La petite histoire que je vais
vous raconter ce soir se passe en 1936. C’est l’automne. Par une belle fin de journée,
une charrette à plateau tirée par un brave cheval bien patient revient
d’Hérimoncourt, chargée d’une joyeuse équipe de jeunes gens, décorés comme des
arbres de Noël et déjà bien éméchés bien que l’on soit un jour de semaine.
Le cheval n’avance pas trop vite
et les arrêts sont fréquents. Les jeunes gens descendent alors et vont tirer les
cordons des sonnettes ou tambouriner aux portes pour lever les œufs. Façon de
parler, car ces œufs sont souvent remplacés par un verre de vin ou quelque
menue monnaie s’il n’y a que cela sous la main. Mais, après tout, quoi de plus
normal, pour un conscrit, que de se faire offrir un bon canon ?
Deux d’entre eux retiennent notre
attention : un grand maigre et un petit gros. Le grand maigre est affublé
du surnom de Bec-de-Gaz et le petit gros, sans surprise, est communément appelé
la Cosse. Non pas qu’il soit paresseux, mais, comme nous le savons tous ici, la
cosse est une citrouille et la silhouette ronde de notre ami ne pouvait que lui
attirer ce sobriquet bien seloncourtois. S’ils retiennent notre attention,
c’est parce leur ivresse est déjà telle qu’ils n’ont même plus besoin de
brailler pour exprimer leur bien-être : ils jouissent paisiblement de la
situation, plein d’une joie intérieure qui se passe de mots. Sur le cordon qui
orne leur poitrine, en diagonale, comme le baudrier d’un Suisse de cérémonie,
on peut lire :
« bon pour le service, bon
pour les filles ».
Disons-le une fois pour toutes :
Bec-de-Gaz est bien allumé et la Cosse est complètement rond.
Facétieux, l’un des conscrits, en
revenant d’avoir sonné à une porte qui ne s’était pas ouverte, emprunte un vélo
posé contre un mur, l’enfourche et démarre en zigzaguant. Justes représailles
envers un radin qui n’a pas voulu payer le tribut, même d’un seul œuf, à un
futur défenseur de la Patrie. Du reste, le vélo semblait n’attendre que cela et
il est juste question de le transporter quelques maisons plus loin, pas de le
voler. Heureusement, à cette époque, il n’y a pas encore 15 000 véhicules
par jour dans la rue du tramway !
Hélas, si le petit train de la
vallée d’Hérimoncourt ne roule plus depuis plusieurs années, les rails n’ont
pas tous été retirés de la route. Rien de plus traître que des rails enterrés pour
une roue de vélo. Notre cycliste déjà instable finit la figure par terre,
promptement ramassé par ses camarades, et le vélo est mis à l’abri de la
circulation dans un jardin voisin. La Cosse embouche un clairon dont il ignore
totalement comment on en joue et il en tire une sorte de plainte qui évoque le braiment
d’un âne. Puis la charrette reprend la route, cahin-caha, en direction du centre,
des écoles et de la mairie.
Sur le perron de l’une des
maisons, une jeune fille les regarde passer, à la fois attendrie et contrariée.
C’est que son promis est parmi les bruyants fêtards, trop éméché pour venir lui
cueillir un baiser à la dérobée. Trop fier aussi, peut-être, et il est vrai que
la devise que beaucoup arborent gaillardement :
« bon pour le service, bon
pour les filles »
évoque plutôt des troussées après
beuveries que de tendres fiançailles. Et Simone fait contre mauvaise fortune
bon cœur : il faut bien que service se passe, et, quand son Marcel, alias
Bec-de-Gaz, sera revenu du service militaire, le souvenir de cette cuite
rituelle sera bien loin. Ce sera un bel homme, sérieux, travailleur, et même
sobre, dans son beau costume de marié, pense Simone. Un peu étoffé par
l’exercice et la cantine du régiment. Il est vrai que mes parents trouvent
qu’il a l’air d’une écrignole et que quelques kilos en plus ne lui feraient pas
de mal. Il me suffit d’être patiente, qualité éminemment féminine que l’on a
pris soin de m’enseigner. Et je le remplumerai, moi, avec des petits plats
faits avec amour.
À regret, Simone rentre chez
elle, résistant à l’envie d’aller embrasser son Marcel et de lui susurrer à
l’oreille :
– Ne
bois pas trop quand même, mon Cécel, ne prends pas froid en allant dormir
n’importe où. Laisse-les faire les glorieux, ces gouillands, c’est toi, que
j’aime.
