianne et ses deux petites-filles, ainsi que le fils de Denis. Il fallait rédiger les dialogues, en mentionnant force détails véridiques, comme le vin d'Écurcey, que l'on buvait chez la Fignolette, et l'impertinence de l'enfant du pays, mais aussi sa simplicité et son amour du terroir. Notre cahier des charges exigeait également que de nombreuses expressions locales et mots en patois émaillent les dialogues. C'est surtout notre hôtesse qui était à la tâche et nous proposait de nouvelles répliques à chaque séance. Puis chacun y allait de sa suggestion et, en quelques semaines, les sketches furent au point.

Pour la troisième partie, l'un d'entre nous avait découvert un vieux numéro d'une revue folklorique locale où un texte de quelques pages racontait, de façon drolatique, une demande en mariage dans une famille paysanne un peu aisée. Imprudemment, je lus l'histoire à haute voix et je fus séance tenante désigné pour le faire au moment du spectacle, pendant que mes acolytes en mimeraient les péripéties. Là aussi, nous estimions être fin prêts pour le grand soir.

Tout cela nous avait bien occupés pendant quelques soirées, mais nous étions loin d'être les plus actifs, entre les bénévoles qui compilaient les sources historiques et qui confectionnaient les panneaux, ceux qui collectaient les costumes et les meubles, ceux qui se préparaient à cuisiner et à servir des centaines de repas. Jules Viette avait été maire de Blamont en 1870. Plus d'un siècle après, il redonnait du souffle à son village, sur une inspiration de celui qui exerçait aujourd'hui sa charge de premier magistrat communal.


Nous n'avions pas encore répété dans la grande salle des fêtes. Il le fallait absolument, au moins pour régler les déplacements et les jeux de scène du troisième sketch. La troupe improvisée se retrouva donc le vendredi après-midi pour la générale. Les personnes qui décoraient la salle et dressaient les tables feraient office de public.

Les deux premières parties du spectacle se déroulèrent sans encombre. On craignait juste que Michel, grimé en vieillard, ne puisse tenir tout le temps de la saynète avec la voix cassée qu'il avait choisi de prendre. Mais il y parvint fort bien. La scène avec Marianne et les enfants ne posa pas plus de problèmes. Ensuite, je me levai et pris place devant une sorte de lutrin, mon texte sous les yeux, face à la salle. Et c'est là que je reçus une douche froide. L'un des spectateurs, Jean-Claude, qui s'était approché de l'estrade, m'apostropha sans ménagement :
         Ça va pas du tout, François, on comprend pas ce que tu dis, on n'entendra rien, au fond de la salle.
J'étais interloqué. Comme tous les filages que nous avions faits s'étaient déroulés dans un salon douillet, je n'avais pas eu à forcer ma voix pour être entendu et je ne m'étais pas préoccupé de sa puissance. Mais là, nous étions dans une salle assez vaste pour accueillir deux cents personnes ! Certaines ne pourraient certainement pas se retenir de parler quand je lirais. J'avais commencé à lire debout, et non assis, ce qui augmentait déjà la portée de mon discours, et je pensais avoir parlé plus fort que dans le salon de Marianne. Mais c'était très loin d'être suffisant, semblait-il ! Pour accroître mon anxiété, Denis, notre metteur en scène et conseiller, en remit une couche :
         C’est vrai, jeune homme, on t'entend pas. Il faut que tu parles plus fort.
Docile, j'enchaînai sur un autre paragraphe, mais mes critiques improvisés se contentèrent de secouer la tête d'un air insatisfait. Heureusement, Denis se mit à me prodiguer quelques conseils pratiques pour me tirer d'affaire.
         Il faut que tu te tiennes plus droit, bien face à la salle. Regarde au fond, ou de temps en temps au milieu. Lève le nez de ton texte. Ne va pas trop vite : quand tu as terminé une phrase, imagine que ta phrase est une balle de tennis et que tu la lances vers le mur du fond. Tu attends qu'elle revienne vers toi avant de lancer la suivante.

