Le petit garçon finissait de déballer ses jouets
devant le sapin de Noël. Il y avait déjà, pêle-mêle au milieu des papiers
cadeaux arrachés et froissés à la hâte, un robot, qui attendait ses piles pour
lancer des éclairs et des formules de politesse d'une voix de robot, une
voiture téléguidée et une tablette tactile. L'une des grandes personnes qui
l'entouraient déclara, du ton de quelqu'un qui est très au courant :
– Et
puis je crois bien que le Père Noël avait un paquet plus gros. Il n'a pas pu le
mettre sous le sapin. Va donc voir dans l'entrée.
Suivi de toute la famille, le petit garçon courut à
l'endroit indiqué, où l'attendait non pas un paquet, mais un superbe VTT rouge,
flambant neuf, brillant de tous ses chromes et sentant encore le vernis. Il
battit des mains, puis retourna au salon où il s'empara de sa tablette. Les appareils
photo bruissaient comme des élytres de hannetons. Une tante filmait au
caméscope. Et, avec sa tablette, le petit garçon prenait des photos et filmait
ceux qui le filmaient et le prenaient en photo.
Malgré son
âge, l'oncle Paul serait bien allé regarder à nouveau le magnifique vélo. Mais
il n'osait pas quitter la famille rassemblée près du sapin. D'ailleurs, on
commençait à servir l'apéritif. Le Père Noël n'avait pas attendu minuit pour
passer, il avait profité du moment où le petit Louis prenait son bain pour
faire sa livraison. Je crois même que, furtivement, il avait fourré, dans la
poche du pantalon qu'il portait sous sa houppelande, une poignée de papillotes
qui avaient été placées tout exprès pour lui, dans une coupe posée sur un
guéridon.
Entre la fin de l'apéritif et le début du repas de
réveillon, il y eut un bref moment de flottement dont l'oncle Paul profita pour
aller jeter un bref coup d'œil au magnifique vélo. Il l'avait déjà vu,
pourtant, mais il ne s'en lassait pas. Machinalement, il fouilla dans la poche de
son pantalon et en sortit une papillote, qu'il déballa sans quitter des yeux la
bicyclette. Quand il la porta à sa bouche, le goût délicieux du chocolat acheva
de le transporter dans ses souvenirs d'enfance. Défroissant l'emballage doré de
la papillote, il le glissa dans sa poche ainsi que le papier paraffiné, sur
lequel figurait l'habituelle petite blague qu'il se promit de lire plus tard.
Pour Paul, un vélo, c'était un cadeau merveilleux.
Il gardait toujours, frais comme si cela datait d'hier, le souvenir du jour où
on lui en avait offert un. Pourtant, c'était il y a soixante ans... Il habitait
à l'étage d'une vieille maison dont le rez-de-chaussée était occupé par le
garage des propriétaires, également patrons de son père, et par un bûcher mal
éclairé. Entre les deux se trouvait la porte d'entrée. Un couloir menait à
l'escalier qui montait au logement.
Alors qu'il avait dix ans, un soir, son papa lui
avait demandé d'aller chercher une bouteille de vin dans le bûcher. Demande un
peu surprenante, car, au repas, ses parents ne buvaient que de l'eau plus ou
moins rougie par quelques centilitres de "cachet bleu" et il n'y
avait rien au bûcher qui ressemble à une cave d'amateur de vin. Enfin, sur la
table, le litre à étoiles entamé était encore plein aux trois quarts. Mais bon,
Paul était un garçon obéissant. Il descendit au bûcher, préparant ses yeux à la
quasi-obscurité qui y régnait. Et là, après avoir ouvert la porte, il découvrit
un magnifique vélo bleu ciel, à sa taille. Il y avait la lumière, une dynamo,
de bons freins, ça sentait le caoutchouc neuf des pneus. Pas de dérailleur,
pour quoi faire, celui de son grand frère sautait tout le temps et il fallait
se salir les mains avec le cambouis de la chaîne plusieurs fois par balade.