Mais, visiblement, dans les
vignes du seigneur où Marcel-Bec-de-Gaz déambule d’un pas incertain, ces
paroles murmurées n’atteignent pas son oreille. Le joyeux convoi reprend sa
route en direction d’Audincourt et s’arrête au Cygne. L’heure est venue de
faire le compte des œufs, et de commander la fameuse omelette destinée à
remplir les jeunes ventres affamés. Ce ne sont pas les breuvages ingurgités
depuis Hérimoncourt qui peuvent suffire
à nourrir ces gaillards pleins de vigueur juvénile. Les quelques pièces glanées
pendant la quête permettront de compléter ces agapes traditionnelles.
Une fois rassasiés, et malgré
leur jeunesse, nos conscrits sentent s’abattre sur eux la fatigue. Il fait
nuit, d’ailleurs, et le lendemain il faudra être d’attaque pour le revirot.
Comme on est en semaine, pas question d’aller finir la soirée dans un bal. Dommage,
la salle Beley est juste à côté, mais, ce soir, elle est fermée. Un à un, les
jeunes gens se lèvent et, d’un pas incertain, rejoignent leurs pénates où des
parents indulgents les laissent aller au lit avec un sourire complice ou amusé.
Tous, sauf deux qui n’ont pas
sommeil. Bec-de-Gaz et La Cosse n’ont pas l’intention d’aller se coucher avec
les poules. Après avoir repoussé leurs chaises dans la salle déserte, ils se
lèvent et partent à la conquête de la rue du Château d’Eau, espérant se faire
payer la goutte malgré l’heure qui avance. Et les voilà qui remontent en direction
du Temple, cognant aux portes et sans grand succès. En effet, sans l’excuse de la
charrette et le reste de la joyeuse bande, les Seloncourtois n’ont guère envie
d’ouvrir à n’importe qui une fois le soleil couché.
Arrivés presque au pied du
Temple, nos deux lascars s’enfilent dans une allée qui longe une maison, et
vont cogner à la porte du fond. Un homme leur ouvre, et nos deux bravaches
sentent fondre leur courage quand il les invite à le suivre le long d’un
couloir sombre. En effet, posé sur des tréteaux, un cercueil tout neuf oblige à
se plaquer au mur pour accéder au logement. Le maître des lieux est le père
Guyon, menuisier.
Autour de la table sont réunis
plusieurs personnages trop sérieux pour être honnêtes, et surtout réputés pour
ne fréquenter ni l’église ni le temple. Il y a là un maçon italien qui a fui la
dictature de Mussolini, un ouvrier que l’on voit régulièrement vendre
l’Humanité le dimanche matin, l’instituteur d’un village voisin et une ou deux
têtes inconnues de nos deux héros.
À leur corps défendant, ils se
sont invités à une réunion de libres-penseurs. De la gorge de Bec-de-Gaz sort
un coassement de corbeau enrhumé :
– ben
on était juste v’nus lever les œufs.
– vous
préférez pas un peu de lecture ? demande le père Guyon d’un air narquois,
désignant du menton une pile de journaux de la Libre-Pensée qu’il était en
train de distribuer aux assistants.
– euh...
non, merci. Bon, ben on va pas vous déranger, hein, salut la compagnie !
– Allez,
un petit verre quand même, propose le père Guyon qui a l’air de s’amuser
franchement. On le dira pas aux radis noirs.
Et nos deux braves se retrouvent
avec chacun un petit verre de goutte qu’ils avalent cul sec, avant de sortir
précipitamment accompagnés par les rires des mécréants. Quand ils passent près
du fameux cercueil, dans l’étroit couloir, le père Guyon leur demande :
– au
fait, vous voulez pas une bière ?
– on
n’a plus soif, répond précipitamment Bec-de-Gaz.
– pas
une bière à boire, sâcré piâchot ! une bière pour se faire enterrer, comme
celle-là ! parce que celle-là, elle est déjà prise. C’est la mienne, quand
je serai cabé. Mais j’peux vous en faire une à chacun, sur mesure !
Nos deux conscrits ont un haut-le-cœur
et s’enfuient sans dire au revoir. Après quelques enjambées dans la rue du
presbytère, Bec-de-Gaz s’arrête devant un estaminet.
La Cosse, pourtant si avare de
paroles, demande d’un ton suppliant :
– Allez,
maintenant, on rentre ! pis rien que tous les deux, ça commence à plus
être rigolo !
– Attend !
répond Bec-de-Gaz. Y a encore de la lumière au Cheval Blanc ! Y a
peut-être des copains de la classe ?
