Bonsoir, chers Amis.
Peut-être
avez-vous vu, un jour, un film de Woody Allen, la Rose Pourpre du Caire, où l’un
des personnages n’est autre qu’un acteur descendu de l’écran pour conter
fleurette, bien innocemment, à une spectatrice malheureuse en ménage. Mais il
peut aussi arriver l’inverse, c’est-à-dire que l’on se retrouve prisonnier d’une
photo que l’on était en train de regarder. C’est ce qui advint un jour à
Philippe, photographe amateur que vous avez certainement croisé un jour dans
les rues de notre village.
C’était la troisième fois que
Philippe parcourait l’exposition consacrée à 150 ans de photographie. Après s’être
arrêté devant les nombreux appareils de jadis, devant les plaques de verre et
les daguerréotypes exposés, les reconstitutions de studios et les
agrandisseurs, il se tourna vers les panneaux remplis de clichés de la petite
ville. Lui-même était un photographe passionné, mais à la différence de ses
talentueux prédécesseurs, ses propres instantanés ne finissaient pas sur papier
et encore moins sur négatif. C’étaient des photographies numériques destinées à
être vues sur écran. Il en avait maintenant plus de trente mille et ne les
regardait pratiquement plus jamais une fois archivées. Lorsqu’il venait d’en
prendre une qu’il trouvait spécialement réussie, il la montrait volontiers sur
l’écran de son téléphone ou en la faisant circuler sur un réseau social, puis
il l’oubliait. Tel un avare qui engrange l’argent par compulsion pour ne plus
jamais le ressortir ensuite du coffre ou du compte où il l’a mis, Philippe
amassait les prises de vues sans trop se demander pourquoi il le faisait. Il
éprouvait une envie irrépressible de n’en manquer aucune et se souvenait
beaucoup plus des photos qu’il n’avait pas pu prendre que de celles qu’il avait
prises. À notre époque, où l’on ne paye plus la pellicule et où il n’y a plus besoin
de la développer, l’on a d’étranges manies, ne trouvez-vous pas ?
Et ne croyez pas que je critique Philippe, j’avoue avec la plus grande honte
que j’agis exactement comme lui.
Aussi,
lorsque fut annoncé le thème de l’exposition annuelle des Amis du Vieux
Seloncourt, il se promit de l’explorer, de la déguster, panneau par panneau,
photo par photo, image par image, et surtout d’aspirer tout ce qu’il pourrait à
l’aide de son téléphone portable pour le mettre ensuite dans la profondeur des
fichiers de son ordinateur. Alors, ces images seraient ensilées dans le disque
dur comme dans les réserves d’un musée, pour ne plus jamais en sortir. Pour sa
satisfaction, il lui suffisait de savoir qu’elles seraient là. Ou plutôt, il
aurait eu l’impression de manquer quelque chose de très important s’il ne
l’avait pas fait, quitte à ne plus jamais les regarder ensuite. Vous avez tous
entendu parler des kleptomanes, eh bien, Philippe était un iconomane, un
maniaque des images. Ou plus précisément, même si le mot semble un peu long, un
klepticonomane, un voleur d’images obsessionnel.
Le
jour de l’inauguration, il récolta ainsi plusieurs centaines de photos, qu’il
transféra le soir même sur son ordinateur. Il revint le lendemain pendant le
repas festif des Amis et des amis des Amis, profitant que les allées de l’exposition
étaient peu fréquentées pendant les agapes. Il avait manqué certains détails et
put réparer cette lacune. Lorsqu’il estima que ses filets étaient pleins, il
rentra chez lui, compléta sa collection et, le soir, quand il fut seul, au lieu
de regarder un film à la télé, il feuilleta sur son écran l’album fictif qu’il
venait de se constituer, avant sans doute de l’oublier comme les précédents.
En
quoi il se trompait lourdement. Il n’était pas près de l’oublier, cet album. En
examinant l’une des photos, il eut l’impression que l’image tremblait, sur son
écran. Le cliché représentait une fête foraine, il y a bien longtemps, sur une
place dont Philippe put lire le nom sur la légende présentant la photo :
place du tramway. Ce devait être juste à côté de l’arrêt de l’hôtel du cygne, à
l’endroit où la rue du château d’eau débouche dans la rue du général Leclerc,
anciennement rue du tramway.
Intrigué
par cette image qui tremblotait, Philippe zooma sur l’un des personnages qui
regardaient l’objectif. C’était un monsieur avec un chapeau, accompagné de sa
femme et d’une petite fille aux boucles blondes. La bouche de l’homme semblait
prononcer des mots, aussi Philippe, bien qu’il trouvât cela totalement absurde,
mit le son sur son ordinateur. Et il entendit :
– c’était
ce monsieur-là, Louise ?