Denis connaissait très bien son affaire. La leçon avait été donnée in extremis, au pas de course, mais elle se révéla très efficace et, chaque fois que je fais une lecture en public, je revois le petit homme brun à l'accent chantant et sa balle de tennis lancée contre le mur du fond. Cette fois, je me sentais vraiment prêt. Le samedi, on m'affubla d'une biaude noire, d'une verquelure autour du cou et mon copain Bernard me prêta aimablement le chapeau qu'il ne quittait pourtant que rarement.
Le soir venu, après avoir mangé, nous nous installâmes sur l'estrade et le rideau s'ouvrit sur la première saynète. Elle se passait autour d'une table de café et, naturellement, était principalement interprétée par des hommes. La seule présence féminine était une aimable serveuse coiffée d'une charlotte bien sage, vêtue d'un corselet noir sur sa camisole blanche et d'un devanti blanc sur sa jupe noire. Nous nous regardions les uns les autres sans nous tourner vers la salle qui, de toute façon, était peu éclairée et difficile à voir pour nous depuis notre position assise. Cela nous évita de nos poser des questions et tout se passa bien.

La deuxième partie, avec Marianne et les enfants, se déroula également sans encombres. Marianne, tout en habillant l'une des fillettes et en énumérant les pièces de vêtements qu'elle lui passait, évoqua des histoires locales, comme celle du dernier loup abattu à Brisepoutot après avoir dévoré la vieille Zélie, une colporteuse du plateau. Ou celle du nommé Tissot, douanier obligé de porter son lit en bois sur son dos et qui quitta son emploi à cause de ces conditions trop pénibles.

Après les applaudissements de rigueur, c'était le tour du repas de demande en mariage mimé. Les interprètes étaient, cette fois-ci, plutôt des dames, vêtues comme la sommelière de la scène précédente. C'est votre serviteur qui tenait le crachoir, dûment cornaqué par l'ami Denis. Et je suivais pas à pas ses directives, vous pouvez me croire. Debout à un angle de la scène, je pouvais, cette fois-ci, distinguer des visages dans le public quand je levais les yeux comme il m'avait été dit de le faire. Je ne m'y attardais pas, de crainte de perdre le fil de mon récit. Et soudain, je fus troublé par la présence d'un spectateur dont la physionomie m'était à la fois connue et inconnue. À plusieurs reprises, je posai mon regard sur lui, furtivement, sans pouvoir y mettre un nom. Ça m'agaçait un peu, mais en même temps j'en avais l'habitude. Ce n'était pas bien grave. Je n'allais quand même pas perdre le fil de mon texte en le regardant trop longuement pour chercher à l'identifier.

Tout se passa bien. Enfin, je n'avais rien vu des jeux de scène des comédiennes qui mimaient ce que je lisais, mais là aussi des rires pendant le sketch, puis des applaudissements à la fin, vinrent me rassurer et c'est avec le sourire que je saluai la salle avec la troupe. Après avoir bu un verre et devisé amicalement avec quelques connaissances, je sortis pour aller à la Maison pour Tous. L'exposition contenait pas mal d'objets de valeur, y compris de valeur sentimentale pour les personnes qui les avaient prêtés. Nous avions décidé de monter la garde à tour de rôle et, cette nuit, c'était à moi que les clés avaient été confiées.

En quittant la salle des fêtes, je fus frappé par le calme qui régnait dans le village, contrastant avec le brouhaha précédent. Frappé par l'air froid, aussi, de cet hiver qui traînait un peu en longueur.

Une poudrée de neige commençait à tenir sur le sol. Je passai devant l'ancienne ferme Donzelot, puis devant l'école primaire, la petite place et ses puits. Je longeai l'église et arrivai devant l'esplanade des tilleuls. La statue de Jules Viette en majesté, veillée par un mineur tenant sa lampe et une paysanne faucille à la main, semblait m'indiquer le chemin de l'exposition. Sous mes pas, le sol blanchi commençait à craquer un peu tandis que les branches dégarnies des tilleuls laissaient parfois tomber de petits crapets de neige mêlée de glace dont je sentais les impacts sur mon chapeau. Je montai le pont de grange de la vénérable maison, à la façade encore grêlée d'éclats d'obus, et entrai dans la grande salle du haut. Je m'empressai de refermer la porte à clé et mis la lumière pour faire un tour d'exposition. Je n'avais guère eu le temps de m'attarder devant les panneaux l'après-midi et, cette fois, je pourrais lire les explications tout à loisir.  