Le patron s’appelle Louis
Laurent. Il a déjà fermé les volets, mais nos deux soiffards entrent quand
même. Les chaises sont empilées sur les tables, pieds en l’air. S’ils boivent
un coup, ce sera debout. L’air roublard, Louis leur dit :
– alors
on a encore soif, la jeunesse ? J’ai tout redescendu à la cave, vous
n’avez qu’à descendre et rapporter une bouteille ou deux. Tiens, v’là une
bougie pour vous éclairer, attention la tête, c’est bas de plafond dans
l’escalier !
Et Bec-de-Gaz l’intrépide, après
avoir ouvert la porte, entreprend la descente en se tenant courbé, suivi par la
Cosse qui n’a pas du tout les mêmes soucis et se tient bien droit. Enfin,
essaye de se tenir bien droit, saoul comme il est, et surtout de ne pas louper
une marche. Soudain, Bec de gaz se fige, se raidit comme un beignet qu’on jette
dans la friture. Naturellement, sa tête heurte le plafond et il lâche la
bougie, puis pousse une sorte de beuglement. La Cosse manque une marche et lui
tombe dessus, et tous deux roulent dans ce qu’il reste de marches de l’escalier
avant de finir sur le sol en terre battue.
Dans le noir complet, Bec de Gaz
retrouve enfin la parole et dit d’une voix caverneuse :
– Y
a des têtes de mort !
– Hein ?
demande La Cosse.
– J’te
dis que j’ai vu des têtes de mort. Là, dans le mur.
Mais comme je l’ai dit, il fait
noir et on ne peut pas vérifier. Avec tout ce que les deux compères ont avalé,
il y a vraiment de quoi prendre des vessies pour des lanternes et des bocaux de
poire au sirop pour des crânes ricanants. Quant à trouver une bouteille dans la
cave, pas possible. Leurs mains tremblantes ne rencontrent que des toiles
d’araignées. Surtout que nos deux braves commencent à sentir la peur recouvrir
leur ivresse comme une vague recouvre un château de sable sur la plage. Puis on
entend la voix du patron qui demande, finement :
– Alors ?
vous trouvez ? Parce que si vous voulez dormir là, je ferme la porte, moi.
– NOOONNN !
répondent en chœur La Cosse et Bec-de-Gaz.
– Qu’est-ce
que vous voulez ? Que je vous éclaire ?
Et le Louis Laurent descend, un
rat-de-cave à la main, pour quérir les deux damnés qui grelottent de trouille. Ce
faisant, il désigne les crânes qui occupent des niches dans la descente
d’escalier, en précisant d’un air dégagé :
– Ça,
c’est des clients qui m’emmerdaient. Faut pas m’emmerder après la fermeture.
Puis tous trois remontent et les
deux conscrits filent sans demander leur reste. Bec-de-Gaz se trempe longuement
le visage dans l’eau de la fontaine, tandis que la Cosse grelotte sans pouvoir
s’arrêter. Il leur faudra arpenter les rues sombres pendant un temps qu’ils
trouvent bien trop long, avant de pouvoir enfin s’écâffler chez eux, dans leur
lit, et cuver à l’abri des traquenards nocturnes de Seloncourt. Ils avaient
bien pensé se contenter d’un petit coin chez la Mère Toussey, avant de
reprendre la fête, mais là, tous deux ont besoin de la sécurité de la maison
des parents. Et puis remonter la rue des Auges, jusqu’au bois, dans
l’obscurité, ils n’en ont plus le courage.
La Cosse est le premier arrivé, rue
du Bannot, et Bec-de-Gaz lui demande où et quand ils se retrouvent le lendemain.
Il n’obtient qu’un grognement en réponse et conclut qu’il passera sonner quand
il sera réveillé. Puis il rentre chez lui, plus loin, vers les casernes. Il
marche vite, pressé, et, sans qu’il ne veuille se l’avouer, pas rassuré du tout
chaque fois qu’il passe à côté d’une silhouette sombre. Même si après coup il
comprend que ce ne sont que des arbres. Enfin il retrouve l’abri rassurant de
la maison familiale et file sans faire de bruit dans sa chambre, les galoches à
la main, après avoir posé ses décors sur le dos d’une chaise, dans le noir.
Puis il s’affale tout habillé, à plat ventre, sur son lit et commence
immédiatement à ronfler.
Ses parents, quand ils trouvent les
baudriers et les cocardes, le laissent dormir. Une fois n’est pas coutume. Du menton,
le père désigne le ruban « bon pour le service, bon pour les
filles », et fait un clin d’œil à la mère. Bec-de-Gaz ne se réveille qu’à
dix heures, avale son café qui était resté au chaud sur la cuisinière, fourre
ses décors dans une musette et redescend en ville retrouver les autres. Et La
Cosse. Alias Émile, pour sa famille. La belle lumière de septembre a chassé les
fantômes de la nuit et il est prêt, notre Marcel, pour le revirot. Et même pour
une semaine de revirot !