– non,
papa, celui-là il regarde juste la photo. C’est celui qui a pris la photo, le pharmacien.
– monsieur
Schoendoerffer ?
– oui,
papa.
– et
il voulait te prendre en photo toute seule ?
– oui,
papa.
– eh
bien qu’il ne s’avise pas de recommencer, sinon je lui envoie les gendarmes !
Philippe
tenta de chasser cette hallucination d’un revers de main, comme quand on chasse
une mouche. Puis il décida tout simplement d’éteindre son ordinateur et, avec
ce geste, de renvoyer les images à leur état de traces magnétiques
infinitésimales sur un disque dur. Mais rien ne se passa. Ou plutôt si, les gens
bougeaient, les gens passaient, dans la rue du tramway, les gosses s’agglutinaient
autour des manèges et les papas devant les stands de tir. Philippe regarda ses
mains. Elles étaient devenues de la couleur de la photo, c’est-à-dire noir et
blanc. Plus de peau bronzée, plus de paume rose, plus de veines bleues, des
mains de cliché argentique de jadis. Je rêve, pensa Philippe. Bon, eh bien,
puisque je suis embarqué dans une fête foraine, profitons-en avant que je ne me
réveille.
Cependant,
il se rendit compte très vite compte que la petite ville n’était pas normale.
Bon, excepté que ce n’était qu’un rêve, qu’il n’aurait jamais dû être là, que
tout était en noir et blanc, il semblait que, tous les quelques mètres, on
pénétrait dans un endroit différent. L’éclairage n’était pas le même, on était
parfois le matin, parfois le soir et parfois en plein midi, mais les costumes
aussi étaient différents. Tout au début, quand Philippe avait débarqué dans la
fête foraine, les gens étaient en dimanche. Mais cinquante mètres plus loin,
les écoliers et les écolières étaient vêtus comme pour aller en classe, un jour
de semaine. L’on pouvait croiser une automobile Peugeot pas trop ancienne, c’est-à-dire
pour vous et moi une 202, et au tableau suivant, un grand gaillard à casquette
présentant fièrement deux magnifiques chevaux de trait. À certains endroits, l’on
devait se serrer sur le trottoir au passage du petit train, à d’autres les rails
eux-mêmes avaient disparu. Il ne fallut pas bien longtemps à Philippe pour comprendre :
il n’avait pas remonté le temps pour se retrouver dans la petite ville à une
date fixe, 50 ou 80 ans auparavant ; il se déplaçait d’un panneau
d’exposition à l’autre, ou plutôt d’une photo à l’autre, et à chaque fois il se
trouvait dans le moment précis où la photo avait été prise. Si le point commun
entre toutes ces vues était la ville de Seloncourt, il lui était très difficile
de s’attacher à un personnage en particulier.
En effet, le petit garçon en
culotte courte, pèlerine et béret qu’il voyait à la sortie d’une école était
peut-être le vieil ouvrier sortant de son usine quelques panneaux plus loin,
mais comment le reconnaître ? Avec des photos d’école, c’était
un peu plus aisé. D’une année à l’autre, on retrouvait les enseignants posant
avec leur classe, cela faisait quand même un point de repère. Autrement, il
était presque impossible de garder le fil. Dommage, pensa Philippe, j’aime bien
mettre une histoire sur un visage. Je n’arrive pas à me fixer sur quelqu’un.
Il
essaya encore et encore et finit par se décider à chercher, dans toutes les
photos prises après la fête foraine du début de soirée, s’il retrouvait la
petite fille accompagnée de ses parents. Sur le cliché du pharmacien
Schoendoerffer, la petite fille montrait un visage plein de caractère. Elle ne
devait pas se laisser facilement dicter sa conduite, enfin c’est l’impression
qu’elle donnait.
À quelle date avait été prise
cette photo ? Avant l’arrêt définitif du T.V.H., c’était
certain. Mais plus précisément ? Schoendoerffer avait
photographié les inondations de 1910. La fourchette de dates était vraiment
large. Philippe commença à examiner, année après année, les photos de classe en
y cherchant la fillette dont il avait retenu le prénom, Louise. Enfin, il en trouva
une où elle figurait. Cela lui donnait un point de repère pour la suite de sa
petite exploration.
C’était une photo du cours moyen
de l’école de filles. Louise était assise au deuxième rang, la mine boudeuse.
