l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


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lundi 3 octobre 2016

GÉNÉRATIONS CHOCOLAT

Le petit garçon finissait de déballer ses jouets devant le sapin de Noël. Il y avait déjà, pêle-mêle au milieu des papiers cadeaux arrachés et froissés à la hâte, un robot, qui attendait ses piles pour lancer des éclairs et des formules de politesse d'une voix de robot, une voiture téléguidée et une tablette tactile. L'une des grandes personnes qui l'entouraient déclara, du ton de quelqu'un qui est très au courant :
            Et puis je crois bien que le Père Noël avait un paquet plus gros. Il n'a pas pu le mettre sous le sapin. Va donc voir dans l'entrée.
Suivi de toute la famille, le petit garçon courut à l'endroit indiqué, où l'attendait non pas un paquet, mais un superbe VTT rouge, flambant neuf, brillant de tous ses chromes et sentant encore le vernis. Il battit des mains, puis retourna au salon où il s'empara de sa tablette. Les appareils photo bruissaient comme des élytres de hannetons. Une tante filmait au caméscope. Et, avec sa tablette, le petit garçon prenait des photos et filmait ceux qui le filmaient et le prenaient en photo.

 Malgré son âge, l'oncle Paul serait bien allé regarder à nouveau le magnifique vélo. Mais il n'osait pas quitter la famille rassemblée près du sapin. D'ailleurs, on commençait à servir l'apéritif. Le Père Noël n'avait pas attendu minuit pour passer, il avait profité du moment où le petit Louis prenait son bain pour faire sa livraison. Je crois même que, furtivement, il avait fourré, dans la poche du pantalon qu'il portait sous sa houppelande, une poignée de papillotes qui avaient été placées tout exprès pour lui, dans une coupe posée sur un guéridon.

Entre la fin de l'apéritif et le début du repas de réveillon, il y eut un bref moment de flottement dont l'oncle Paul profita pour aller jeter un bref coup d'œil au magnifique vélo. Il l'avait déjà vu, pourtant, mais il ne s'en lassait pas. Machinalement, il fouilla dans la poche de son pantalon et en sortit une papillote, qu'il déballa sans quitter des yeux la bicyclette. Quand il la porta à sa bouche, le goût délicieux du chocolat acheva de le transporter dans ses souvenirs d'enfance. Défroissant l'emballage doré de la papillote, il le glissa dans sa poche ainsi que le papier paraffiné, sur lequel figurait l'habituelle petite blague qu'il se promit de lire plus tard.

Pour Paul, un vélo, c'était un cadeau merveilleux. Il gardait toujours, frais comme si cela datait d'hier, le souvenir du jour où on lui en avait offert un. Pourtant, c'était il y a soixante ans... Il habitait à l'étage d'une vieille maison dont le rez-de-chaussée était occupé par le garage des propriétaires, également patrons de son père, et par un bûcher mal éclairé. Entre les deux se trouvait la porte d'entrée. Un couloir menait à l'escalier qui montait au logement.
Alors qu'il avait dix ans, un soir, son papa lui avait demandé d'aller chercher une bouteille de vin dans le bûcher. Demande un peu surprenante, car, au repas, ses parents ne buvaient que de l'eau plus ou moins rougie par quelques centilitres de "cachet bleu" et il n'y avait rien au bûcher qui ressemble à une cave d'amateur de vin. Enfin, sur la table, le litre à étoiles entamé était encore plein aux trois quarts. Mais bon, Paul était un garçon obéissant. Il descendit au bûcher, préparant ses yeux à la quasi-obscurité qui y régnait. Et là, après avoir ouvert la porte, il découvrit un magnifique vélo bleu ciel, à sa taille. Il y avait la lumière, une dynamo, de bons freins, ça sentait le caoutchouc neuf des pneus. Pas de dérailleur, pour quoi faire, celui de son grand frère sautait tout le temps et il fallait se salir les mains avec le cambouis de la chaîne plusieurs fois par balade. Paul était remonté ému jusqu'aux larmes, embrassant ses parents, trépignant d'enthousiasme et toute la famille était descendue dans la cour pour qu'il y fasse des tours et essaie ses freins.

