Il ne reste plus que quelques exemplaires des Histoires vraies du Facteur Paul. Une réédition est en cours et sera disponible à partir du 6 décembre 2016.
l'association
Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.
Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.
Pour me contacter :
François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com
jeudi 17 novembre 2016
lundi 24 octobre 2016
lundi 3 octobre 2016
GÉNÉRATIONS CHOCOLAT
Le petit garçon finissait de déballer ses jouets
devant le sapin de Noël. Il y avait déjà, pêle-mêle au milieu des papiers
cadeaux arrachés et froissés à la hâte, un robot, qui attendait ses piles pour
lancer des éclairs et des formules de politesse d'une voix de robot, une
voiture téléguidée et une tablette tactile. L'une des grandes personnes qui
l'entouraient déclara, du ton de quelqu'un qui est très au courant :
– Et
puis je crois bien que le Père Noël avait un paquet plus gros. Il n'a pas pu le
mettre sous le sapin. Va donc voir dans l'entrée.
Suivi de toute la famille, le petit garçon courut à
l'endroit indiqué, où l'attendait non pas un paquet, mais un superbe VTT rouge,
flambant neuf, brillant de tous ses chromes et sentant encore le vernis. Il
battit des mains, puis retourna au salon où il s'empara de sa tablette. Les appareils
photo bruissaient comme des élytres de hannetons. Une tante filmait au
caméscope. Et, avec sa tablette, le petit garçon prenait des photos et filmait
ceux qui le filmaient et le prenaient en photo.
Malgré son
âge, l'oncle Paul serait bien allé regarder à nouveau le magnifique vélo. Mais
il n'osait pas quitter la famille rassemblée près du sapin. D'ailleurs, on
commençait à servir l'apéritif. Le Père Noël n'avait pas attendu minuit pour
passer, il avait profité du moment où le petit Louis prenait son bain pour
faire sa livraison. Je crois même que, furtivement, il avait fourré, dans la
poche du pantalon qu'il portait sous sa houppelande, une poignée de papillotes
qui avaient été placées tout exprès pour lui, dans une coupe posée sur un
guéridon.
Entre la fin de l'apéritif et le début du repas de
réveillon, il y eut un bref moment de flottement dont l'oncle Paul profita pour
aller jeter un bref coup d'œil au magnifique vélo. Il l'avait déjà vu,
pourtant, mais il ne s'en lassait pas. Machinalement, il fouilla dans la poche de
son pantalon et en sortit une papillote, qu'il déballa sans quitter des yeux la
bicyclette. Quand il la porta à sa bouche, le goût délicieux du chocolat acheva
de le transporter dans ses souvenirs d'enfance. Défroissant l'emballage doré de
la papillote, il le glissa dans sa poche ainsi que le papier paraffiné, sur
lequel figurait l'habituelle petite blague qu'il se promit de lire plus tard.
Pour Paul, un vélo, c'était un cadeau merveilleux.
Il gardait toujours, frais comme si cela datait d'hier, le souvenir du jour où
on lui en avait offert un. Pourtant, c'était il y a soixante ans... Il habitait
à l'étage d'une vieille maison dont le rez-de-chaussée était occupé par le
garage des propriétaires, également patrons de son père, et par un bûcher mal
éclairé. Entre les deux se trouvait la porte d'entrée. Un couloir menait à
l'escalier qui montait au logement.
Alors qu'il avait dix ans, un soir, son papa lui
avait demandé d'aller chercher une bouteille de vin dans le bûcher. Demande un
peu surprenante, car, au repas, ses parents ne buvaient que de l'eau plus ou
moins rougie par quelques centilitres de "cachet bleu" et il n'y
avait rien au bûcher qui ressemble à une cave d'amateur de vin. Enfin, sur la
table, le litre à étoiles entamé était encore plein aux trois quarts. Mais bon,
Paul était un garçon obéissant. Il descendit au bûcher, préparant ses yeux à la
quasi-obscurité qui y régnait. Et là, après avoir ouvert la porte, il découvrit
un magnifique vélo bleu ciel, à sa taille. Il y avait la lumière, une dynamo,
de bons freins, ça sentait le caoutchouc neuf des pneus. Pas de dérailleur,
pour quoi faire, celui de son grand frère sautait tout le temps et il fallait
se salir les mains avec le cambouis de la chaîne plusieurs fois par balade.
Paul était remonté ému jusqu'aux larmes, embrassant ses parents, trépignant
d'enthousiasme et toute la famille était descendue dans la cour pour qu'il y
fasse des tours et essaie ses freins.
Avec son vélo, Paul avait exploré tous les alentours
de la petite ville où il vivait. Un jour, il était même allé jusqu'en Suisse
et, à la première boutique, il avait acheté du tabac Burrus bleu pour son papa
et une plaque de chocolat pour lui et sa maman. Il lui avait fallu grimper une
côte assez longue, mais quand on pèse le poids d'un moineau et qu'on a de bons
jarrets, ce n'est pas une affaire. Le chocolat, qu'il attendit d'être rentré à
la maison pour déguster, en était encore meilleur. Du chocolat Cailler, au lait
et aux noisettes. Le présentoir montrait tellement de chocolats différents
qu'il avait eu bien du mal à se décider. C'était une gourmandise
d'exception : habituellement Paul goûtait de quatre carrés de chocolat
noir Menier que, par ailleurs, il trouvait délicieux. Et du Banania le matin,
avec ses tartines. Un vélo, du chocolat autant qu'il en voulait, il vivait une
enfance de prince, décidément, à côté de celle des générations précédentes.