Soudain, je tombai en arrêt devant un tableau représentant Jules Viette. Il me semblait plus vivant que sur une photo, si tant est que nous ayons beaucoup de photos le représentant. Le portrait montrait un homme au visage plein et coloré, mais aussi au regard rêveur. Je le trouvais attachant, sans comprendre pourquoi, jusqu'à ce que je réalise que mon mystérieux spectateur de tout à l'heure en était le parfait sosie. Tout le monde a un sosie, dit-on, et cette loi s'applique sans doute à travers les âges. C'était d'autant plus amusant que les convives puis spectateurs étaient en costume, et que, plus j'y pensais, plus j'avais l'impression que le bon Jules était descendu de son tableau pour partager le paipet fier avec les gens de Blamont. Les Criquets, pour les initiés. Simple coïncidence. Ou alors un lointain arrière-arrière-petit-neveu qui aurait hérité des traits du ministre. Cela arrive parfois.

Quand j'eus fait le tour des panneaux, je me dirigeai vers une salle qui, jadis, avait été un appartement à l'extrémité ouest du corps de ferme. On y avait reconstitué un intérieur de la fin 19ème siècle, avec des chaises paillées autour d'une table ronde dressée pour la soupe, un fauteuil près de l'une des fenêtres, une belle armoire rustique à deux corps, une horloge comtoise évidemment et même un lit. Dans la pénombre, des mannequins vêtus en paysans de l'époque complétaient l'illusion d'avoir remonté le temps. C'est là que je devais monter la garde, habillé comme le bouebe figé près de l'horloge.


Je n'avais pas pris la précaution de me munir d'un livre. Mais je suis fort capable de rester sans rien faire, immobile, à rêver et à me remémorer les évènements de la journée et c'est ce que je fis, après m'être assis dans le fauteuil qui me tendait les bras. Les personnes qui avaient prêté l'horloge avaient pris soin d'en remonter le mécanisme et son tic tac lancinant donnait une sorte de vie à la scène. Après tout, immobile comme je l'étais, j'aurais pu être l'un des mannequins, maintenant que je regardais passer les heures.

Sur la table, il y avait une chandelle. Cela ferait encore plus vrai si j'éteignais l'éclairage électrique, me dis-je. Ce que je fis après avoir allumé la chandelle et vérifié qu'il y en avait plusieurs de rechange. Cette fois-ci, c'était parfait. Non, pas tout à fait. Un lampadaire de la place des Tilleuls diffusait un peu de lumière à travers la fenêtre. Je tirai le rideau et l'on put oublier ce dernier vestige du 20ème siècle.

C'est plutôt l'ennui que la faim qui me fit aller voir s'il n'y avait pas quelque chose à grignoter et à boire dans la cuisine de l'association. Il n'y avait qu'une bouteille de Côte du Rhône entamée et un plat d'inox, copieusement garni de cubes de Comté, rondelles de saucisse de Montbéliard et portions de toutché bien crémeux, restant du vin d'honneur de l'inauguration. Je rapportai le tout dans l'appartement. Il y avait des verres sur la table et je m'en servis un, que je bus à petites gorgées en picorant sur le plateau. Puis je regagnai le fauteuil et je finis par m'assoupir.

Je fus réveillé en sursaut par une voix de stentor qui me saluait en ces termes :
         alors, l'ami, on boit tout seul ?
J'ouvris les yeux et je vis devant moi le spectateur qui m'avait tant intrigué tout à l'heure, le sosie de Jules Viette, aussi ressemblant que celui du portrait. Je décidai de jouer le jeu, puisque nous étions habillés comme à l'époque du ministre. D'un geste large, je lui désignai la bouteille et l'invitai, en prenant le même ton cordial que lui :
         c'est à votre service, si vous avez une petite soif.
         eh bien volontiers, me répondit-il en s'asseyant.
Je quittai mon fauteuil pour m'asseoir en face de lui et je nous servis deux verres. Puis je lui tendis le plateau avec les reliefs de l'apéritif de la veille et il se laissa tenter.
         à la bonne vôtre ! lui dis-je en tendant mon verre.
         santé grand bien ! me répondit-il en trinquant.
Puis, piquant un cube de Comté :
         il n'a pas été fait ici, ce fromage.
         il vient de Trévillers, lui précisai-je.
         le vin non plus, ne vient pas d'ici.
         vous auriez préféré du vin d'Écurcey ?
         ma foi oui, mais celui-ci est bien bon quand même, conclut-il en se reversant un verre. Allez, creusons !
Cette fois, la bouteille était presque vide.