Avec son vélo, Paul avait exploré tous les alentours de la petite ville où il vivait. Un jour, il était même allé jusqu'en Suisse et, à la première boutique, il avait acheté du tabac Burrus bleu pour son papa et une plaque de chocolat pour lui et sa maman. Il lui avait fallu grimper une côte assez longue, mais quand on pèse le poids d'un moineau et qu'on a de bons jarrets, ce n'est pas une affaire. Le chocolat, qu'il attendit d'être rentré à la maison pour déguster, en était encore meilleur. Du chocolat Cailler, au lait et aux noisettes. Le présentoir montrait tellement de chocolats différents qu'il avait eu bien du mal à se décider. C'était une gourmandise d'exception : habituellement Paul goûtait de quatre carrés de chocolat noir Menier que, par ailleurs, il trouvait délicieux. Et du Banania le matin, avec ses tartines. Un vélo, du chocolat autant qu'il en voulait, il vivait une enfance de prince, décidément, à côté de celle des générations précédentes.

Un jour, alors qu'il était seul pour le goûter, Paul avait trahi la confiance que lui accordaient ses parents. Il grignotait sur la terrasse, en lisant un livre, et avait apporté non pas quatre carrés, mais la plaque entière de chocolat avec lui! Des carrés, il en mangea seize, ce jour-là, incapable d'empêcher sa main de retourner vers la plaque lorsqu'il avait fini de croquer et de sucer un carré du délicieux chocolat noir. Presque la moitié de la plaque! Et, le soir, alors qu'il s'attendait à se faire gronder, à se faire priver de chocolat pendant quelques jours, ses parents n'avaient rien vu! Seule sa conscience le tourmentait, à tel point que, soixante ans plus tard, il ne se sentait pas très fier d'avoir été aussi gourmand.

Mais comment résister à cette amertume, subtilement sucrée, à cet arôme incomparable qui semblait l'envahir tout entier lorsque sa langue écrasait doucement le morceau de chocolat noir contre son palais... Si délicats, si recherchés, que fussent les chocolats suisses, ils ne lui avaient jamais donné cette ivresse procurée par le chocolat noir. Du chocolat Menier, en attendant qu'il en découvre d'autres, et d'autres encore, au fil de sa longue vie.

Le petit Paul aimait aussi son bol de Banania du matin, mais ce qu'il préférait, c'était le fond, le marc de cacao comme on dit le marc de café, qu'il raclait jusqu'à la dernière trace pour en savourer tous les arômes. Et plus tard, adulte, il découvrirait le Van Houten, le nectar des cacaos à préparer...

Ces souvenirs dataient de soixante ans, mais ils étaient aussi frais que s'ils avaient été d'hier. Et tout cela à cause d'une papillote dérobée par le Père Noël...

Paul en était là de ses rêveries quand une parente, bien plus âgée que lui, vint le rejoindre dans l'entrée.
            c'est dommage qu'il ne puisse pas l'étrenner en ce moment, avec cette neige, n'est-ce pas, Paul?
            Oui, c'est dommage, Tante Lina. Mais il pourra venir te voir au printemps.
            oui, à Pâques, quand le lapin sera passé. Il prendra son beau vélo pour venir ramasser les œufs.

... Quelques mois passèrent, et Louis, le petit garçon, eut le temps d'apprendre à bien utiliser son vélo. À bien servir son vélo, comme on dit chez nous. Il savait déjà comment rouler et tourner sans tomber, mais il y avait le dérailleur, et surtout les freins. Il apprit à ses dépens qu'il valait mieux ne pas bloquer la roue avant, sous peine de passer par dessus le guidon. Mais, après quelques après-midi, il maîtrisait parfaitement et pouvait faire des dérapages avec ses copains, malgré les injonctions des grandes personnes qui n'avaient nulle envie de remplacer trop souvent les pneus.