Paul était remonté ému jusqu'aux larmes, embrassant ses parents, trépignant
d'enthousiasme et toute la famille était descendue dans la cour pour qu'il y
fasse des tours et essaie ses freins.
Avec son vélo, Paul avait exploré tous les alentours
de la petite ville où il vivait. Un jour, il était même allé jusqu'en Suisse
et, à la première boutique, il avait acheté du tabac Burrus bleu pour son papa
et une plaque de chocolat pour lui et sa maman. Il lui avait fallu grimper une
côte assez longue, mais quand on pèse le poids d'un moineau et qu'on a de bons
jarrets, ce n'est pas une affaire. Le chocolat, qu'il attendit d'être rentré à
la maison pour déguster, en était encore meilleur. Du chocolat Cailler, au lait
et aux noisettes. Le présentoir montrait tellement de chocolats différents
qu'il avait eu bien du mal à se décider. C'était une gourmandise
d'exception : habituellement Paul goûtait de quatre carrés de chocolat
noir Menier que, par ailleurs, il trouvait délicieux. Et du Banania le matin,
avec ses tartines. Un vélo, du chocolat autant qu'il en voulait, il vivait une
enfance de prince, décidément, à côté de celle des générations précédentes.
Un jour, alors qu'il était seul pour le goûter, Paul
avait trahi la confiance que lui accordaient ses parents. Il grignotait sur la
terrasse, en lisant un livre, et avait apporté non pas quatre carrés, mais la
plaque entière de chocolat avec lui ! Des carrés, il en mangea seize, ce jour-là, incapable d'empêcher sa
main de retourner vers la plaque lorsqu'il avait fini de croquer et de sucer un
carré du délicieux chocolat noir. Presque la moitié de la plaque ! Et, le soir, alors qu'il s'attendait à se faire
gronder, à se faire priver de chocolat pendant quelques jours, ses parents
n'avaient rien vu ! Seule sa conscience le
tourmentait, à tel point que, soixante ans plus tard, il ne se sentait pas très
fier d'avoir été aussi gourmand.
Mais comment résister à cette amertume, subtilement
sucrée, à cet arôme incomparable qui semblait l'envahir tout entier lorsque sa
langue écrasait doucement le morceau de chocolat noir contre son palais... Si
délicats, si recherchés, que fussent les chocolats suisses, ils ne lui avaient
jamais donné cette ivresse procurée par le chocolat noir. Du chocolat Menier,
en attendant qu'il en découvre d'autres, et d'autres encore, au fil de sa
longue vie.
Le petit Paul aimait aussi son bol de Banania du
matin, mais ce qu'il préférait, c'était le fond, le marc de cacao comme on dit
le marc de café, qu'il raclait jusqu'à la dernière trace pour en savourer tous
les arômes. Et plus tard, adulte, il découvrirait le Van Houten, le nectar des
cacaos à préparer...
Ces souvenirs dataient de soixante ans, mais ils
étaient aussi frais que s'ils avaient été d'hier. Et tout cela à cause d'une papillote
dérobée par le Père Noël...
Paul en était là de ses rêveries quand une parente, bien
plus âgée que lui, vint le rejoindre dans l'entrée.
– c'est
dommage qu'il ne puisse pas l'étrenner en ce moment, avec cette neige, n'est-ce
pas, Paul ?
– Oui,
c'est dommage, Tante Lina. Mais il pourra venir te voir au printemps.
– oui,
à Pâques, quand le lapin sera passé. Il prendra son beau vélo pour venir
ramasser les œufs.
... Quelques mois passèrent, et Louis, le petit
garçon, eut le temps d'apprendre à bien utiliser son vélo. À bien servir son vélo, comme on dit chez nous.
Il savait déjà comment rouler et tourner sans tomber, mais il y avait le
dérailleur, et surtout les freins. Il apprit à ses dépens qu'il valait mieux ne
pas bloquer la roue avant, sous peine de passer par dessus le guidon. Mais, après
quelques après-midi, il maîtrisait parfaitement et pouvait faire des dérapages
avec ses copains, malgré les injonctions des grandes personnes qui n'avaient nulle
envie de remplacer trop souvent les pneus.