Un jour, alors qu'il était seul pour le goûter, Paul
avait trahi la confiance que lui accordaient ses parents. Il grignotait sur la
terrasse, en lisant un livre, et avait apporté non pas quatre carrés, mais la
plaque entière de chocolat avec lui ! Des carrés, il en mangea seize, ce jour-là, incapable d'empêcher sa
main de retourner vers la plaque lorsqu'il avait fini de croquer et de sucer un
carré du délicieux chocolat noir. Presque la moitié de la plaque ! Et, le soir, alors qu'il s'attendait à se faire
gronder, à se faire priver de chocolat pendant quelques jours, ses parents
n'avaient rien vu ! Seule sa conscience le
tourmentait, à tel point que, soixante ans plus tard, il ne se sentait pas très
fier d'avoir été aussi gourmand.
Mais comment résister à cette amertume, subtilement
sucrée, à cet arôme incomparable qui semblait l'envahir tout entier lorsque sa
langue écrasait doucement le morceau de chocolat noir contre son palais... Si
délicats, si recherchés, que fussent les chocolats suisses, ils ne lui avaient
jamais donné cette ivresse procurée par le chocolat noir. Du chocolat Menier,
en attendant qu'il en découvre d'autres, et d'autres encore, au fil de sa
longue vie.
Le petit Paul aimait aussi son bol de Banania du
matin, mais ce qu'il préférait, c'était le fond, le marc de cacao comme on dit
le marc de café, qu'il raclait jusqu'à la dernière trace pour en savourer tous
les arômes. Et plus tard, adulte, il découvrirait le Van Houten, le nectar des
cacaos à préparer...
Ces souvenirs dataient de soixante ans, mais ils
étaient aussi frais que s'ils avaient été d'hier. Et tout cela à cause d'une papillote
dérobée par le Père Noël...
Paul en était là de ses rêveries quand une parente, bien
plus âgée que lui, vint le rejoindre dans l'entrée.
– c'est
dommage qu'il ne puisse pas l'étrenner en ce moment, avec cette neige, n'est-ce
pas, Paul ?
– Oui,
c'est dommage, Tante Lina. Mais il pourra venir te voir au printemps.
– oui,
à Pâques, quand le lapin sera passé. Il prendra son beau vélo pour venir
ramasser les œufs.
... Quelques mois passèrent, et Louis, le petit
garçon, eut le temps d'apprendre à bien utiliser son vélo. À bien servir son vélo, comme on dit chez nous.
Il savait déjà comment rouler et tourner sans tomber, mais il y avait le
dérailleur, et surtout les freins. Il apprit à ses dépens qu'il valait mieux ne
pas bloquer la roue avant, sous peine de passer par dessus le guidon. Mais, après
quelques après-midi, il maîtrisait parfaitement et pouvait faire des dérapages
avec ses copains, malgré les injonctions des grandes personnes qui n'avaient nulle
envie de remplacer trop souvent les pneus.
Puis ce fut le jour de Pâques. Louis n'habitait pas
trop loin de chez la grand-tante Lina, et on lui donna la permission d'aller
ramasser les œufs dans son jardin. Il enfourcha son beau vélo rouge et fila
d'une traite chez l'aïeule qui l'attendait avec un bol de chocolat chaud. En
lui sautant au cou pour l'embrasser, le petit garçon faillit la blesser avec
son casque.
– De
mon temps, on n'avait pas de casque, remarqua Tante Lina. Un bonnet ou un béret,
ou un chapeau de soleil en été.
– mes
parents disent que c'est à cause de la circulation, expliqua Louis.
– ça,
c'est vrai ! quand j'avais ton âge, il
n'y avait pas toutes ces voitures et tous ces camions ! mais enlève quand même ce casque pour me faire un
vrai bisou. Et puis nous irons dans le jardin quand tu auras bu ton chocolat,
il fait encore frais, le matin.
Il y avait des œufs plein le jardin, et même dans
une petite niche où coulait doucement une source. Nanti d'un panier d'osier, Louis
eut bientôt terminé sa cueillette et vint poser le tout à la cuisine, sur la
toile cirée de la table.
– Comment
tu vas faire pour emmener tout ça ? s'inquiéta Tante Lina. Tu ne vas quand même pas tout manger tout de
suite !
– Non ! juste les oreilles du lapin ! répondit Louis en riant. Mais j'ai pris un petit
sac à dos, Tante Lina.
– quand
j'avais ton âge, il fallait aller jusqu'en Suisse, pour trouver des chocolats
comme ça ! C'était juste après la
guerre, on ne trouvait pas ça ici.
– et
tu y allais en vélo, Tante Lina ?
– oui,
j'y allais en vélo. Mais tu n'as pas fini ton cacao ?
– non,
j'en veux plus.
Alors l'aïeule raconta comment, au moment de la
guerre et des restrictions, elle appréciait la veillée de la Saint Sylvestre à
la salle paroissiale, parce que le pasteur offrait, luxe inouï, un cacao chaud
à tous les assistants. Ému et un peu honteux, le petit Louis lui demanda de
réchauffer le reste de son bol et le dégusta jusqu'à la dernière goutte. Puis
il se fit plus curieux :
– dis,
tu veux bien me raconter un peu comment c'était, quand tu étais petite ?
