Ça
se passe dans un cottage, aux États-Unis, vraisemblablement. À notre époque,
vraisemblablement. Bob a quarante-cinq ans, il est programmeur dans une boîte
d'informatique. Sa femme, Jane, du même âge, est infirmière. Ils vivent avec la
fille de Jane, Laura, qui a trente ans, et leur fille commune, Vanessa, qui en
a quinze.
Il
est six heures du soir. Bob est en train de monter une maquette de voilier dans
une bouteille, en écoutant la deuxième partita pour violon seul de
Jean-Sébastien Bach. La pièce où il opère est remplie d'une cinquantaine de
semblables maquettes. Bob a même fondé un club dans la ville, Arkham. (Ville ?
C'est une cité-dortoir composée de cottages semblables au sien, avec plusieurs
églises d'obédiences diverses et une grande surface à proximité).
Bob,
tout à son euphorie, fredonne en suivant la musique. Soudain, une tondeuse
démarre bruyamment dans le jardin d'à côté, derrière les thuyas. Bob va fermer
la fenêtre. Il prend délicatement, avec de longues pincettes, un papier blanc
roulé en tuyau qu'il va fixer par un minuscule crochet au mat de son modèle
réduit, puis dérouler afin de fixer le bas à une vergue. Voilà une des voiles
déployée.
À
l'étage, une porte s'ouvre brutalement, puis une seconde, qu'on ferme à clé
sans douceur. Bruit d'abattant de W.C.... Chasse d'eau. Première porte, puis
seconde porte. Vlan. Le cyclone est passé. Bob respire. Pas longtemps, les
premiers accords de la Grande Symphonie de Schubert viennent submerger les
accords sensibles de la Chaconne. Bob aime Schubert, beaucoup, mais ce n'est
pas le moment. Il soupire et va éteindre sa chaîne.
Laura
s'emmerde. Elle n'a pas d'emploi et en veut à la terre entière. Son caractère
difficile lui a fermé toutes les portes. (Elle doit, d'ailleurs, avoir quelque
chose avec la fermeture des portes, non ? Pense Bob sans malice.) Et sans
emploi, pas d'indépendance, pas de studio à soi. C'est pas marrant, c'est vrai,
concède Bob dans sa tête.
Désorganisé
dans son montage, Bob range tout et se demande ce qu'il pourrait faire pour
avancer les tâches domestiques. Il n'y a aucun doute là-dessus, Jane en fait
plus que lui, beaucoup plus. C'est injuste. Bob se sent coupable. Mais après ce
constat il ne fait pas grand-chose de plus. Il a sorti des machines entières de
linge gris faute d'avoir trié correctement les couleurs, il a échoué dans le
rangement des slips (celui-ci, à Laura, à Jane ou à Vanessa ?). Il
s'acquitte honorablement de ce qui concerne la nourriture, puisqu’aux États
Unis on se sert dans le frigo et on mange quand on veut. Il assume les courses
et la vaisselle, et pense avec commisération aux pauvres Européens qui prennent
en commun leurs repas, qu'il faut donc composer (les frites font grossir,
Vanessa n'aime pas les tomates, Jane est barbouillée et ne veut pas de viande,
la portion est trop congrue pour Laura qui compense sa rancune par de la
boulimie : comment s'en sortent donc les pauvres habitants du vieux
Monde ?).
Il
y a la pelouse à tondre, les volets à peindre, la voiture à entretenir, mais
Bob n'est pas très doué. Il a un peu honte quand il voit comment ses voisins se
tirent brillamment de tout cela, et s'enorgueillissent de voitures luisantes,
vidangées quand il faut, de pelouses rases, sans mousse, sans feuilles mortes,
de boiseries pimpantes. Ça lui ferait au moins une excuse pour que Jane fasse
le reste. Alors que quand il monte un modèle réduit, il a l'impression de faire
l'école buissonnière, pendant que les autres travaillent pour lui.
Bruit
de porte en haut. Bottes qui dévalent l'escalier. Porte du frigo. Laura a faim
et soif. Il ne la voit pas, mais l'imagine, mordant dans un tronçon de
concombre sans l'éplucher, ou déchirant une tranche de salami. Puis buvant à
longs traits un verre de jus de fruit d'au moins une pinte, sans reprendre son
souffle. Elle ne va pas tarder à aller pisser, pense Bob. Je suis méchant,
c'est parce que ce n'est pas ma fille. Heureusement que ça ne sort pas de ma
tête.