***
Nos deux amis et ceux de leur
classe d’âge ne sont pas à la veille de retrouver une vie de famille. Partis
sous les drapeaux en 1937, ils vont vivre les mêmes évènements malgré leurs
affectations différentes. Ils seront retenus à cause de la déclaration de
guerre le 3 septembre 1939 et vont s’enquiquiner pendant la drôle de guerre.
Puis ce sera Dunkerque, l’embarquement sous le feu de l’ennemi et une courte
villégiature en Grande-Bretagne. Après quoi de brillants stratèges les
renvoient sur le continent pour bouter l’ennemi hors de France. Ils y sont
cueillis pas les Allemands qui les attendaient et les voilà prisonniers. Aucun
des deux ne sait ce que l’autre est devenu. Il faudra attendre 1945 pour espérer
retrouver son foyer et son village et avoir des nouvelles de nos conscrits.
***
Et nous voici en septembre 1946,
devant la Mairie de Seloncourt. Deux mariés en sortent, pressés de monter au
Temple pour la cérémonie religieuse. On ira à pied, en cortège. Tout le monde a
sorti les habits du dimanche, on est fier de les montrer, mais les mines sont
plus sérieuses que de coutume pour une noce. Il y a aussi des dames en noir. Pas
des mines d’enterrement, quand même, non, mais les temps sont difficiles et il
manque du monde à l’appel. Beaucoup ne sont pas revenus de la guerre. On se
force un peu pour plaisanter. Certains qui se sont déjà un peu échauffés au café
de la Mairie se bourrent les côtes en échangeant à voix basse quelques paroles
gaillardes. Le marié jette un œil perplexe en passant près de la menuiserie du
Père Guyon. Celui-là ne risque pas de monter au Temple. Arrivé au pied des
marches, le jeune homme détourne la tête pour ne pas voir, sur sa droite, le
Cheval Blanc, évocateur d’une mémorable soirée dont il n’a pas envie de se
vanter aujourd’hui. Et puis, que tout cela est lointain, aussi lointain que les
souvenirs de gosses maraudant des cerises ou chassant des oiseaux au
tire-pouce.
Au Temple, le Pasteur célèbre la
paix retrouvée sur la terre et l’heureux présage d’une union qui vient la
couronner. Les mariés s’aiment, nul ne peut en douter, mais on sent que le
temps de l’insouciance est passé pour eux. Après l’échange des anneaux, la
cérémonie s’achève et le moment est venu de sortir et de descendre la rue pour se
rendre chez Simone, la mariée, rue du tramway. Pendant ces années
d’après-guerre, il n’y a, en général, pas graillot, comme on dit, dans les
assiettes. Mais pour une noce, avec des paysans dans la famille, on va bien
arriver à faire bombance quand même. Les parents de la mariée tiennent à ce que
les choses soient bien faites.
Ce n’est pas encore l’époque des claironnants
défilés de voitures décorées de ballons et de rubans, klaxons hurlant sur leur
passage, avec en queue de convoi un balai aussi romantique qu’un pot de chambre.
Rares sont ceux qui possèdent une automobile ces années-là.
C’est encore moins l’époque où
l’on balance du riz par pleins sacs sur les marches de la mairie. Outre que
l’on respecte l’espace public et que l’on ne veut pas laisser le nettoyage aux
balayeurs, ce serait de mauvais goût de jeter de la nourriture quand beaucoup
ne mangent pas à leur faim.
Mais les mariés ont fière allure,
au milieu de la rue, maintenant que Simone a quitté le bras de son père pour
celui de son époux. C’est un homme de taille moyenne, au visage hâlé et
sérieux, au corps bien découplé. C’est Émile.
Qui pourrait reconnaître La
Cosse, évadé de son stalag, endurci par plusieurs années de maquis et de guerre
en Allemagne ?
Marcel, alias Bec-de-Gaz, lui,
n’est pas revenu. Il n’a pas trop souffert de sa captivité, employé comme
cuisinier dans un hôpital, puis il a réussi passer entre les mailles du filet
de l’occupation et s’est engagé dans la division Leclerc. Après la victoire, il
a préféré continuer la vie aventureuse de soldat, en Indochine, plutôt que le
mariage. Il l’a écrit à ses parents, qui l’ont annoncé à ceux de Simone. Certes,
après 8 ans d’absence, elle s’était déjà fait une raison, mais elle se sent
plus libre que si on lui avait annoncé la mort de son fiancé. De son côté, Émile
est revenu transformé par ces années de guerre. Après ces nouvelles rassurantes
de son ami Marcel, c’est le cœur plus léger qu’il peut faire sa cour à Simone.