– Ah...
quand j'étais petite, c'était la guerre, et quand elle a été finie tout le pays
était encore très pauvre. On ne trouvait pas tout ce qu'on voulait à manger.
Bien sûr, chez les paysans, il y avait toujours des légumes, des œufs, du lait,
du beurre, même de la viande, mais pour avoir du café ou du chocolat, c'était
presque impossible. Alors on allait le chercher en Suisse.
Tante Lina ferma les yeux et sembla plonger dans ses
souvenirs. Elle sursauta quand le téléphone sonna. C'étaient les parents de Louis,
qui venaient la chercher pour le repas de Pâques. Lui-même devait vite sauter
sur son vélo et rentrer pour être à l'heure.
L'aïeule embrassa le petit garçon avant qu'il ne
remette son casque.
– mais
je veux que tu me racontes la suite, cet après-midi, quand les grands seront
partis se promener.
... Après le repas de Pâques, comme prévu, les
grands partirent faire une petite promenade digestive. Il faisait beau mais il
faisait encore cru dans les maisons et un bon feu crépitait dans la cheminée.
Assis en face du foyer, Louis et la grand-tante Lina reprirent leur causette du
matin.
Et l'aïeule lui raconta.
Comment, alors qu'elle était encore petite, les
soldats allemands qui envahissaient le pays cherchaient à se faire bien voir de
la population, par exemple en distribuant des bonbons au chocolat aux enfants.
Elle-même en avait eu, sur la route de Vandoncourt, se souvenait-elle.
Comment elle avait eu un beau vélo quand elle était
encore une petite fille, un vélo fabriqué par un voisin, dans son bûcher. Le
même bricoleur en montait pour son entourage, mais aussi pour les maquisards,
et le vélo de la petite Lina était kaki. Avec ce vélo, elle partait en Suisse
pour trouver des provisions qui manquaient en France. Il lui fallait se lever à
cinq heures du matin et grimper la côte jusque sur le plateau et la frontière. Là,
elle attendait que le magasin soit ouvert.
Parfois c'était une ferme un peu isolée, qui faisait
office de dépôt et ouvrait à six heures. Lina y trouvait l'indispensable, café,
sucre, riz. Mais si elle allait jusqu'à une épicerie plus grande, dans le
village après la frontière, elle voyait alors des trésors comme des œufs en
chocolat, aux reliefs délicatement moulés, des boîtes de cacao et bien sûr des
plaques aux noms de marques prestigieuses, Peter, Cailler, Kohler ou Nestlé. Rien
que l'odeur du magasin évoquait une caverne au trésor. Lina ne pouvait pas
acheter tout ce dont elle avait rêvé, cependant elle goûtait quand même à ces
délices, avec parcimonie, au compte-gouttes, pourrait-on dire.
Après la guerre, Lina, devenue adolescente, eut la
chance de participer à un voyage organisé par le Pasteur vers une paroisse
jumelée, à Neuchâtel. Le car fit une halte aux Rangiers, au pied du monument
qui se dressait encore à cette époque au sommet du col. La sentinelle, surnommée
le Fritz, a connu depuis bien des vicissitudes, et a fini par disparaître du
paysage. Mais ce qui marqua surtout Lina, c'était une boutique où l'on pouvait
acheter des Têtes de Nègre de la marque Perrier.
C'était tellement délicieux que, presque 70 ans
après, le souvenir était intact dans la mémoire de la grand-tante.
Pendant qu'elle évoquait ces souvenirs, l'Oncle Paul
était venu les rejoindre en face de la cheminée. Une cheville un peu douillette
l'avait dissuadé de suivre les autres convives dans leur balade digestive. Et
puis, sans doute, aimait-il entendre ces histoires du temps passé. Il n'était
pas encore né à l'époque de la guerre, mais il se sentait quand même plus du
siècle de Lina que de celui où l'on jetait par poubelles entières de la
nourriture trop abondante, et souvent trop insipide malgré les excès de sel et
de sucre. Enfin, pas plus que la grand-tante, il n'était né avec un téléphone
portable greffé à la main, pour tchater, textoter, photographier, filmer, même,
à longueur de temps.
Mais il restait deux choses du temps passé que le
monde moderne n'avait pas pu jeter aux oubliettes. C'étaient les vélos et le
chocolat. Quelles que soient les nouvelles saveurs des bonbons modernes, leurs
nouvelles textures, leurs nouvelles couleurs, rien ne pouvait rivaliser avec
l'amertume délicate, semblant venir du fin fond de l'Amérique précolombienne, avec
tous les arômes profonds, du chocolat. La guerre était finie depuis longtemps,
et avec elle les restrictions. Ce n'était plus la peine d'aller en Suisse pour
en trouver de délicieux. Des chocolatiers pleins de talent en confectionnaient
maintenant dans chaque petite ville, rivalisant d'exigence sur la provenance
des fèves, jaloux de leurs secrets d'alchimistes. Pour de tels délices, la
qualité ne pouvait aller de pair avec la quantité. Comme pour un vieux Bourgogne,
il convenait de déguster à petites gorgées, à petites bouchées, et non de se
goinfrer, sans savourer ce que l'on avale, jusqu'à indigestion.