Pour
avoir l'impression d'être utile, il va vider le lave-vaisselle, donne un coup
de balai dans les miettes sur le carrelage de la cuisine puis passe la
serpillière, et va vérifier si son lit est fait. Ils font chambre à part avec
Jane, depuis qu'il s'est mis à souffrir d'insomnies. Bob en profite pour
repasser — mal — une de ses chemises. C'est toujours ça en moins qu'elle aura à
faire. Mais si je repasse les miennes, pourquoi pas le reste ? Ca aussi il
a essayé. Résultat peu concluant. Il suffirait d'apprendre, pourtant : ce
n'est sûrement pas plus difficile que de monter des modèles réduits. Il n'a pas
le goût, c'est ça, ou ne s'en sent pas le devoir. Un gros parasite, d'un mètre
quatre-vingt-douze et cent quinze kilos, qui a pris la place de l'homme encore
jeune dont Jane s'était entichée il y a vingt ans. (Quand elle tapait de ses
poings ses mâles pectoraux, en disant : toi Tarzan, moi Jane...) À
l'inverse des insectes, qui de chenilles passent à papillon, il est passé de
papillon séduisant à grosse chenille grignoteuse. Bientôt chauve. Du poil dans
les oreilles et sur ses grosses mains. Des verres demi-lune sur son nez, il est
presbyte maintenant. Pauvre Jane...
La
porte d'entrée, cette fois. Une chanson dans le couloir. C'est Vanessa. Elle
pose son sac à dos, et va directement au frigo. Bob la rejoint. En Europe,
pense-t-il, les gens mangent ensemble. Mais ça lui paraît difficile à imaginer.
Jane, mince, brune, un pli entre
les sourcils, l'air absent,
absorbant une feuille de laitue, un yaourt maigre, puis revenant d'un
air de défi pour dévorer une plaque de chocolat. Laura, que Bob a secrètement
surnommée Terminator à cause de sa musculature masculine, se déplaçant au pas
de gymnastique, les dorsaux contractés comme un culturiste, les épaules à
enfoncer des portes, l'air buté, la mâchoire dévoreuse pendant que sa
fourchette triture compulsivement ce qu'elle va enfourner. Non, décidément. Il
se reproche son regard secrètement critique envers les gestes de sa femme et de
sa belle-fille. Mais il reste gauchement dans la cuisine pendant que Vanessa se
prépare un goûter, espérant qu'elle va lui parler.
— Ne me regarde pas avec cet air
attendri, Papa, ça m'énerve.
Bob
ne prête pas attention au sens de la phrase. Le son du mot « papa »
lui est une caresse.
Vanessa
monte dans sa chambre et va écouter du reggae avec son casque, en faisant ses
devoirs. Encore une année et elle quittera la maison pour aller à l'Université.
La
porte d'entrée encore. C'est le tour de Jane. Elle passe à deux mètres de
Bob :
— Salut.
Et va s'installer avec une pile
de papiers. Elle s'occupe de la bibliothèque paroissiale. Elle pose à côté
d'elle un cendrier de porcelaine, son paquet de Peter Stuyvesant, un petit
briquet en or et commence à écrire, une cigarette au coin de la bouche, en
clignant de l'oeil à cause de la fumée. De temps en temps elle prend une
inspiration par l'autre coin de la bouche, en chuintant. Elle allume cigarette
sur cigarette. C'est un code. Ça veut dire : je bosse. Ça m'emmerde. Et je
fume autant qu'il me plaît. Je vous emmerde.
Laura
redescend boire un grand verre de jus de fruit, après avoir pissé. Bob
pense : moi je suis pareil. Je me vois en train de prendre une bière Bush
dans le frigo, de la boire à même la boîte, l'air absent. C'est mon code. Ça
veut dire : je suis malheureux. À cause de vous. Alors je bois. Comme il
se voit le faire, Bob ne le fait pas. Mais peut-être que ces codes ne sont que
le fruit de son imagination. À ne plus se parler, on laisse les pensées prendre
une tournure paranoïaque, et le code naïf qu'il connaît pour lui — avec les
boîtes de bière — n'est pas forcément applicable aux autres. Mais Bob croit que
ce sont les bons codes — même si les autres ne répondent pas à ses demandes
d'amour, et que lui ne comprend pas bien ce qu'il pourrait faire pour que Jane
soit heureuse. Ah si ! Divorcer.
Il
ne parle plus avec Jane parce que trop de scènes l'ont rendu craintif. Bien
sûr, il n'est pas celui qu'elle avait pris pour le Prince Charmant, il l'a trompée
sur sa personne, comme un vulgaire
escroc. Il est fautif de rester comme un pauvre chien battu. Fautif de lui
laisser tous les soucis domestiques. De sentir la transpiration parce qu'il a
été courir. De sentir la bière. De mal baiser. Il est fautif de tout. Et
d'abord d'enchaîner celle qui fut une jeune fille pleine de rêve et d'espoirs.