Décidément, mon visiteur avait bien écouté le sketch de tout à l'heure. Il jouait son rôle à la perfection. Dommage que nous ne l'ayons pas rencontré plus tôt, nous lui aurions pu écrire notre saynète avec Jules Viette en personnage principal.
Mais sans doute habitait-il quelque part en France, trop loin pour l'intégrer à nos répétitions. C'est égal, l'équipe des organisateurs avait été bien inspirée de retrouver ce membre de la famille du grand homme et de l'inviter à ce centenaire.
         Voulez-vous que j'aille voir s'il y a une autre bouteille ? proposai-je.
         Ne vous dérangez pas, cette fois-ci c'est ma tournée, répondit mon visiteur en se levant.
Il ajouta, se tournant vers la porte :
         je sais où mon paternel faisait livrer les bouteilles, quand le juge en commandait.
         le juge ?
         oui, le juge de paix. Il habite ici. Vous n'êtes pas du canton ?
         ça ne fait pas longtemps que je suis arrivé, répondis-je prudemment.

Jules – dans mon for intérieur, je décidai l'appeler Jules, ce serait plus commode, même si je savais bien que ce n'était qu'un jeu – se saisit d'une bougie qu'il alluma, s'engagea dans le couloir qui mène à la grande salle des fêtes, et prit la deuxième porte à droite. Les familiers de la Maison pour Tous savent qu'il y a là un vieil escalier de bois qui mène au rez-de-chaussée. Là, il faut courber la tête pour emprunter un autre escalier, de pierre cette fois, qui conduit à une cave voûtée antique et poussiéreuse. Pour ma part, je n'y avais jamais trouvé quoi que ce soit digne d'être bu, mais Jules paraissait sûr de lui.

De fait, j'entendis bientôt les marches de l'escalier du haut grincer sous ses pas. C'était un homme robuste, pas une écrignole venue de la ville, et il avait l'air solide comme un cheval Comtois. Il remontait une bouteille dont je ne pus lire l'étiquette, mais qui semblait plutôt contenir un vin rosé, sans doute du vin d'Arbois. Il restait de quoi grignoter sur le plateau apéritif, j'avais été chercher un tire-bouchon à la cuisine et nous attaquâmes gaillardement le deuxième flacon.

Ce n'était pas du vin d'Arbois. Plus léger, un peu fièret, comme ce que l'on nommait jadis piquette parce que ça piquait un peu. Mais pas mauvais du tout.
         du vin d'Écurcey ? demandai-je.
         vous y êtes, répondit Jules. Quand je reviens de la capitale, j'en ai autant besoin que du bon air du plateau et de l'odeur du crottin de cheval. Ça sent encore la fumée du train sur mon habit.
Jules vida son verre, m'invita à faire de même et nous resservit largement.
         alors, quoi de neuf, à Paris ? demandai-je pour jouer le jeu.

Il se lança dans un pittoresque récit de ses démêlés avec tout ce qui portait soutane ou fleur de lys. Il ne faisait pas bon faire partie du camp adverse quand on parlait avec Jules : sa faconde et son mordant faisaient des ravages dans les rangs des cléricaux et des royalistes. Pour autant que j'aie pu lire à l'exposition, mon invité surprise était parfaitement renseigné sur la vie parlementaire dans les années 1880 et le rôle que le vrai Jules Viette y avait joué.
Même un historien n'aurait sans doute pas pu le prendre en défaut. Et quel acteur ! J'en arrivais presque à y croire. Arrivé à la fin de sa chronique politique, le tribun leva son verre et porta une santé en ces termes :
         Vive la République !
et, après avoir bu une gorgée  :
         Laïque !
puis :
         À bas la calotte !