Tout en songeant à cela, Paul avait sorti une petite
boîte de chocolat achetée à un chocolatier du pays, un homme amoureux de son
art, un artisan perfectionniste et sans concession. Il la tendit au petit Louis
et à l'aïeule, et les trois complices communièrent en silence. C'était comme
s'ils avaient eu tous les trois le même âge. Il n'y avait pas besoin de parler
pour partager ce moment de bonheur, au contraire. La parole est d'argent, mais
le silence est d'or.
Seloncourt, le 2 octobre 2016
vendredi 9 septembre 2016
à paraître prochainement
Un petit livre (100 pages) relatant, sous une forme littéraire, mes souvenirs d'enfance les plus chers.
samedi 4 juin 2016
jeudi 19 mai 2016
le centenaire de Jules.
C'était au début de l'année 1994.
Blamont s'affairait à commémorer le centenaire de la mort de Jules François
Stanislas Viette, le grand homme du village. Pour bien des gens, ce patronyme
n'évoque plus que certaines rues du pays de Montbéliard, ou encore un lycée
technique. À l'extrémité Est de la grande place des tilleuls, une statue peut
encore renseigner les curieux en précisant que Jules Viette avait été ministre
de l'Agriculture et ministre des Travaux publics sous la Troisième République –
dite la République des Jules. Jules Grévy, qui n'a pas laissé de souvenir
impérissable, Jules Ferry, le père de l'école publique, laïque, gratuite et
obligatoire, et Jules Viette. Malgré leurs multiples points communs, Jules
Viette était aussi plaisantin et bon vivant que Jules Ferry pouvait être froid
et austère. La commémoration allait rendre toutes ses couleurs à ce fougueux
enfant du pays.
Qui sait si son troisième prénom,
Stanislas, ne lui avait pas insufflé une part de la vigueur et de
l'intelligence de l'ancien roi de Pologne devenu Duc de Lorraine, au siècle
précédent ? Mais je ne vais pas vous ennuyer avec le grand Stanislas
Leczynski, le roi philosophe, qui mériterait qu'on lui consacre une histoire
pour lui tout seul. Restons donc à Blamont, avec notre Jules local, fils d'un
marchand de vin, dont toute une équipe de passionnés avait décidé d'honorer la
mémoire cent ans après sa mort.
La commémoration comportait
plusieurs volets, principalement une exposition dans la grande salle de la
Maison pour Tous, déroulant la biographie de Jules Viette et brossant un
tableau de la vie du village un siècle auparavant. Dans une autre salle, on
avait recréé un intérieur paysan de jadis et complété l'illusion en y disposant
des mannequins costumés.
On ne saurait célébrer Jules
Viette sans y associer quelques plaisirs de table, de bonnes choses qui
tiennent au corps, issues de notre terroir franc-comtois. Si l'on ne peut plus
boire du vin d'Écurcey, comme Jules Viette aimait à en boire une chopine chez
la Fignolette, on peut toujours reprendre des forces en dégustant un solide
paipet fier et c'est ce que feraient près de deux cents personnes costumées
dans la grande salle de la Maison de Retraite, le samedi soir. Après ces
agapes, quelques comédiens improvisés joueraient trois saynètes d'époque sur
une estrade dominant les convives.
Enfin, le dimanche, on avait prévu
que des artisans divers, installés sur la Place des Tilleuls, feraient une
démonstration de leur métier. Un repas champêtre serait servi sous abri. Tout
le village s'était activé comme une ruche pour qu'aucun détail ne soit oublié.
On sentait revivre Jules Viette et son époque à travers les costumes, les
panneaux et l'appartement reconstitué.
J'avais été séduit par l'idée de
jouer le samedi soir avec les comédiens du cru. Les répétitions se passaient
chez Marianne, une dame qui habitait à l'autre bout de la rue. Secondée par ses
filles, d'aimables personnes déjà mariées ou sur le point de l'être, elle nous accueillait
en nous offrant de la tisane et des petits gâteaux. Un soir, nous eûmes même
droit à de succulents beignets de carnaval. Cette hospitalité chaleureuse était
la bienvenue, car il fallait en prendre un peu sur soi pour remettre le nez
dehors dans la nuit d'hiver et se rendre chez elle, même si ce n'était pas loin.
À vrai dire, il n'y avait qu'un seul comédien expérimenté, Denis, et nous
étions tous un peu ses élèves. C'était un petit homme à l'accent chantant, venu
du midi pour être postier sur le plateau. Il avait, chevillée au corps, la
passion du théâtre et spécialement du théâtre de boulevard et son ardeur était
contagieuse. À l'occasion du centenaire de Jules Viette, il avait offert ses
services et ses conseils et animait nos soirées de mise au point.
Notre prestation se ferait en trois
parties. La première se passait autour d'une table, dans un café, et évoquait
la visite prochaine du ministre Jules Viette dans son village natal. La
deuxième se passait entre une aïeule et trois enfants. Elle mettait en scène
Marianne et ses deux petites-filles, ainsi que le fils de Denis. Il fallait
rédiger les dialogues, en mentionnant force détails véridiques, comme le vin
d'Écurcey, que l'on buvait chez la Fignolette, et l'impertinence de l'enfant du
pays, mais aussi sa simplicité et son amour du terroir. Notre cahier des
charges exigeait également que de nombreuses expressions locales et mots en
patois émaillent les dialogues. C'est surtout notre hôtesse qui était à la
tâche et nous proposait de nouvelles répliques à chaque séance. Puis chacun y
allait de sa suggestion et, en quelques semaines, les sketches furent au point.