Quand Jane lui hurle sa rancoeur au visage, il sait que ce n'est pas la peine
de plaider. Il sait aussi que s'il se tait elle se taira aussi.
Jane
jouait autrefois, dans une troupe de comédiens amateurs, le rôle d'Ophélie. Bob
se rappelle l'angoisse diffuse qui le saisissait quand Ophélie, devenue folle,
chantait des phrases sans suite en réponse à son entourage consterné. Et du
temps où la famille dînait parfois ensemble, quand Jane voulait marquer son
retrait de cette sensiblerie qu'elle ne partageait déjà plus, elle chantait à
table, à mi-voix. Des poèmes mis en musique qu'elle écoutait dans sa jeunesse.
Il aurait été hasardeux de la censurer, (elle qui n'aurait pas permis qu'un
enfant, ou Bob, chante à table), il y avait de l'orage dans l'air. Bob ne
voulait pas la contrarier. Mais ces poèmes, écrits pour la joie de l'humanité,
lui entraient dans le coeur comme des coups de poignard. Il savait aussi que
ces soirs-là, et pendant de longs jours ensuite, il devrait comprimer ses
envies de tendresse. (Ah ! Nous y voilà ! C'est mon cul, qui
t'intéresse, hein, mon cul !).
Il
y avait moins de scènes maintenant que tous deux faisaient chambre à part,
mangeaient à part, respiraient à part. Et pourtant le divorce lui paraissait
comme un anéantissement, comme si on arrachait du mur une tapisserie dans une
chambre d'enfant, par grands lambeaux, avec tous les souvenirs. Il gardait
l'espoir de ces rares moments où elle couchait encore avec lui (Pourquoi ce
soir-là plutôt qu'un autre ? Pas de question surtout, boire jusqu'à la
dernière goutte ce corps qu'il aimait jusque dans ses ridules, ses sécrétions.)
Ainsi le bébé, après avoir hurlé sa détresse dans le noir pendant une éternité,
s'imprègne jusqu'à plus soif du corps de sa mère quand elle arrive enfin — quel
autre horizon pourrait-il avoir ?
Une
nuit, Bob est sorti regarder les étoiles. Et pisser sur la pelouse sans risque
de reproches. Il a été chercher une corde, se l'est nouée autour du cou, puis,
monté sur un escabeau, a attaché la corde à une branche de pommier. Puis a
donné un coup de pied dans l'escabeau. La branche a cassé sous le poids de ses
cent quinze kilos. Il s'est fait mal en tombant. Les chiens du voisinage on
commencé un concert sans fin d'aboiements stupides. Le lendemain il a fallu
dissimuler la branche cassée — mais Jane a bien vu. Il a dit qu'il faisait de
la gymnastique. Elle a haussé les épaules et lui a tourné le dos.
Bob
soupire à cette évocation, sa grosse poitrine se soulève comme s'il était un
animal marin, un cétacé, qui se prépare à plonger. Il va dans sa chambre,
s'assoit à son petit bureau, et commence à rédiger des invitations pour une
exposition de modèles réduits en bouteilles.
Il
s'arrête soudain, se penche, sort d'un tiroir une revue pornographique —
châtiments corporels au pensionnat — qu'il feuillette le coeur battant, puis
referme rageusement le tiroir. Il entend le briquet de Jane qui le pose sur la
table après avoir allumé une cigarette. Puis la chasse d'eau. Puis Vanessa qui
a pris sa guitare et joue une étude de Sor. Bob a soudain faim. Il y a des
pizzas dans le frigo. Bob va chercher à la cave une bouteille de Valpolicella.
Il propose à Jane de manger les pizzas ensemble. Distraitement, elle accepte,
sans lever la tête de ses papiers. Bob met la table pour quatre. Il est soudain
tout heureux.
Ce
soir-là, Vanessa parle de son prof de lettres, Laura de la cassette vidéo
qu'elle vient de louer, et Jane des projets de la bibliothèque. Bob n'ose pas
souffler de crainte de rompre le charme. Il a tellement peur qu'il n'ose pas
non plus faire d'avances à Jane quand elle monte se coucher. Il reste dans la
cuisine, et finit de monter les voiles de son modèle réduit, puis va s'étendre
dans le noir en essayant de trouver le sommeil. Il s'endort enfin, et rêve
qu'il est sur son voilier, en pleine mer. Il est attaché au grand mat.
L'équipage est composé de femmes nues, coiffées de foulards comme des
corsaires, des anneaux d'or dans les oreilles, le sabre à la main. Elles
viennent à tour de rôle trémousser leurs fesses devant lui, en riant de ses
efforts pour arracher la corde qui le retient. Un choeur scande :
— DANS LA BOUTEILLE ! DANS
LA BOUTEILLE !