Pendant que je vous racontais
tout ça, le cortège est arrivé chez les parents de la mariée. Ils sont une
trentaine, affamés maintenant, et espérant bien que ce repas de noces ne se
fera pas sous le signe des vaches maigres, comme c’est le cas à longueur
d’année depuis sept ans. De fait, une grande table nappée de blanc est dressée
sur des tréteaux (j’espère que ce ne sont pas ceux du père Guyon, pense Émile).
Après le potage aux cheveux d’ange, des dames apportent des hors-d’œuvre variés
qui disparaissent à la vitesse de l’éclair. Salade de tomates, salade de pommes
de terre, fromage de tête, terrine, ce serait déjà très bien si l’on avait ça
tous les jours dans son assiette. Ensuite, des bouchées à la reine viennent
comme une gourmandise après ces amuse-gueule.
On apporte alors un succulent pot
au feu dont les convives avaient déjà dégusté le bouillon. Les choses sérieuses
commencent. Quelques rasades de vins fins (ne me demandez pas quel cru, le menu
précise simplement « vins fins ») font descendre la viande fondante
et savoureuse et les légumes parfumés, puis c’est le tour de quelques poulets
assortis de petits pois de venir garnir les assiettes. Cette fois, on se sent
moins affamé. On prend son temps pour déguster. On parle. On boit. On se pousse
du coude. Les parents de Simone commencent à se détendre, eux qui étaient si
inquiets de recevoir la noce bien comme il faut. Quelques messieurs prennent
même le temps de se rouler une cigarette de gris avant de continuer.
Et voici qu’arrive le lapin
chasseur aux haricots verts. Là, on s’extasie. Quelle sauce, nom de diou !
Les compliments s’abattent sur la cuisinière toute rougissante. Et quoi de
mieux pour faire digérer tout ça qu’un bon jambon salade ? On s’enquiert
de l’endroit où l’on a pu trouver une telle merveille. Si les gens sont
maigres, en cet après-guerre de pénurie, il y a des cochons qui sont bien gras,
c’est sûr et certain.
Cette fois, il faut vraiment
faire une petite pause avant les desserts. C’est le moment du café, avant les
liqueurs. Les gens parlent plus fort, les cravates se sont dénouées. Certaines
ceintures se sont même discrètement débouclées, sous les serviettes blanches. Encore
une cigarette, et voici que s’avance, portée comme une statue dans une procession,
la pièce montée ! Les applaudissements éclatent comme un feu d’artifice.
Mais, quand on croit que le
dessert est fini, il y en arrive d’autres : bombe glacée, gâteaux secs, biscuits
et tartes maison qui vont disparaître peu à peu dans les estomacs à mesure que
le soir arrive. Mon dieu, mais comment ils faisaient, nos pères et nos grands-pères,
pour avaler tout ça ? Je soupçonne certains d’entre eux de ne pas avoir
terminé leur assiette. Certaines, surtout, parce qu’elles faisaient le service.
Pour faire descendre, l’un des messieurs
se lève et pousse la chansonnette. Il y est question de blés, de beaux blés, et
même de beaux blés d’or, je ne me souviens plus bien. Peut-être pourrez-vous me
rafraîchir la mémoire. D’autres aussi vont chanter, jusqu’à ce que la fatigue
commence à peser sur les convives.
Laissons-les rentrer
tranquillement chez eux, et les mariés se retrouver dans le petit garni qu’ils
vont habiter désormais en attendant que la famille s’agrandisse.
Et tant pis pour la coutume, les
pots de chambre, la jarretière, la soupe à l’oignon au petit matin et tout le
saint-frusquin qui accompagne, au lieu des chansons devenues démodées, les
mariages d’aujourd’hui : nous allons les laisser seuls, enfin seuls, et
leur souhaiter de vivre heureux, longtemps, et d’avoir beaucoup d’enfants.
Et regardez bien autour de vous
ce soir. Vous ne les verrez pas, mais ils sont là, au fond de cette salle,
Marcel, Émile et Simone, un petit sourire aux lèvres, rayonnants comme au temps
de leur vingt ans. Et, derrière eux, dans l’ombre, le père Guyon et Louis
Laurent qui les regardent d’un œil à la fois moqueur et attendri. Et ils se
chuchotent quelque chose à l’oreille. Comment ? Un peu plus fort, pour
moi, s’il vous plaît, ces gens assis devant moi vont me demander...
– bon
pour le service, bon pour les filles !
3
octobre 2014
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