Pour la troisième partie, l'un
d'entre nous avait découvert un vieux numéro d'une revue folklorique locale où
un texte de quelques pages racontait, de façon drolatique, une demande en
mariage dans une famille paysanne un peu aisée. Imprudemment, je lus l'histoire
à haute voix et je fus séance tenante désigné pour le faire au moment du
spectacle, pendant que mes acolytes en mimeraient les péripéties. Là aussi,
nous estimions être fin prêts pour le grand soir.
Tout cela nous avait bien occupés
pendant quelques soirées, mais nous étions loin d'être les plus actifs, entre les
bénévoles qui compilaient les sources historiques et qui confectionnaient les
panneaux, ceux qui collectaient les costumes et les meubles, ceux qui se
préparaient à cuisiner et à servir des centaines de repas. Jules Viette avait
été maire de Blamont en 1870. Plus d'un siècle après, il redonnait du souffle à
son village, sur une inspiration de celui qui exerçait aujourd'hui sa charge de
premier magistrat communal.
Nous n'avions pas encore répété
dans la grande salle des fêtes. Il le fallait absolument, au moins pour régler
les déplacements et les jeux de scène du troisième sketch. La troupe improvisée
se retrouva donc le vendredi après-midi pour la générale. Les personnes qui
décoraient la salle et dressaient les tables feraient office de public.
Les deux premières parties du spectacle
se déroulèrent sans encombre. On craignait juste que Michel, grimé en vieillard,
ne puisse tenir tout le temps de la saynète avec la voix cassée qu'il avait
choisi de prendre. Mais il y parvint fort bien. La scène avec Marianne et les
enfants ne posa pas plus de problèmes. Ensuite, je me levai et pris place
devant une sorte de lutrin, mon texte sous les yeux, face à la salle. Et c'est
là que je reçus une douche froide. L'un des spectateurs, Jean-Claude, qui
s'était approché de l'estrade, m'apostropha sans ménagement :
– Ça
va pas du tout, François, on comprend pas ce que tu dis, on n'entendra rien, au
fond de la salle.
J'étais interloqué. Comme tous les
filages que nous avions faits s'étaient déroulés dans un salon douillet, je
n'avais pas eu à forcer ma voix pour être entendu et je ne m'étais pas
préoccupé de sa puissance. Mais là, nous étions dans une salle assez vaste pour
accueillir deux cents personnes ! Certaines ne pourraient certainement pas
se retenir de parler quand je lirais. J'avais commencé à lire debout, et non
assis, ce qui augmentait déjà la portée de mon discours, et je pensais avoir
parlé plus fort que dans le salon de Marianne. Mais c'était très loin d'être
suffisant, semblait-il ! Pour accroître mon anxiété, Denis, notre metteur
en scène et conseiller, en remit une couche :
– C’est
vrai, jeune homme, on t'entend pas. Il faut que tu parles plus fort.
Docile, j'enchaînai sur un autre
paragraphe, mais mes critiques improvisés se contentèrent de secouer la tête
d'un air insatisfait. Heureusement, Denis se mit à me prodiguer quelques
conseils pratiques pour me tirer d'affaire.
– Il
faut que tu te tiennes plus droit, bien face à la salle. Regarde au fond, ou de
temps en temps au milieu. Lève le nez de ton texte. Ne va pas trop vite : quand
tu as terminé une phrase, imagine que ta phrase est une balle de tennis et que
tu la lances vers le mur du fond. Tu attends qu'elle revienne vers toi avant de
lancer la suivante.
Denis connaissait très bien son
affaire. La leçon avait été donnée in extremis, au pas de course, mais elle se
révéla très efficace et, chaque fois que je fais une lecture en public, je
revois le petit homme brun à l'accent chantant et sa balle de tennis lancée
contre le mur du fond. Cette fois, je me sentais vraiment prêt. Le samedi, on
m'affubla d'une biaude noire, d'une verquelure autour du cou et mon copain
Bernard me prêta aimablement le chapeau qu'il ne quittait pourtant que
rarement.
Le soir venu, après avoir mangé, nous
nous installâmes sur l'estrade et le rideau s'ouvrit sur la première saynète. Elle
se passait autour d'une table de café et, naturellement, était principalement
interprétée par des hommes. La seule présence féminine était une aimable serveuse
coiffée d'une charlotte bien sage, vêtue d'un corselet noir sur sa camisole
blanche et d'un devanti blanc sur sa jupe noire. Nous nous regardions les uns
les autres sans nous tourner vers la salle qui, de toute façon, était peu
éclairée et difficile à voir pour nous depuis notre position assise. Cela nous
évita de nos poser des questions et tout se passa bien.
La deuxième partie, avec Marianne
et les enfants, se déroula également sans encombres. Marianne, tout en
habillant l'une des fillettes et en énumérant les pièces de vêtements qu'elle
lui passait, évoqua des histoires locales, comme celle du dernier loup abattu à
Brisepoutot après avoir dévoré la vieille Zélie, une colporteuse du plateau. Ou
celle du nommé Tissot, douanier obligé de porter son lit en bois sur son dos et
qui quitta son emploi à cause de ces conditions trop pénibles.
