l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


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dimanche 6 octobre 2019

le petit bonhomme de papier

Bienvenue, chers amis. 

Laissez-moi vous conter ce soir l’histoire d’un petit bonhomme de papier.


Il y a bien, bien longtemps, ce petit bonhomme, dès qu’il fut en âge d’apprendre, alla user ses fonds de culotte sur les bancs de bois d’une école primaire de Pont-de-Roide. C’est là qu’il découvrit quelques merveilleux outils, le porte-plume, les plumes Sergent Major, l’encrier de faïence blanche enchâssé dans un trou du pupitre, les buvards et les cahiers du jour. Tout cela servait à écrire, à coucher le monde sur du papier. Dans les cahiers d’écolier, on pouvait aussi bien résoudre des problèmes de barriques de 144 litres qu’on remplit à moitié que raconter son jeudi après-midi à faire de la luge. Ou copier 100 fois je ne dois pas bavarder en classe.
            
Certes, il y avait aussi l’ardoise et le crayon d’ardoise, plus fin que la craie, pour le calcul mental. Mais là, on est dans l’éphémère, dans l’effaçable, comme avec le crayon de papier et la gomme. Ce n’est plus tout à fait de l’écrit, car, comme vous le savez, les paroles s’envolent, mais les écrits restent. Il m’arrive parfois de découvrir, dans un grenier ou une brocante, un vieux cahier. Je suis toujours ému, car il me semble alors voir le petit garçon ou la petite fille qui a tracé ces lignes d’écriture, penché sur les pages jaunies, et moi penché au-dessus, comme un maître qui se balade dans l’allée pendant une dictée. Aussi nettement qu’une photographie, ce cahier fait remonter du passé une personne avec toute la richesse de ses rêves, de son application, de ses espoirs. Mais je ressens la même émotion en ouvrant les pages d’un cahier de mécanique ou de géométrie, rempli par un jeune homme assidu aux cours du soir, ou le journal d’un ancien racontant la guerre ou l’occupation. C’est une partie d’eux-mêmes que les rédacteurs ont laissée. C’est un fragment du passé, aussi palpable qu’une vieille église presque millénaire ou qu’un théâtre romain. Pour moi, ces vieux cahiers sont des trésors. Pas seulement pour le texte lui-même, le contenu, l’histoire qu’ils racontent parfois, mais pour la matière dont ils sont faits. Un cahier du jour ne raconte pas, au sens propre, l’histoire de l’écolier ou de l’écolière qui a écrit sur ses pages. Si c’était le cas, ce ne serait plus un cahier du jour, mais un journal intime. Il ne va pas me dire à quel jeu a joué son auteur dans les heures qui précèdent, quels étaient les noms de ses copains, ni quel chagrin les a fait pleurer.

Pourtant, il va m’en dire très long, ce cahier. Il va me dire la date à laquelle il a été rédigé, souvent écrite en haut de la page. L’encre, si c’est celle d’un stylo à bille, d’un stylo plume ou d’une plume Sergent Major ou la Gauloise, me décrira un peu son époque. L’écriture me dira le soin ou la maladresse du petit scribe, s’il était gaucher ou droitier, et elle m’en dirait bien plus encore, si j’étais graphologue ! Ce cahier va m’apprendre s’il faisait des fautes, s’il se débrouillait en calcul. Parfois, une rédaction va m’indiquer s’il était observateur, s’il avait de l’imagination, s’il habitait en ville ou à la campagne, si dans son pays il neigeait l’hiver. En tout cas, moi, je vais sentir les heures passées à remplir ces pages, comme une grande tranche du temps jadis. 

Mais revenons à ce petit bonhomme dont je parlais au début. Dès qu’il sut lire, il dévora les livres. Tout d’abord, les livres de classe eux-mêmes, qu’il découvrait le cœur battant à la rentrée. Il fallait d’abord les couvrir de papier bleu ou marron. Alors, il les feuilletait et ces livres le transportaient dans de lointains pays ou de lointaines époques.
En tournant les pages, il s’embarquait dans de longues rêveries dans les pays chauds, avec les pygmées et les girafes, ou dans les temps historiques, avec Henri IV, Vercingétorix ou les châteaux forts. Le livre de lecture, lui, ouvrait la voie vers d’autres livres dont il présentait les extraits : textes signés Henri Bosco, Pierre Loti, Colette ou même Jean de la Fontaine.