Puis ce fut le jour de Pâques. Louis n'habitait pas
trop loin de chez la grand-tante Lina, et on lui donna la permission d'aller
ramasser les œufs dans son jardin. Il enfourcha son beau vélo rouge et fila
d'une traite chez l'aïeule qui l'attendait avec un bol de chocolat chaud. En
lui sautant au cou pour l'embrasser, le petit garçon faillit la blesser avec
son casque.
– De
mon temps, on n'avait pas de casque, remarqua Tante Lina. Un bonnet ou un béret,
ou un chapeau de soleil en été.
– mes
parents disent que c'est à cause de la circulation, expliqua Louis.
– ça,
c'est vrai ! quand j'avais ton âge, il
n'y avait pas toutes ces voitures et tous ces camions ! mais enlève quand même ce casque pour me faire un
vrai bisou. Et puis nous irons dans le jardin quand tu auras bu ton chocolat,
il fait encore frais, le matin.
Il y avait des œufs plein le jardin, et même dans
une petite niche où coulait doucement une source. Nanti d'un panier d'osier, Louis
eut bientôt terminé sa cueillette et vint poser le tout à la cuisine, sur la
toile cirée de la table.
– Comment
tu vas faire pour emmener tout ça ? s'inquiéta Tante Lina. Tu ne vas quand même pas tout manger tout de
suite !
– Non ! juste les oreilles du lapin ! répondit Louis en riant. Mais j'ai pris un petit
sac à dos, Tante Lina.
– quand
j'avais ton âge, il fallait aller jusqu'en Suisse, pour trouver des chocolats
comme ça ! C'était juste après la
guerre, on ne trouvait pas ça ici.
– et
tu y allais en vélo, Tante Lina ?
– oui,
j'y allais en vélo. Mais tu n'as pas fini ton cacao ?
– non,
j'en veux plus.
Alors l'aïeule raconta comment, au moment de la
guerre et des restrictions, elle appréciait la veillée de la Saint Sylvestre à
la salle paroissiale, parce que le pasteur offrait, luxe inouï, un cacao chaud
à tous les assistants. Ému et un peu honteux, le petit Louis lui demanda de
réchauffer le reste de son bol et le dégusta jusqu'à la dernière goutte. Puis
il se fit plus curieux :
– dis,
tu veux bien me raconter un peu comment c'était, quand tu étais petite ?
– Ah...
quand j'étais petite, c'était la guerre, et quand elle a été finie tout le pays
était encore très pauvre. On ne trouvait pas tout ce qu'on voulait à manger.
Bien sûr, chez les paysans, il y avait toujours des légumes, des œufs, du lait,
du beurre, même de la viande, mais pour avoir du café ou du chocolat, c'était
presque impossible. Alors on allait le chercher en Suisse.
Tante Lina ferma les yeux et sembla plonger dans ses
souvenirs. Elle sursauta quand le téléphone sonna. C'étaient les parents de Louis,
qui venaient la chercher pour le repas de Pâques. Lui-même devait vite sauter
sur son vélo et rentrer pour être à l'heure.
L'aïeule embrassa le petit garçon avant qu'il ne
remette son casque.
– mais
je veux que tu me racontes la suite, cet après-midi, quand les grands seront
partis se promener.
... Après le repas de Pâques, comme prévu, les
grands partirent faire une petite promenade digestive. Il faisait beau mais il
faisait encore cru dans les maisons et un bon feu crépitait dans la cheminée.
Assis en face du foyer, Louis et la grand-tante Lina reprirent leur causette du
matin.
Et l'aïeule lui raconta.
Comment, alors qu'elle était encore petite, les
soldats allemands qui envahissaient le pays cherchaient à se faire bien voir de
la population, par exemple en distribuant des bonbons au chocolat aux enfants.
Elle-même en avait eu, sur la route de Vandoncourt, se souvenait-elle.