Après les applaudissements de
rigueur, c'était le tour du repas de demande en mariage mimé. Les interprètes
étaient, cette fois-ci, plutôt des dames, vêtues comme la sommelière de la
scène précédente. C'est votre serviteur qui tenait le crachoir, dûment cornaqué
par l'ami Denis. Et je suivais pas à pas ses directives, vous pouvez me croire.
Debout à un angle de la scène, je pouvais, cette fois-ci, distinguer des
visages dans le public quand je levais les yeux comme il m'avait été dit de le
faire. Je ne m'y attardais pas, de crainte de perdre le fil de mon récit. Et
soudain, je fus troublé par la présence d'un spectateur dont la physionomie
m'était à la fois connue et inconnue. À plusieurs reprises, je posai mon regard
sur lui, furtivement, sans pouvoir y mettre un nom. Ça m'agaçait un peu, mais
en même temps j'en avais l'habitude. Ce n'était pas bien grave. Je n'allais
quand même pas perdre le fil de mon texte en le regardant trop longuement pour
chercher à l'identifier.
Tout se passa bien. Enfin, je
n'avais rien vu des jeux de scène des comédiennes qui mimaient ce que je lisais,
mais là aussi des rires pendant le sketch, puis des applaudissements à la fin, vinrent
me rassurer et c'est avec le sourire que je saluai la salle avec la troupe. Après
avoir bu un verre et devisé amicalement avec quelques connaissances, je sortis
pour aller à la Maison pour Tous. L'exposition contenait pas mal d'objets de valeur,
y compris de valeur sentimentale pour les personnes qui les avaient prêtés.
Nous avions décidé de monter la garde à tour de rôle et, cette nuit, c'était à
moi que les clés avaient été confiées.
En quittant la salle des fêtes, je
fus frappé par le calme qui régnait dans le village, contrastant avec le
brouhaha précédent. Frappé par l'air froid, aussi, de cet hiver qui traînait un
peu en longueur.
Une poudrée de neige commençait à
tenir sur le sol. Je passai devant l'ancienne ferme Donzelot, puis devant
l'école primaire, la petite place et ses puits. Je longeai l'église et arrivai
devant l'esplanade des tilleuls. La statue de Jules Viette en majesté, veillée
par un mineur tenant sa lampe et une paysanne faucille à la main, semblait
m'indiquer le chemin de l'exposition. Sous mes pas, le sol blanchi commençait à
craquer un peu tandis que les branches dégarnies des tilleuls laissaient parfois
tomber de petits crapets de neige mêlée de glace dont je sentais les impacts sur
mon chapeau. Je montai le pont de grange de la vénérable maison, à la façade
encore grêlée d'éclats d'obus, et entrai dans la grande salle du haut. Je
m'empressai de refermer la porte à clé et mis la lumière pour faire un tour
d'exposition. Je n'avais guère eu le temps de m'attarder devant les panneaux
l'après-midi et, cette fois, je pourrais lire les explications tout à loisir.
Soudain, je tombai en arrêt devant
un tableau représentant Jules Viette. Il me semblait plus vivant que sur une
photo, si tant est que nous ayons beaucoup de photos le représentant. Le
portrait montrait un homme au visage plein et coloré, mais aussi au regard
rêveur. Je le trouvais attachant, sans comprendre pourquoi, jusqu'à ce que je
réalise que mon mystérieux spectateur de tout à l'heure en était le parfait
sosie. Tout le monde a un sosie, dit-on, et cette loi s'applique sans doute à
travers les âges. C'était d'autant plus amusant que les convives puis
spectateurs étaient en costume, et que, plus j'y pensais, plus j'avais
l'impression que le bon Jules était descendu de son tableau pour partager le
paipet fier avec les gens de Blamont. Les Criquets, pour les initiés. Simple
coïncidence. Ou alors un lointain arrière-arrière-petit-neveu qui aurait hérité
des traits du ministre. Cela arrive parfois.
Quand j'eus fait le tour des
panneaux, je me dirigeai vers une salle qui, jadis, avait été un appartement à
l'extrémité ouest du corps de ferme. On y avait reconstitué un intérieur de la
fin 19ème siècle, avec des chaises paillées autour d'une table ronde
dressée pour la soupe, un fauteuil près de l'une des fenêtres, une belle
armoire rustique à deux corps, une horloge comtoise évidemment et même un lit.
Dans la pénombre, des mannequins vêtus en paysans de l'époque complétaient
l'illusion d'avoir remonté le temps. C'est là que je devais monter la garde,
habillé comme le bouebe figé près de l'horloge.
Je n'avais pas pris la précaution
de me munir d'un livre. Mais je suis fort capable de rester sans rien faire,
immobile, à rêver et à me remémorer les évènements de la journée et c'est ce
que je fis, après m'être assis dans le fauteuil qui me tendait les bras. Les
personnes qui avaient prêté l'horloge avaient pris soin d'en remonter le
mécanisme et son tic tac lancinant donnait une sorte de vie à la scène. Après
tout, immobile comme je l'étais, j'aurais pu être l'un des mannequins,
maintenant que je regardais passer les heures.