Des livres, le petit bonhomme en avait aussi à la maison, précieux cadeaux édités par le Père Castor : Panache l’Écureuil, Amo le Petit Indien. Il retrouva cette collection à l’école avec Perlette Goutte d’Eau. Cette dernière histoire contait la vie d’une petite goutte d’eau qui tombe d’un nuage et vit de multiples aventures sur terre, passant d’un petit ruisseau à un grand fleuve, jusqu’à ce qu’elle arrive à la mer et que le soleil ne la fasse remonter dans son nuage du début. Sur le papier, notre petit bonhomme suivait le périple de la gouttelette, métaphore de notre passage sur terre, et demeurait fasciné. Au fond de la classe, l’armoire contenant les livres, la bibliothèque du Cours Moyen, était pleine de trésors. Les livres étaient la porte ouvrant sur d’infinis voyages et la lecture en était la clé, le sésame ouvre-toi.

Au cours complémentaire, la bibliothèque lui fit rencontrer Jules Verne, dont le roman « l’Ile mystérieuse » accompagna désormais ses jeux dans la nature. Puis, au fil des ans, il lut les écrivains français ou russes, et le premier métier du petit bonhomme fut celui de maître d’école, enseignant comme il pouvait à des enfants studieux, penchés sur leurs cahiers, noircissant des pages au stylo bille. Cela ne dura pas bien longtemps, au grand soulagement, sans doute, des parents d’élèves, des directeurs et des inspecteurs épouvantés par ses cheveux longs et ses idées rebelles. Pourtant, le petit bonhomme était resté fidèle aux livres, même s’il ne les choisissait plus dans la même bibliothèque. D’autres du même âge, jeunes hommes ou jeunes filles, eurent plus de courage, d’humilité, de suite dans les idées et enseignèrent pendant des dizaines d’années à des générations d’écoliers. Ils n’ont pas produit de traces matérielles, comme des batiments ou des objets faits de leurs mains, mais ce qu’ils ont laissé dans les têtes mérite reconnaissance et respect.

Après cet échec, notre petit bonhomme se tourna vers les machines, avec lesquelles les relations étaient moins compliquées, semble-t-il, qu’avec les personnes en chair et en os. Et pas n’importe quelles machines : les ordinateurs, que l’on appelait aussi cerveaux électroniques. Là, il reprit crayon et feuilles de papier, car dans les années 70 les informaticiens écrivaient leurs programmes à la main, pour que leurs listes d’instructions soient tapées par les perfos, sortes de dactylos, sur des cartes perforées. Ensuite, après que l’ordinateur avait avalé son bac de cartes perforées, l’énorme imprimante crachait, à jet continu, une large bande de papier qui se pliait en accordéon, sur laquelle il fallait vérifier que le programme faisait bien ce qu’on avait demandé. Des pages et des pages que le programmeur écrivait, en script, au crayon de papier, et le petit bonhomme se faisait encore gronder à cause de sa vilaine écriture, comme 15 ans plus tôt sur les bancs de l’école. Cela ne dura que quelques années avant qu’il ne change encore de métier. Mais il n’en avait pas fini avec le papier et l’écriture ! Car il devint facteur. Facteur de lettres, comme on disait jadis. 


Ah les cartes de vœux ! et les cartes postales ! et les lettres aux enveloppes minutieusement décorées, enluminées de petits cœurs, que s’envoyaient les jeunes filles, avant de devenir des épouses... et toutes les factures, réclames, abonnements divers et variés, des centaines d’objets à trier, à classer, à distribuer à des gens qui les attendaient près des boîtes aux lettres... Le petit bonhomme apprit à déchiffrer toutes les écritures des « bonnes lettres », comme un pharmacien qui sait déchiffrer les ordonnances les plus énigmatiques.