Vous pensez bien que je n'élevai aucune objection. La bouteille était presque vide et Jules regretta de n'en avoir remonté qu'une seule.
         Ne bougez pas, je vais chercher sa petite sœur, me dit-il en me faisant signe de rester assis.

J'entendis grincer l'escalier tandis qu'il descendait, puis la porte de la vieille cave. Puis plus rien. Au bout de dix minutes, je décidai d'aller voir s'il ne lui était pas arrivé quelque chose.

Personne. La porte de la cave était bien ouverte, mais pas de Jules. La vieille ampoule pleine de toiles d'araignées qui éclairait la descente était éteinte. J'allumai et descendis. Pas trace de quiconque et, plus surprenant, que des bouteilles vides, et depuis très longtemps, au vu de la couche de poussière qui les recouvrait. Sur la terre battue, je vis une chandelle à demi-consumée qui avait roulé et je la ramassai. Je remontai après avoir éteint et refermé la porte, puis j'explorai les autres pièces dont j'ouvris les portes avec le trousseau de clés que l'on m'avait confié. Toujours pas de Jules. Et dans la grande salle de l'exposition non plus. La porte d'entrée était dûment verrouillée. Je finis par regagner l'appartement et, fatigué, je m'enfilai sous l'édredon ventru qui couvrait le lit, après avoir posé mon chapeau et retiré mes chaussures.
Je fus réveillé par le bruit de plusieurs voix dans le couloir. Je bondis en bas du lit, replaçai l'édredon, et j'étais en train de lacer mes chaussures quand la porte s'ouvrit.
         On te réveille, François ? me demanda Jean-Claude en entrant avec deux autres personnes de l'association Loisirs et Culture.

Je ne cherchai pas à nier. Les rideaux qui masquaient les fenêtres répondaient pour moi.
         On t'a apporté des croissants. Et un thermos de café. Bigre, tu ne t'es pas laissé mourir de soif !

Sur la table ronde, le plateau, une bouteille vide ainsi que mon verre sale témoignaient de ma fringale nocturne. Mais plus trace de l'autre verre utilisé, ni de la bouteille de vin d'Écurcey. Jules serait-il revenu pour débarrasser pendant mon sommeil ? Je jugeai qu'il n'était pas urgent de raconter sa visite.

En rapportant les tasses à café et mon verre de la veille à la cuisine, je constatai qu'il y avait déjà un autre verre sur la paillasse, lavé, posé le pied en l'air pour s'égoutter. Me penchant au dessus de la poubelle, je vis une bouteille un peu poussiéreuse, sans étiquette. Peut-être, après tout, n'avais-je pas tout rêvé. Ou peut-être n'étais-je pas complètement fou. J'attendis de me trouver seul avec Jean-Claude pour lui poser la question :
         Mais où êtes-vous allé le dégotter, ce descendant de Jules Viette, celui qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau ?
         De quoi tu parles, François ? Je ne vois vraiment pas. La seule descendante qu'on a trouvée était une arrière-petite-nièce. En fait, je crois bien qu'elle n'est même pas venue. Mais ce que je peux te garantir, c'est qu'elle ne ressemblait pas au portrait.
         Et tu sais à qui on a donné des clés ?
         Ben il y a les responsables d'activité... Le groupe Histoire, pour qu'il puisse installer les panneaux... la femme de ménage... Pis toi... c'est tout.
         On n'en aurait pas prêté à quelqu'un d'autre... Je ne sais pas, moi, un descendant de Viette, justement ?
         Sûrement pas. On a déjà eu du mal à les avoir, nous, les clés.

Il aurait été inutile et imprudent d'insister. Dans le meilleur des cas, on m'aurait pris pour un farceur lançant un canular un peu facile. On aurait pensé que je voulais faire mon intéressant. Dans le pire des cas, on aurait dit derrière mon dos que j'avais forcé sur la bouteille pendant ma garde. Cela fait plus de vingt ans que je garde cette histoire pour moi.


Et aujourd'hui, je prends le risque et je vous raconte ce qui est arrivé cette nuit d'hiver à la Maison pour Tous. Mais je ne me fais pas trop d'illusions. Je suis sûr et certain que vous ne me croirez jamais...

Pierrefontaine-lès-Blamont                                   


Le 18 mai 2016