Sur la table, il y avait une
chandelle. Cela ferait encore plus vrai si j'éteignais l'éclairage électrique,
me dis-je. Ce que je fis après avoir allumé la chandelle et vérifié qu'il y en
avait plusieurs de rechange. Cette fois-ci, c'était parfait. Non, pas tout à
fait. Un lampadaire de la place des Tilleuls diffusait un peu de lumière à
travers la fenêtre. Je tirai le rideau et l'on put oublier ce dernier vestige
du 20ème siècle.
C'est plutôt l'ennui que la faim
qui me fit aller voir s'il n'y avait pas quelque chose à grignoter et à boire
dans la cuisine de l'association. Il n'y avait qu'une bouteille de Côte du Rhône
entamée et un plat d'inox, copieusement garni de cubes de Comté, rondelles de
saucisse de Montbéliard et portions de toutché bien crémeux, restant du vin
d'honneur de l'inauguration. Je rapportai le tout dans l'appartement. Il y
avait des verres sur la table et je m'en servis un, que je bus à petites
gorgées en picorant sur le plateau. Puis je regagnai le fauteuil et je finis
par m'assoupir.
Je fus réveillé en sursaut par une
voix de stentor qui me saluait en ces termes :
– alors,
l'ami, on boit tout seul ?
J'ouvris les yeux et je vis devant
moi le spectateur qui m'avait tant intrigué tout à l'heure, le sosie de Jules
Viette, aussi ressemblant que celui du portrait. Je décidai de jouer le jeu,
puisque nous étions habillés comme à l'époque du ministre. D'un geste large, je
lui désignai la bouteille et l'invitai, en prenant le même ton cordial que
lui :
– c'est
à votre service, si vous avez une petite soif.
– eh
bien volontiers, me répondit-il en s'asseyant.
Je quittai mon fauteuil pour
m'asseoir en face de lui et je nous servis deux verres. Puis je lui tendis le
plateau avec les reliefs de l'apéritif de la veille et il se laissa tenter.
– à
la bonne vôtre ! lui dis-je en tendant mon verre.
– santé
grand bien ! me répondit-il en trinquant.
Puis, piquant un cube de
Comté :
– il
n'a pas été fait ici, ce fromage.
– il
vient de Trévillers, lui précisai-je.
– le
vin non plus, ne vient pas d'ici.
– vous
auriez préféré du vin d'Écurcey ?
– ma
foi oui, mais celui-ci est bien bon quand même, conclut-il en se reversant un
verre. Allez, creusons !
Cette fois, la bouteille était
presque vide.
Décidément, mon visiteur avait
bien écouté le sketch de tout à l'heure. Il jouait son rôle à la perfection.
Dommage que nous ne l'ayons pas rencontré plus tôt, nous lui aurions pu écrire notre
saynète avec Jules Viette en personnage principal.
Mais sans doute habitait-il
quelque part en France, trop loin pour l'intégrer à nos répétitions. C'est
égal, l'équipe des organisateurs avait été bien inspirée de retrouver ce membre
de la famille du grand homme et de l'inviter à ce centenaire.
– Voulez-vous
que j'aille voir s'il y a une autre bouteille ? proposai-je.
– Ne
vous dérangez pas, cette fois-ci c'est ma tournée, répondit mon visiteur en se
levant.
Il ajouta, se tournant vers la
porte :
– je
sais où mon paternel faisait livrer les bouteilles, quand le juge en
commandait.
– le
juge ?
– oui,
le juge de paix. Il habite ici. Vous n'êtes pas du canton ?
– ça
ne fait pas longtemps que je suis arrivé, répondis-je prudemment.
Jules – dans mon for
intérieur, je décidai l'appeler Jules, ce serait plus commode, même si je savais
bien que ce n'était qu'un jeu – se saisit d'une bougie qu'il alluma, s'engagea
dans le couloir qui mène à la grande salle des fêtes, et prit la deuxième porte
à droite. Les familiers de la Maison pour Tous savent qu'il y a là un vieil
escalier de bois qui mène au rez-de-chaussée. Là, il faut courber la tête pour
emprunter un autre escalier, de pierre cette fois, qui conduit à une cave
voûtée antique et poussiéreuse. Pour ma part, je n'y avais jamais trouvé quoi
que ce soit digne d'être bu, mais Jules paraissait sûr de lui.
De fait, j'entendis bientôt les
marches de l'escalier du haut grincer sous ses pas. C'était un homme robuste,
pas une écrignole venue de la ville, et il avait l'air solide comme un cheval
Comtois. Il remontait une bouteille dont je ne pus lire l'étiquette, mais qui
semblait plutôt contenir un vin rosé, sans doute du vin d'Arbois. Il restait de
quoi grignoter sur le plateau apéritif, j'avais été chercher un tire-bouchon à
la cuisine et nous attaquâmes gaillardement le deuxième flacon.
Ce n'était pas du vin d'Arbois.
Plus léger, un peu fièret, comme ce que l'on nommait jadis piquette parce que
ça piquait un peu. Mais pas mauvais du tout.
– du
vin d'Écurcey ? demandai-je.
– vous
y êtes, répondit Jules. Quand je reviens de la capitale, j'en ai autant besoin
que du bon air du plateau et de l'odeur du crottin de cheval. Ça sent encore la
fumée du train sur mon habit.
Jules vida son verre, m'invita à
faire de même et nous resservit largement.