Mais, lui aussi, il avait beaucoup écrit, à sa famille, à ses amis, puis, presque en cachette, pour lui, un journal interrompu souvent et repris aussi souvent. Il avait tenté d’écrire un livre, tentative maladroite, et surtout fatigante pour sa main. Ce serait prétentieux de dire qu’il avait la crampe de l’écrivain, disons plutôt qu’il avait la crampe de l’écolier qui écrit des lignes et des lignes de punition. Et, après tous ses efforts, il arrivait à une page de vilaine écriture, sans élégance, irrégulière, qu’il n’aurait pas osé montrer. À part les lettres qu’il envoyait, évidemment.

C’est très beau, l’écriture, dans le sens calligraphie, mais c’est comme la musique : il y a des gens qui chantent faux, il y en a qui écrivent faux. Alors le petit bonhomme acheta une machine à écrire. On allait voir ce qu’on allait voir.

Mais pour être dactylo aussi, il faut du talent et du savoir-faire. Là, ce n’est plus comme le chant, c’est comme le piano : il faut apprendre à jouer. Le petit bonhomme tapait, ainsi que le dit l’expression, comme un flic, avec ses deux index. Ça prenait un temps fou, et quand il y avait une faute de frappe c’était aussi moche que si cela avait été écrit à la main. Il mettait du blanc, puis tentait de retaper la lettre fautive. Le résultat était désolant. Les auteurs de romans policiers américains ont tous une machine à écrire Underwood, mais ça, c’est ce que l’on raconte. Ça ne doit pas être aussi simple. Le petit bonhomme finit par se dégoûter de noircir du papier. Les idées trottaient bien dans sa tête, mais elles n’en sortaient pas. C’était trop difficile. C’est pourtant si beau, un beau cahier du jour, sans ratures, sans taches, sans fautes... Et une belle page non pas calligraphiée, mais dactylographiée, avec une frappe régulière, sans retouches, dans une mise en page bien aérée... Tout ça était aussi difficile à apprendre qu’à jouer du Mozart au piano. Découragé, le petit bonhomme laissa tomber.

Puis, un jour, il découvrit le traitement de texte, avec un petit ordinateur Amstrad. Sur un bel écran bleu, les lettres apparaissaient en blanc, comme des mouettes dans un ciel breton un jour de grand beau temps. C’était magique. Plus de ratures, peu importait de taper avec ses index, on arrivait toujours à sortir un texte net et sans bavure avec l’imprimante. Le petit bonhomme n’avait plus honte de ce qu’il écrivait. Il se mit à rédiger de plus en plus frénétiquement des pages et des pages qu’il avait à cœur de laisser après lui. Mais, en fait, que laissait-il ? Son petit ordinateur ne fonctionnait pas s’il n’était pas allumé. Quelle trace restait-il alors de... de quoi, au fait ? De ses écrits ? Ce n’étaient pas des écrits, c’était quelque part dans les entrailles électroniques de sa machine, et, assez vite, avec Internet, le petit bonhomme découvrit l’emploi du mot « dématérialisé ». Une facture dématérialisée. Un courrier dématérialisé. Et, au bout du compte, conséquence immédiate, un métier dématérialisé. En attendant, quand il voulait laisser une trace de ses rêveries, et même les partager, il imprimait. C’est plus sûr.

Parce que, autrement, plus de lettres, des courriels et des textos. Plus de cartes postales, des MMS. Plus de factures, des courriels, encore. Plus de mandats à verser en espèces, des virements. Plus de facteurs de lettres, des porteurs de réclames ou de petits paquets. Mais aussi plus de livres, des e-books. Plus de disques vinyle, des clés USB ou des abonnements à des sites de streaming. Plus de belle langue française, du franglais, du globish, du langage SMS, LOL, TKT, MDR et PTDR pour raconter sa story. Plus de beaux livres qui sentent le papier, que l’on ouvre en essayant de ne pas casser la reliure, que l’on range et qui vont durer des siècles. Les livres, ça se vend maintenant au poids, même pas au prix du papier, dans les brocantes et les bourses aux livres. Ou alors en déco, sur des étagères, pour la reliure si elle fait un peu ancien. Ce qu’il y a dans les pages, on s’en fiche. Plus de belles lettres écrites à la main, calligraphiées ou raturées, pleines de chair et d’émotion. Plus d’exposition des Amis du Vieux Seloncourt, un site internet. Et, à la place du petit bonhomme de papier qui vous raconte son histoire, un hologramme. Un ectoplasme.

