Carnet
de voyage
Pendant des années, ils étaient passés à côté de la
petite ville sans la voir. Ou juste pour y faire une course, un peu anxieux sur
l'endroit où ils allaient stationner. Car la petite ville avait la réputation
d'égarer systématiquement les étrangers, et les imprudents qui s'y aventuraient
en étaient venus à appréhender toute visite. C'était un fait, point. Comme les
épinards donnent du fer, comme une cuillère à café empêche les bulles du
champagne de s'échapper, comme la météo se trompe à chaque prévision, si l'on
se risque à Valentigney, l'on s'y perd. Du moins, c'était un fait pour les
habitants des communes voisines, un fait que l'on ne discute pas. Aussi nos
deux héros étaient-ils restés prudemment à l'écart, sauf de brèves incursions à
la librairie, au centre culturel ou dans un gymnase, au bord du Doubs, plus de
dix ans auparavant. Il est vrai que, ce soir-là, les circonstances étaient
spéciales : un dîner associatif pris en face d'un ancien activiste italien
reconverti en auteur de romans policiers, pendant que se déchaînait un groupe
de rockers anarchistes. Ces instants improbables n'étaient pas faits pour
planter des repères solides.
Après ces brèves visites, chacun de nos deux
voyageurs s'était fait en secret la remarque que, non, cela ne semblait pas si
difficile que ça. Mais ce n'était peut-être qu'un piège, pour faire tomber leur
méfiance et les attirer dans un labyrinthe de rues qui se ressemblaient toutes.
Après tout, ils n'avaient exploré que la périphérie. Et si on leur donnait un
nom, à ces deux-là ? Appelons-les Marius et Jeannette. C'est déjà pris,
mais je ne crois pas que le metteur en scène ou les acteurs du film m'en
tiendront rigueur.
Et puis, un jour, il y eut cette maison, une petite
maison mitoyenne dans leurs moyens, pour couler des jours tranquilles dans un
endroit plus sympathique que la barre d'immeubles sans âme qu'ils habitaient.
Une chance inespérée. Marius et Jeannette revinrent alors dans la petite ville,
en vélo, cette fois, et en la regardant d'un autre œil. Malgré les averses, c'était
le début de l'été. Il y avait une fête sur la place, là où l'on voyait encore
un kiosque à musique. Des groupes folkloriques dansaient. Et là, vraiment, en
se baladant en vélo dans les rues proches de leur future demeure, ils eurent
l'impression d'être partis en vacances et de découvrir leur lieu de
villégiature. Ils n'avaient parcouru que deux kilomètres depuis leur bloc, mais
se sentaient comme s'ils étaient arrivés au bord de la mer. C'est vrai qu'on ne
regarde pas les rues, la boulangerie, le marché de la ville où l'on passe ses
vacances comme les rues, la boulangerie et le marché de là où l'on habite. Là
où ils baguenaudaient, les gens ne les connaissaient pas. Cela n'empêchait pas
de se saluer, mais comme on salue les gens dans une ville où l'on n'est que de
passage. Après tout, est-ce qu'on ne devrait pas toujours regarder les lieux
comme si l'on était de passage ? On ne verrait pas les choses et les gens
de la même façon.
Il leur avait suffi de passer le pont, comme dans la
chanson de Brassens, pour que ce soit tout de suite l'aventure. C'était un joli
pont fleuri, franchissant le Doubs qui semblait une rivière redoutable mais au
milieu duquel un pêcheur en cuissardes, lançant sa ligne, semblait le gardien
de la frontière entre les deux mondes. Sur l'une des rives, des usines
désertées ou réaffectées indiquaient le passé ouvrier de la ville où Marius et
Jeannette allaient vivre désormais.
Il y eut bien des allées et venues, bien des travaux,
des bonjours aux personnes du quartier qui apprenaient à les reconnaître, puis
ce fut l'emménagement. Un qui ne parlait pas, mais qui avait tout compris et
qui devait exulter en silence, c'était le chat noir. Six ans sans sortir de
l'appartement, de crainte de se trouver enfermé dans l'escalier ou écrasé par
une voiture s'il parvenait à en sortir, et là il ronronnait devant la porte
ouverte sur la rue. Mais ses maîtres aussi se sentaient bien.
Quand les valises furent défaites, les armoires
remplies et le jardin bêché, le moment fut venu d'aller se perdre dans ces
fameuses rues. À pied, cette fois. Et sans s'inquiéter de ne pas retrouver son
chemin.