Comment elle avait eu un beau vélo quand elle était
encore une petite fille, un vélo fabriqué par un voisin, dans son bûcher. Le
même bricoleur en montait pour son entourage, mais aussi pour les maquisards,
et le vélo de la petite Lina était kaki. Avec ce vélo, elle partait en Suisse
pour trouver des provisions qui manquaient en France. Il lui fallait se lever à
cinq heures du matin et grimper la côte jusque sur le plateau et la frontière. Là,
elle attendait que le magasin soit ouvert.
Parfois c'était une ferme un peu isolée, qui faisait
office de dépôt et ouvrait à six heures. Lina y trouvait l'indispensable, café,
sucre, riz. Mais si elle allait jusqu'à une épicerie plus grande, dans le
village après la frontière, elle voyait alors des trésors comme des œufs en
chocolat, aux reliefs délicatement moulés, des boîtes de cacao et bien sûr des
plaques aux noms de marques prestigieuses, Peter, Cailler, Kohler ou Nestlé. Rien
que l'odeur du magasin évoquait une caverne au trésor. Lina ne pouvait pas
acheter tout ce dont elle avait rêvé, cependant elle goûtait quand même à ces
délices, avec parcimonie, au compte-gouttes, pourrait-on dire.
Après la guerre, Lina, devenue adolescente, eut la
chance de participer à un voyage organisé par le Pasteur vers une paroisse
jumelée, à Neuchâtel. Le car fit une halte aux Rangiers, au pied du monument
qui se dressait encore à cette époque au sommet du col. La sentinelle, surnommée
le Fritz, a connu depuis bien des vicissitudes, et a fini par disparaître du
paysage. Mais ce qui marqua surtout Lina, c'était une boutique où l'on pouvait
acheter des Têtes de Nègre de la marque Perrier.
C'était tellement délicieux que, presque 70 ans
après, le souvenir était intact dans la mémoire de la grand-tante.
Pendant qu'elle évoquait ces souvenirs, l'Oncle Paul
était venu les rejoindre en face de la cheminée. Une cheville un peu douillette
l'avait dissuadé de suivre les autres convives dans leur balade digestive. Et
puis, sans doute, aimait-il entendre ces histoires du temps passé. Il n'était
pas encore né à l'époque de la guerre, mais il se sentait quand même plus du
siècle de Lina que de celui où l'on jetait par poubelles entières de la
nourriture trop abondante, et souvent trop insipide malgré les excès de sel et
de sucre. Enfin, pas plus que la grand-tante, il n'était né avec un téléphone
portable greffé à la main, pour tchater, textoter, photographier, filmer, même,
à longueur de temps.
Mais il restait deux choses du temps passé que le
monde moderne n'avait pas pu jeter aux oubliettes. C'étaient les vélos et le
chocolat. Quelles que soient les nouvelles saveurs des bonbons modernes, leurs
nouvelles textures, leurs nouvelles couleurs, rien ne pouvait rivaliser avec
l'amertume délicate, semblant venir du fin fond de l'Amérique précolombienne, avec
tous les arômes profonds, du chocolat. La guerre était finie depuis longtemps,
et avec elle les restrictions. Ce n'était plus la peine d'aller en Suisse pour
en trouver de délicieux. Des chocolatiers pleins de talent en confectionnaient
maintenant dans chaque petite ville, rivalisant d'exigence sur la provenance
des fèves, jaloux de leurs secrets d'alchimistes. Pour de tels délices, la
qualité ne pouvait aller de pair avec la quantité. Comme pour un vieux Bourgogne,
il convenait de déguster à petites gorgées, à petites bouchées, et non de se
goinfrer, sans savourer ce que l'on avale, jusqu'à indigestion.
Tout en songeant à cela, Paul avait sorti une petite
boîte de chocolat achetée à un chocolatier du pays, un homme amoureux de son
art, un artisan perfectionniste et sans concession. Il la tendit au petit Louis
et à l'aïeule, et les trois complices communièrent en silence. C'était comme
s'ils avaient eu tous les trois le même âge. Il n'y avait pas besoin de parler
pour partager ce moment de bonheur, au contraire. La parole est d'argent, mais
le silence est d'or.
Seloncourt, le 2 octobre 2016
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