Il est des rencontres qui surviennent par concours
de circonstances et qui vous marquent profondément, même si les heures passées
avec la personne rencontrée ne sont qu’une poignée dans le temps d’une vie. Pour
ma part, et je le déplore, je n’ai croisé Claude Jacquard qu’à huit reprises,
les huit fois où il a apporté sa contribution à l’exposition annuelle des Amis
du Vieux Seloncourt.
La première fois est inoubliable. Les autres aussi,
mais l’effet de surprise n’était plus là. Le thème de l’expo était « la vie autrefois ». Contact était déjà pris avec Claude, mais aucun d’entre nous ne
savait où on mettait les pieds, si l’offre était sérieuse, si notre
interlocuteur n’était pas un fumiste, si les collections valaient le
déplacement. Et nous avons découvert l’usine désaffectée où se tournaient les pipes
Ropp, à la sortie de Baume-les-Dames, au bord du Cusançin. L’endroit était
certes magnifique et il y avait profusion de matériel à exposer, mais dans quel
désordre pour nous, profanes ! Comme on aurait été tenté
de le dire, une vache n’y retrouverait
pas son veau. Et pourtant...
Nous étions partis à une dizaine dans l’intention de
charger un camion de location, un fourgon aimablement prêté par la Croix Rouge
ainsi que plusieurs voitures personnelles. S’y ajouta le propre véhicule de
Claude Jacquard, un Renaud Espace qui allait bientôt nous être aussi familier
que ses propriétaires. Sous les indications très précises du maître des lieux,
nous parvînmes à extraire de quoi remplir « à ras-la-gueule » tout ce
convoi. Des meubles improbables, décapés par l’humidité, cironnés, parfois,
bancals, dont l’œil d’aigle de Claude trouvait immédiatement quel rôle ils
allaient jouer dans l’exposition. Nous ne pouvions que lui laisser l’initiative.
À ses côtés, une petite femme menue, malicieuse, pétillante, sa grande
complice, sa moitié indispensable, prêtait la main quand il était requis
ailleurs.
Il s’établit presque instantanément une très grande
familiarité entre les deux Jacquards et les Amis du Vieux Seloncourt. Quasiment
comme si nous avions usé nos fonds de culotte sur les mêmes bancs. Claude nous
appelait tous par nos prénoms, qu’il avait enregistrés sans peine dans sa
mémoire prodigieuse. Pour nous saluer, il embrassait chacun d’entre nous comme
si nous avions été des frères, ou au moins des cousins très proches. Naturellement,
Nicole faisait de même, mais c’était plus insolite venant de son Claude :
les habitants du Pays de Montbéliard sont plutôt avares en matière de bisous,
et encore plus entre hommes ! Pourtant personne n’y
trouvait à redire tellement l’affection qu’il nous témoignait semblait chaude
et spontanée. Non seulement il savait tout, mais il aimait les gens.
Claude n’était pas très grand, plutôt rond de corps
et de visage, les cheveux mi-longs, « à l’artiste » comme on disait jadis. Il
portait généralement, par-dessus ses vêtements, un grand tablier de travail qui
lui descendait presque jusqu’aux chevilles. Au bec, un tronçon de cigarette avachi
à force d’être mâchouillé sans jamais avoir été allumé, souvenir de naguère
quand il était fumeur. Nicole sortait de temps à autre pour fumer de vraies
cigarettes et faire un brin de causette devant la salle d’expo. Pendant ce
temps, Claude passait d’un stand à l’autre, toujours affairé, à bricoler, à
expliquer, à monter avec trois vieux bouts de bois et un morceau d’étoffe
défraîchi de vieux meubles, un métier à tisser ou un atelier de facteur de
vitraux. Outre sa mémoire sans limites, il possédait une sorte de génie de l’arrangement
et, si nous avions été inquiets la première fois, nous avions une confiance
absolue dans sa façon de mettre en scène ses collections.
Je lui demandai un jour s’il avait jamais été
décorateur de théâtre, tant son talent semblait convenir à cette spécialité.
Mais il n’eut pas le temps de me répondre, appelé à un autre endroit par l’un d’entre
nous, manutentionnaires et petites mains zélées des Amis du Vieux Seloncourt.
Quand nous partions chercher la collection choisie
pour notre exposition annuelle, le rituel était bien rodé. Une dizaine, ou
plus, ou moins, d’Amis du vieux Seloncourt se donnaient rendez-vous devant
l’Espace Charles Kieffer un jour du début de la semaine avant l’expo, à 7 h 30.