Sur l’un des côtés l’institutrice se tenait debout, le visage sérieux et la
tenue plutôt austère. J’ignore s’il arrivait que des élèves chahutent ou même
se dissipent, mais cela semblait tout à fait impossible dans une telle
ambiance. La photo était datée. Elle avait été prise juste avant la guerre, au
printemps 1914. La fillette avait à peu près le même âge que sur la photo
de la fête foraine, ce qui permit à Philippe de situer celle-ci à la même année
ou peu s’en fallait. Donc, Louise était sans doute née en 1904, à un ou deux
ans près.
Philippe ne la trouva évidemment
pas sur les clichés datant de la Grande Guerre. Mais sur une photo de groupe prise
en 1919, représentant des apprenties à la sortie d’une usine, elle était là, l’air
triste et toute en noir. Elle avait perdu son expression effrontée. Il devina que
son papa avait été tué à la guerre. Leurs regards se croisèrent et, comme pour
la fête foraine, Philippe se retrouva dans la photo. Il regarda ses pieds et y
vit des galoches comme il n’en avait jamais porté. En remontant, il s’aperçut qu’il
était vêtu d’un pantalon de coutil et d’une blouse comme en portent les
ouvriers. De sa main droite, il tenait une casquette et, de la gauche, un
bouquet de fleurs des champs. Les camarades de Louise pouffèrent :
– ah
ben Louise !
t’as un amoureux, on dirait !
Et Philippe s’empressa de sortir
de la photo, sans comprendre comment il avait fait, ni pour y entrer, ni pour
en sortir, d’ailleurs. Il ne manquait plus que ça ! Une amourette avec un
personnage de papier, dont l’original était sans doute âgé de plus d’un
demi-siècle que lui ! Pourtant, les grands yeux de Louise avaient l’air
si vrais, si pleins de mélancolie et d’attente de jours meilleurs, d’attente du
bonheur, tout simplement... Mais comment aurait-il pu, lui, Philippe, lui
apporter ce bonheur dont elle semblait avoir tellement faim ?
Il
n’eut guère le temps d’être tourmenté par cette question. Ses pas l’amenèrent
devant un cliché pris en 1930 à la sortie de la mairie. C’était à l’occasion d’un
mariage, et Philippe reconnut Louise tout en dimanche, au bras d’un jeune homme
moustachu, plutôt petit et menu, engoncé dans un costume noir. Tout le monde
semblait heureux, comme il est d’usage en telle circonstance. Toutefois, la
mariée n’était pas en blanc, ce qui suggéra à notre curieux qu’elle attendait
un bébé. Mais comment savoir ?
Comme
précédemment, les personnages de la photo prirent vie et descendirent les
marches du perron. Philippe attendit qu’ils soient sur la place et s’approcha
de l’entrée de la mairie, cherchant où les bans étaient affichés. Ayant trouvé
le mariage du jour, il nota le nom des mariés, puis s’aperçut que cela ne lui
serait pas d’un grand secours. En effet, sur aucun cliché n’était mentionnée l’identité
des personnes qui y figuraient. Tout au plus pourrait-il vérifier, sur le
monument aux morts, que Pierre Mangin, l’époux de Louise était ou n’était pas
revenu de la guerre de 39-45. Mais il n’en serait guère plus avancé.
Puis
la chance lui sourit. Sur une photo de classe prise en 1938, quelqu’un avait griffonné
le nom et le prénom de l’une des élèves, Jacqueline Mangin. L’écolière avait donc
de grandes chances d’être la fille de Louise. De fait, Philippe lui trouva une
certaine ressemblance. Ayant retrouvé le fil, il examina les photos de classe
des années suivantes, mais la guerre vint interrompre ses recherches.
Jacqueline devant avoir une quinzaine d’années à la Libération. Il fallait
maintenant la retrouver.
Subitement, Philippe se posa la
question : et pourquoi, il fallait la retrouver ?
Ce n’était plus de la curiosité, maintenant. Il se sentait lié, de façon
mystérieuse, au destin de Louise, puis de Jacqueline. Comme s’il avait une
sorte de devoir envers elle. Après tout, si ce n’étaient que des images sur son
écran après avoir été des images sur du papier photographique collées sur des
panneaux d’exposition, les personnages fixés ainsi avaient été de vraies
personnes, vivantes, sensibles, souffrant parfois de vrais chagrins. Et lui,
Philippe, connaîtrait un jour le même sort, le même destin que ces personnes.
Il ne serait plus de ce monde, et il ne resterait de plus lui que des images.
Il se sentait solidaire de tous ces gens.