Puis ce fut le jour de Pâques. Louis n'habitait pas trop loin de chez la grand-tante Lina, et on lui donna la permission d'aller ramasser les œufs dans son jardin. Il enfourcha son beau vélo rouge et fila d'une traite chez l'aïeule qui l'attendait avec un bol de chocolat chaud. En lui sautant au cou pour l'embrasser, le petit garçon faillit la blesser avec son casque.
            De mon temps, on n'avait pas de casque, remarqua Tante Lina. Un bonnet ou un béret, ou un chapeau de soleil en été.
            mes parents disent que c'est à cause de la circulation, expliqua Louis.
            ça, c'est vrai! quand j'avais ton âge, il n'y avait pas toutes ces voitures et tous ces camions! mais enlève quand même ce casque pour me faire un vrai bisou. Et puis nous irons dans le jardin quand tu auras bu ton chocolat, il fait encore frais, le matin.

Il y avait des œufs plein le jardin, et même dans une petite niche où coulait doucement une source. Nanti d'un panier d'osier, Louis eut bientôt terminé sa cueillette et vint poser le tout à la cuisine, sur la toile cirée de la table.
            Comment tu vas faire pour emmener tout ça? s'inquiéta Tante Lina. Tu ne vas quand même pas tout manger tout de suite!
            Non! juste les oreilles du lapin! répondit Louis en riant. Mais j'ai pris un petit sac à dos, Tante Lina.
            quand j'avais ton âge, il fallait aller jusqu'en Suisse, pour trouver des chocolats comme ça! C'était juste après la guerre, on ne trouvait pas ça ici.
            et tu y allais en vélo, Tante Lina?
            oui, j'y allais en vélo. Mais tu n'as pas fini ton cacao?
            non, j'en veux plus.
Alors l'aïeule raconta comment, au moment de la guerre et des restrictions, elle appréciait la veillée de la Saint Sylvestre à la salle paroissiale, parce que le pasteur offrait, luxe inouï, un cacao chaud à tous les assistants. Ému et un peu honteux, le petit Louis lui demanda de réchauffer le reste de son bol et le dégusta jusqu'à la dernière goutte. Puis il se fit plus curieux :
            dis, tu veux bien me raconter un peu comment c'était, quand tu étais petite ?
            Ah... quand j'étais petite, c'était la guerre, et quand elle a été finie tout le pays était encore très pauvre. On ne trouvait pas tout ce qu'on voulait à manger. Bien sûr, chez les paysans, il y avait toujours des légumes, des œufs, du lait, du beurre, même de la viande, mais pour avoir du café ou du chocolat, c'était presque impossible. Alors on allait le chercher en Suisse.

Tante Lina ferma les yeux et sembla plonger dans ses souvenirs. Elle sursauta quand le téléphone sonna. C'étaient les parents de Louis, qui venaient la chercher pour le repas de Pâques. Lui-même devait vite sauter sur son vélo et rentrer pour être à l'heure.

L'aïeule embrassa le petit garçon avant qu'il ne remette son casque.
            mais je veux que tu me racontes la suite, cet après-midi, quand les grands seront partis se promener.

... Après le repas de Pâques, comme prévu, les grands partirent faire une petite promenade digestive. Il faisait beau mais il faisait encore cru dans les maisons et un bon feu crépitait dans la cheminée. Assis en face du foyer, Louis et la grand-tante Lina reprirent leur causette du matin.

Et l'aïeule lui raconta.

Comment, alors qu'elle était encore petite, les soldats allemands qui envahissaient le pays cherchaient à se faire bien voir de la population, par exemple en distribuant des bonbons au chocolat aux enfants. Elle-même en avait eu, sur la route de Vandoncourt, se souvenait-elle.