Roger, notre cher Roger qui nous a quitté aussi partait de son côté au volant
d’un camion loué chez Sollinger. Nous nous retrouvions vers 9 h devant
l’ancienne usine Wetstein à Baume-les-Dames, où Claude et Nicole nous
attendaient. Après les embrassades évoquées plus haut, ils nous servaient un
café dans de petites tasses en plastique, ainsi que quelques biscuits et,
parfois, un fond de goutte pour rincer la tasse. Puis c’était le chargement des
voitures, des remorques et du camion. On faisait une chaîne dans l’étroit
couloir, nous passant de lourdes vitrines, des membres et des troncs de
mannequins, des cartons de vêtements, des meubles, des accessoires divers, de
lourds socles de fonte où seraient dressées de hautes palmes couleur de blé mûr.
Nous nous faufilions entre des plans-reliefs, des drakkars, une grosse tête de
carnaval, d’étranges outils à l’usage mystérieux. Assisté par Nicole, Claude
dirigeait les opérations, et nos véhicules étaient bientôt chargés à ne plus
pouvoir y mettre un carton à chapeau. L’on repartait alors pour Seloncourt décharger
tout ce bric-à-brac dans la salle polyvalente, avant de s’asseoir à table pour
y casser la croûte grâce aux bons soins de Monique, Danièle, Marcelle et pardon
pour celles que j’oublie !
Puis commençait le montage, sous les directives de
Claude qui, d’un fouillis de vieilleries, tirait une salle de classe, un labo
photo ou une caravelle et son équipage avec le talent d’un
metteur-en-scène-accessoiriste de génie. Les vitrines se remplissaient de
trésors du passé, sorties des mains d’ouvriers au savoir oublié. Et au jour J,
à l’heure H, madame ou monsieur le Maire et les différents édiles pouvaient
trinquer avec nous après les discours obligatoires, devant une évocation du
passé, un chapitre d’encyclopédie qui n’aurait pas déparé la grande
Encyclopédie des philosophes du 18ème siècle. Et surtout avec la
présence de Claude, ceint de son grand tablier, mégot éteint à la lèvre,
répondant pendant tout le week-end sans se lasser à toutes les demandes
d’explications des visiteurs, érudit incollable et plein d’humour. Il en
sortait trop épuisé pour finir la soirée avec nous.
Le démontage et le retour avaient lieu la semaine
suivante, après le lundi consacré aux enfants des écoles.
Si jamais le beau nom de passeur a été mérité, c’est
à Claude et Nicole qu’il doit être décerné. Certes, les Amis du Vieux
Seloncourt ont bien œuvré dans cette intention, mais c’est à longueur d’année
que les Jacquards ont exposé des dizaines de collections, dans des dizaines de
villes et de villages. Ce n’était pas pour s’enrichir, oh non, ils ne demandaient
en échange que ce qui leur permettait de vivre modestement. C’était par
passion. C’était pour transmettre, et la transmission, la mission de
transmettre, est en grand péril à l’ère de l’instantanéité, quand tout est
emporté dans un torrent d’informations vraies ou fausses, en général pas
vérifiées en tout cas, et que la jeunesse croit tout savoir en effleurant trois
fois l’écran tactile d’un téléphone dernier cri. On a dit à propos de
l’Afrique : un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Mes
amis, entourons Nicole et aidons-la à sauver les trésors accumulés par notre
cher Claude qui nous manque tant.
Il est des œuvres concrètes, matérielles, une
statue, un monument, un tableau, un livre, qui existent par elles-mêmes et
d’autres œuvres qui demandent que des gens leur redonnent vie et les animent.
Ainsi les pièces de théâtre, et si
Molière ne reviendra jamais plus incarner le malade imaginaire, sa comédie
revit à chaque représentation. Ainsi les morceaux de musique, et, plus de deux siècles
après la mort de Mozart, la Flute Enchantée continue de nous charmer. Les
collections de Claude Jacquard attendent maintenant les associations de
bricoleurs, de chineurs et de passeurs qui leur redonneront vie à chaque
exposition et, plus qu’en gravant son nom dans le marbre, c’est ainsi que nous
lui témoignerons notre reconnaissance pour l’œuvre de mémoire à laquelle il
s’est consacré.
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