Il put suivre sans trop de
difficultés le parcours de vie de Jacqueline, assez peu différent de celui de
sa mère Louise. À cela près qu’elle n’eut des enfants qu’après s’être mariée en
1950 à un monsieur Michel Faivre, dessinateur chez Peugeot de son état. Deux
garçons et une fille, Martine, naquirent de cette union, et Philippe reprit son
enquête en suivant la fille. Et ainsi de suite, Martine se maria en 1973 et eut
une fille, prénommée Louise, comme sa grand-mère. Toute cette lignée semblait
fixée à Seloncourt comme un arbre à sa terre, du moins quand on suivait le
destin des femmes, et celles-ci se ressemblaient toutes de façon frappante comme
si c’était la même qui se réincarnait, la petite fille boudeuse de la première
photo prise à la fête foraine. Les garçons, eux, étaient partis tenter leur
chance ailleurs. Le sommeil commençait à piquer les yeux de Philippe. À
grand-peine, il arriva enfin à éteindre son ordinateur et put sortir du monde
des photos, comme Alice sort du Pays des Merveilles, puis il partit se coucher.
C’était dimanche soir. Le lendemain, il assurerait une permanence à l’exposition
pendant la visite des écoles.
Quand la
première classe arriva dans la salle de l’exposition, Philippe s’approcha
discrètement pour regarder les enfants poser leurs manteaux dans le hall d’entrée.
Puis ils se dispersèrent devant les objets exposés, et il fallut donner à
plusieurs reprises des explications. M’sieur, les photos, ça se prend pas avec
le téléphone ? Ou la tablette ? Ils les prenaient avec ça ?
Et comment qu’y s’les envoyaient ? Y fallait les mettre dans un
album ?
Dans un cadre ? Y fallait pas bouger pendant une minute ?
Pour agrandir, on pouvait pas mettre deux doigts dessus et les écarter ? Qu’est-ce
qu’il fait, le monsieur avec la robe et le chapeau rouge ? etc., etc.
Il fut plus facile d’expliquer
les photos de la ville à travers les âges, les classes de garçons, les classes
de filles, le tramway, la fête foraine, les fontaines et le solide charretier
avec son cheval devant une boutique. Puis les élèves remplirent un petit
questionnaire photocopié, firent quelques dessins et partirent se rhabiller
pour être remplacés par ceux d’une autre classe. Et c’est là que Philippe reçut
comme un coup de poing à l’estomac. Il lui fallut plusieurs minutes pour
retrouver l’usage de la parole. Devant lui se trouvait la petite fille de la
première photo, celle de la fête foraine, la petite Louise. Certes, elle
portait des vêtements d’aujourd’hui, mais le doute n’était pas permis. C’étaient
les mêmes boucles blondes, la même moue d’une enfant qui a du caractère, le
même regard. Philippe fut tenté d’aller lui demander son nom, puis il
réfléchit. Non, il ne faut pas, pensa-t-il. Il y a des choses qui doivent
rester secrètes, on me prendrait pour un fou ou, pire encore, pour un maniaque
comme le pharmacien Schoendoerffer. Donc, l’air de rien, Philippe accompagna
les élèves dans leur visite, répondit de son mieux à leurs questions et, quand
ils quittèrent la grande salle, il resta seul un long moment à regarder les
antiques appareils et les plaques de verre. En lui même, il songeait :
– on
a perdu quelque chose de très important, avec nos téléphones portables, nos
instagram et nos clés USB. Ces vieux appareils photo ne sont pas de vulgaires
gadgets permettant d’épater les amis Facebook pendant trois secondes avec une image
qui sombrera aussitôt dans le néant. Les photos d'aujourd'hui, ce sont des milliards
d’images saisies chaque jour, aussi vite oubliées qu’elles ont été prises. Non,
ces appareils sont des machines à voyager dans le temps. Le Cardinal Feltin
avec son laboratoire était une sorte d’alchimiste, comme tous les pionniers de
la photographie. Des alchimistes qui, au lieu de pierre philosophale,
transmutaient la lumière en image avec des sels d’argent, capturaient des
fragments du temps qui passe et en faisaient cadeau aux gens de leur entourage.
Cela demandait un long travail, du savoir, de la patience, des lentilles
optiques très perfectionnées, du matériel de chimie. Il fallait maîtriser l’emploi
de révélateur dans des salles obscures faiblement éclairées d’une lueur rouge,
il ne fallait pas gaspiller tous ces précieux ingrédients. Tout le contraire de
notre époque, où l’on jette les richesses par les fenêtres, où l’on n’a pas conscience
de la valeur de nos merveilleux jouets ni de ce qu’ils coûtent à la planète en
métaux rares, ni de la misère de ceux qui les arrachent du sol. J’espère que tous
les visiteurs de l’exposition s’en sont rendu compte. Moi, en tout cas, je ne
suis pas prêt d’oublier mon aventure.
dimanche, 1er octobre 2017
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