Comment elle avait eu un beau vélo quand elle était encore une petite fille, un vélo fabriqué par un voisin, dans son bûcher. Le même bricoleur en montait pour son entourage, mais aussi pour les maquisards, et le vélo de la petite Lina était kaki. Avec ce vélo, elle partait en Suisse pour trouver des provisions qui manquaient en France. Il lui fallait se lever à cinq heures du matin et grimper la côte jusque sur le plateau et la frontière. Là, elle attendait que le magasin soit ouvert.

Parfois c'était une ferme un peu isolée, qui faisait office de dépôt et ouvrait à six heures. Lina y trouvait l'indispensable, café, sucre, riz. Mais si elle allait jusqu'à une épicerie plus grande, dans le village après la frontière, elle voyait alors des trésors comme des œufs en chocolat, aux reliefs délicatement moulés, des boîtes de cacao et bien sûr des plaques aux noms de marques prestigieuses, Peter, Cailler, Kohler ou Nestlé. Rien que l'odeur du magasin évoquait une caverne au trésor. Lina ne pouvait pas acheter tout ce dont elle avait rêvé, cependant elle goûtait quand même à ces délices, avec parcimonie, au compte-gouttes, pourrait-on dire.

Après la guerre, Lina, devenue adolescente, eut la chance de participer à un voyage organisé par le Pasteur vers une paroisse jumelée, à Neuchâtel. Le car fit une halte aux Rangiers, au pied du monument qui se dressait encore à cette époque au sommet du col. La sentinelle, surnommée le Fritz, a connu depuis bien des vicissitudes, et a fini par disparaître du paysage. Mais ce qui marqua surtout Lina, c'était une boutique où l'on pouvait acheter des Têtes de Nègre de la marque Perrier.
C'était tellement délicieux que, presque 70 ans après, le souvenir était intact dans la mémoire de la grand-tante.

Pendant qu'elle évoquait ces souvenirs, l'Oncle Paul était venu les rejoindre en face de la cheminée. Une cheville un peu douillette l'avait dissuadé de suivre les autres convives dans leur balade digestive. Et puis, sans doute, aimait-il entendre ces histoires du temps passé. Il n'était pas encore né à l'époque de la guerre, mais il se sentait quand même plus du siècle de Lina que de celui où l'on jetait par poubelles entières de la nourriture trop abondante, et souvent trop insipide malgré les excès de sel et de sucre. Enfin, pas plus que la grand-tante, il n'était né avec un téléphone portable greffé à la main, pour tchater, textoter, photographier, filmer, même, à longueur de temps.

Mais il restait deux choses du temps passé que le monde moderne n'avait pas pu jeter aux oubliettes. C'étaient les vélos et le chocolat. Quelles que soient les nouvelles saveurs des bonbons modernes, leurs nouvelles textures, leurs nouvelles couleurs, rien ne pouvait rivaliser avec l'amertume délicate, semblant venir du fin fond de l'Amérique précolombienne, avec tous les arômes profonds, du chocolat. La guerre était finie depuis longtemps, et avec elle les restrictions. Ce n'était plus la peine d'aller en Suisse pour en trouver de délicieux. Des chocolatiers pleins de talent en confectionnaient maintenant dans chaque petite ville, rivalisant d'exigence sur la provenance des fèves, jaloux de leurs secrets d'alchimistes. Pour de tels délices, la qualité ne pouvait aller de pair avec la quantité. Comme pour un vieux Bourgogne, il convenait de déguster à petites gorgées, à petites bouchées, et non de se goinfrer, sans savourer ce que l'on avale, jusqu'à indigestion.

Tout en songeant à cela, Paul avait sorti une petite boîte de chocolat achetée à un chocolatier du pays, un homme amoureux de son art, un artisan perfectionniste et sans concession. Il la tendit au petit Louis et à l'aïeule, et les trois complices communièrent en silence. C'était comme s'ils avaient eu tous les trois le même âge. Il n'y avait pas besoin de parler pour partager ce moment de bonheur, au contraire. La parole est d'argent, mais le silence est d'or.  


Seloncourt, le 2 octobre 2016




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