Pour commencer, il y avait tous ces noms de quartiers.
Ce n'est pas dans toutes les villes que l'on se repère ainsi. Pour les
Boroillots, dire « il habite à Pézole » ou « à la Novie », emmener
les petits jouer « aux Longines », se balader « à Sous-Roches »,
parler « des Buis » ou « des Bruyères », c'est très clair.
Pour un profane, beaucoup moins. Mais quand on s'arme de courage et qu'on part
en explorateur comme Livingstone à la recherche des sources du Nil, on va au
bout du monde et l'on en revient avec des cartes. Ce fut l'affaire de quelques
dimanches d'hiver, et quel plaisir alors de retrouver la petite cité, avec ses
maisons groupant quatre logements, ses lampadaires, ses petits jardins et même
ses fils électriques et téléphoniques emmêlés comme si plusieurs générations
d'araignées géantes avaient tendu des fils à linge. À la nuit tombante, sous la
lumière des lampadaires qui commençaient à s'allumer, c'était une petite rue presque
romantique, toute pleine de mémoire ouvrière.
Dans la ville voisine, Seloncourt, au-dessus de la
falaise qui surplombait le Doubs, il y avait un bâtiment tout en longueur
construit au début du siècle dernier, que l'on appelait une caserne. En
d'autres pays, on aurait dit un coron. Marius y avait travaillé comme facteur
pendant plus de vingt ans et ce quartier était resté cher à son cœur. À la fin
de son circuit, il se retrouvait même dans un jardin situé au bord de la
falaise, surplombant le Doubs qui coulait en bas et de l'autre côté la ville de
Valentigney. Et voilà qu'il lui était donné d'habiter une rue datant de la même
époque, empreinte du même charme, habitée par un petit peuple sans manières
comme celui des Casernes. Ernest et Célestine, euh, pardon, Marius et Jeannette
avaient entendu affubler les habitants de Valentigney du sobriquet de
"Fiers Culs". La personne qui leur avait rapporté cela ne devait pas
parler des mêmes gens. Il faisait bon rentrer chez soi dans une telle rue, même
sans avoir pu trouver quel nom portait le quartier.
Cette année-là, l'hiver fut précoce. À la nuit, sous les
flocons qui tourbillonnaient, les balades dans les rues de leur nouvelle ville
étaient encore plus belles.
Au printemps, il faisait un temps de chien. Le jardin
présentait le spectacle déprimant de quelques plants atrophiés qui ne se
décidaient pas à grandir, dans la terre gorgée d'eau froide. Puis le soleil
revint réchauffer le monde et le moment arriva de sortir un peu de la ville
pour découvrir à quoi ressemblait la forêt alentour. Marius savait qu'il s'y
trouvait des grottes qui avaient abrité des hommes des millénaires auparavant.
Avec Jeannette, ils partirent en vélo jusqu'au bout des Combes Saint Germain,
où ils attachèrent leurs montures à une barrière de bois pour continuer à pied.
Oh, le coin de nature qu'ils découvrirent n'avait pas les dimensions d'un
continent, mais il y avait des prés pleins de fleurs sauvages, le Doubs sur la
gauche et des rochers sur la droite. Trop de ronces empêchaient qu'ils aillent
y chercher les grottes de la Baume. Il faudrait revenir, dûment chaussé et avec
un pantalon à l'épreuve des épines.
C'est avec Tom, le petit-fils de Jeannette, que
Marius repartit à la recherche des fameuses grottes. Tom avait l'âge où l'on
peut se prendre pour le héros de l'Île au Trésor, même si la quête ne fut pas
si longue ni si périlleuse. Débouchant sur un sentier forestier, en haut des
rochers, ils tombèrent sur une connaissance de Marius, qui leur indiqua le
chemin. Le promeneur leur apprit même qu'ils avaient dû, pour arriver jusque
là, franchir un canal asséché, un canal d'irrigation qui coulait jadis dans la
ville pour y amener l'eau du Doubs. Une rivière, des bois, des grottes, les
vestiges d'un canal que l'on pouvait imaginer au milieu des rues, des cités
pleines de mémoire à découvrir, mémoire évoquée par une grande fresque murale
sur le pignon de l'une des usines, c'est plus qu'il n'en faut pour combler tous
les désirs de rêverie, et sans doute pour bien des années.
14 septembre 2013
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