– alors,
quoi de neuf, à Paris ? demandai-je pour jouer le jeu.
Il se lança dans un pittoresque
récit de ses démêlés avec tout ce qui portait soutane ou fleur de lys. Il ne
faisait pas bon faire partie du camp adverse quand on parlait avec Jules :
sa faconde et son mordant faisaient des ravages dans les rangs des cléricaux et
des royalistes. Pour autant que j'aie pu lire à l'exposition, mon invité
surprise était parfaitement renseigné sur la vie parlementaire dans les années
1880 et le rôle que le vrai Jules Viette y avait joué.
Même un historien n'aurait sans
doute pas pu le prendre en défaut. Et quel acteur ! J'en arrivais presque
à y croire. Arrivé à la fin de sa chronique politique, le tribun leva son verre
et porta une santé en ces termes :
– Vive
la République !
et, après avoir bu une gorgée
:
– Laïque !
puis :
– À
bas la calotte !
Vous pensez bien que je n'élevai
aucune objection. La bouteille était presque vide et Jules regretta de n'en
avoir remonté qu'une seule.
– Ne
bougez pas, je vais chercher sa petite sœur, me dit-il en me faisant signe de
rester assis.
J'entendis grincer l'escalier
tandis qu'il descendait, puis la porte de la vieille cave. Puis plus rien. Au
bout de dix minutes, je décidai d'aller voir s'il ne lui était pas arrivé
quelque chose.
Personne. La porte de la cave
était bien ouverte, mais pas de Jules. La vieille ampoule pleine de toiles
d'araignées qui éclairait la descente était éteinte. J'allumai et descendis.
Pas trace de quiconque et, plus surprenant, que des bouteilles vides, et depuis
très longtemps, au vu de la couche de poussière qui les recouvrait. Sur la
terre battue, je vis une chandelle à demi-consumée qui avait roulé et je la
ramassai. Je remontai après avoir éteint et refermé la porte, puis j'explorai
les autres pièces dont j'ouvris les portes avec le trousseau de clés que l'on
m'avait confié. Toujours pas de Jules. Et dans la grande salle de l'exposition
non plus. La porte d'entrée était dûment verrouillée. Je finis par regagner
l'appartement et, fatigué, je m'enfilai sous l'édredon ventru qui couvrait le
lit, après avoir posé mon chapeau et retiré mes chaussures.
Je fus réveillé par le bruit de
plusieurs voix dans le couloir. Je bondis en bas du lit, replaçai l'édredon, et
j'étais en train de lacer mes chaussures quand la porte s'ouvrit.
– On
te réveille, François ? me demanda Jean-Claude en entrant avec deux autres
personnes de l'association Loisirs et Culture.
Je ne cherchai pas à nier. Les
rideaux qui masquaient les fenêtres répondaient pour moi.
– On
t'a apporté des croissants. Et un thermos de café. Bigre, tu ne t'es pas laissé
mourir de soif !
Sur la table ronde, le plateau,
une bouteille vide ainsi que mon verre sale témoignaient de ma fringale
nocturne. Mais plus trace de l'autre verre utilisé, ni de la bouteille de vin
d'Écurcey. Jules serait-il revenu pour débarrasser pendant mon sommeil ?
Je jugeai qu'il n'était pas urgent de raconter sa visite.
En rapportant les tasses à café et
mon verre de la veille à la cuisine, je constatai qu'il y avait déjà un autre
verre sur la paillasse, lavé, posé le pied en l'air pour s'égoutter. Me
penchant au dessus de la poubelle, je vis une bouteille un peu poussiéreuse,
sans étiquette. Peut-être, après tout, n'avais-je pas tout rêvé. Ou peut-être
n'étais-je pas complètement fou. J'attendis de me trouver seul avec Jean-Claude
pour lui poser la question :
– Mais
où êtes-vous allé le dégotter, ce descendant de Jules Viette, celui qui lui
ressemble comme deux gouttes d'eau ?
– De
quoi tu parles, François ? Je ne vois vraiment pas. La seule descendante
qu'on a trouvée était une arrière-petite-nièce. En fait, je crois bien qu'elle
n'est même pas venue. Mais ce que je peux te garantir, c'est qu'elle ne
ressemblait pas au portrait.
– Et
tu sais à qui on a donné des clés ?
– Ben
il y a les responsables d'activité... Le groupe Histoire, pour qu'il puisse
installer les panneaux... la femme de ménage... Pis toi... c'est tout.
– On
n'en aurait pas prêté à quelqu'un d'autre... Je ne sais pas, moi, un descendant
de Viette, justement ?
– Sûrement
pas. On a déjà eu du mal à les avoir, nous, les clés.
Il aurait été inutile et imprudent
d'insister. Dans le meilleur des cas, on m'aurait pris pour un farceur lançant
un canular un peu facile. On aurait pensé que je voulais faire mon intéressant.
Dans le pire des cas, on aurait dit derrière mon dos que j'avais forcé sur la
bouteille pendant ma garde. Cela fait plus de vingt ans que je garde cette
histoire pour moi.
Et aujourd'hui, je prends le
risque et je vous raconte ce qui est arrivé cette nuit d'hiver à la Maison pour
Tous. Mais je ne me fais pas trop d'illusions. Je suis sûr et certain que vous ne
me croirez jamais...
Pierrefontaine-lès-Blamont
Le 18 mai
2016
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