Mais n’anticipons pas. Comme tous les outils, les ordinateurs peuvent être employés pour les pires choses, mais aussi pour les meilleures. Cela a été dit par un sage de l’Antiquité à propos de la langue, celle que les enfants tirent quand ils veulent manquer de respect à quelqu’un. La langue est la meilleure des choses pour dire des poèmes, des mots d’amour ou d’amitié, pour indiquer la route à quelqu’un, mais c’est la pire des choses quand elle calomnie, qu’elle ment ou qu’elle insulte. Et cela reste vrai pour les claviers. Le petit bonhomme avait pour devoir de tirer quelque chose de bon de cette machine infernale. Des histoires à conter à un public et des livres qu’il sème comme le Petit Poucet sème ses cailloux. Et, pour le reste, il avait juste l’envie de résister au courant.

Aussi s’obligeait-il à poser ses quatre opérations sur un bout de papier quand il fallait faire des calculs, au lieu de recourir à la calculette. À se diriger avec une carte routière au lieu de se laisser mener par le GPS. À consulter un annuaire papier, le bon vieux Bottin, pour trouver un numéro de téléphone, à recourir à un gros dictionnaire pour trouver le sens d’un mot au lieu de demander à Google. Il s’imposait d’écrire ses recettes de cuisine sur un cahier au lieu de cuisiner avec une tablette qui vous expliquait tout. Et cela, même avec sa vilaine écriture.

Que serait notre mémoire sans tous ces objets qui nous entourent ?

Que pèse le monde virtuel en face du monde matériel ? Que pèse une photo numérique, mise en ligne sur une page Facebook ou stockée sur votre téléphone, à côté d’un cliché argentique que l’on prend dans ses mains pour le ranger dans un album de famille ou l’encadrer ? Comme ces visages aimés qui restent là, jour et nuit, dans un cadre fixé au mur ou posé sur une buffet ? Que pèse un e-book qu’on lit sur une liseuse, à côté d’un vrai livre de papier que l’on feuillette et qui sera toujours là, même quand la batterie est vide ? Que pèse un texto sur l’écran tactile du téléphone à côté d’une belle lettre écrite à la main, que l’on rangera dans les pages d’un livre ? Que pèse une vidéo, ou même un hologramme, à côté d’un liseur, d’un conteur ou d’un conférencier en chair et en os présent dans la salle ? Que pèse un article de Wikipédia à côté de cette exposition avec tous ses vrais objets, pleins d’histoire, comme des amphores trouvées au fond de la Méditerranée ? À côté des brochures que vous avez publiées ?
Le petit bonhomme de papier vous demande de lui pardonner ces réflexions bien sérieuses, bien nostalgiques, un peu philosophiques. Il vous invite à savourer au maximum, sans en perdre une miette, ces moments où nous sommes ensemble, en chair et en os. Ces moments où nous nous régalons de bonne nourriture terrestre, saucisse, röstis, fromage, toutché et bon vin d’Arbois. Ces moments où les amis se retrouvent, amis d’enfance ou de plus fraîche date. Ces moments où nous prenons en main tous les objets de cette exposition, ces objets faits par des hommes, objets lourds, fragiles, pleins d’histoire, pleins de réalité, et non des images éphémères sur les pages virtuelles d’un nuage électronique. Merci pour tout ce que vous faites, Amis du Vieux Seloncourt. Il est l’heure d’aller nous reposer.


Seloncourt, le 6 octobre 2019 

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