Bob soupire, se retourne dans son lit et se met
à ronfler bruyamment.
Quelques
jours après, le dimanche. Bob va à la messe, dans la petite église de bois
peinte en blanc. Il y va seul, les filles ne sont pas intéressées, et Jane est
carrément contre. Si elle fait partie de la bibliothèque paroissiale, c'est que
les bénévoles ne courent pas les rues, et que la paroisse ne peut pas se payer
le luxe de la laisser de côté sous prétexte qu'elle n'est pas assidue. Elle a
été baptisée, c'est suffisant pour la paroisse. On lui laisse une relative
liberté dans le choix des acquisitions, c'est suffisant pour elle.
Le
curé prêche sur la personne humaine, qui est sacrée, car c'est l'image de Dieu.
Bob pense : Toute personne est l'image de Dieu, je suis ignoble de traquer
le bruit des chasses d'eau, ou de me laisser aller à compter le nombre de
cigarettes allumées par Jane. C'est trop facile d'être en extase devant ma
fille, je n'aime pas les autres comme je devrais les aimer. Puis : Ces
codes, ils signifient surtout que Jane, Laura, moi, sommes en train de nous
détruire avec emphase, et détruire une image de Dieu, ou la laisser détruire
par incompréhension ou indifférence, est sacrilège.
Mais
dans ce cas, où placer mes désirs sexuels ? C'est évidemment le Diable qui
me montre des culs là où je devrais voir des personnes. Bob est tout embarrassé
de cette partie de lui-même, de son moi désirant, partie à laquelle il ne
renoncerait pas facilement. Il sort de l'église à la fin de la messe, rentre à
pied, ce n'est pas trop loin, en poussant les feuilles mortes qui s'accumulent
au bout de ses bottes. Il pense aussi à une conversation qu'il a eue avec un
ami Juif, alors qu'ils montaient des modèles réduits.
— Tu sais, Bob, je suis né Juif,
je ne vais pas à la Synagogue, mais je garde une empreinte profonde. Le Dieu
Juif ne reniait pas la chair. Relis le Cantique des Cantiques. De toutes les
espèces animales, l'homme est la seule qui doive entourer ses petits d'un foyer
pendant si longtemps. L'Éternel y a pourvu, en dotant l'homme et la femme de
désirs sexuels insatiables, afin de les lier l'un à l'autre. Et même si les
caresses n'ont pas pour but la procréation, elles ont alors pour but de garder
unis les parents des petits d'hommes. Ce n'est pas là qu'est le péché.
Bob
ne répond rien. Ce serait tellement simple si c'était comme ça, pense-t-il.
Dieu n'a pas béni notre union. Ou alors Dieu n'existe pas, comme le pense Jane.
L'après-midi,
Bob présente l'exposition de modèles en bouteilles. La journaliste de la
gazette d'Arkham vient le prendre en photo. Il s'est habillé en capitaine, un
capitaine imposant, à l'estomac de pacha, vraiment. Il a même une pipe
(éteinte, on ne fume pas dans un lieu public). La journaliste se présente, pour
le mettre à l'aise. Elle s'appelle Ruth. C'est une belle jeune femme de
vingt-cinq ans, brune, à la peau claire. Ses yeux bleus fixent longuement Bob à
chaque question, jusqu'à faire naître une certaine gêne en lui. Quand elle se
tourne pour regarder une maquette, Bob admire la pureté de son profil. Il est
ému que quelqu'un s'attarde à lui parler de ses goûts, de son enfance, le
trouve intéressant, séduisant peut-être ? Ne rêve pas, Bob. Tu es tellement
plein du désir de Jane qu'il n'y aurait pas de place pour en désirer une autre.
Tu serais à nouveau un imposteur si tu le laissais penser.
Heureusement,
si Dieu n'a guère pourvu à son harmonie conjugale, il a créé Bob tellement empoté qu'il ne sera
jamais mis au défi de se trouver en tête à tête avec Ruth, sans le prétexte des
bateaux en bouteilles.
Le
soir Bob va prendre un pot chez son ami Juif. Il est reçu avec amitié. David et
Sarah l'invitent même à rester dîner, mais il esquive, prétextant qu'on
l'attend chez lui. Il se sent veule de mentir — et pourquoi ? David lui offre
une petite boîte en bois, sur le couvercle de laquelle est gravée une étoile à
six branches :
— C'est le sceau de Salomon. Deux
triangles équilatéraux, entrecroisés, l'un la pointe en haut, l'autre la pointe
en bas. Ils peuvent symboliser l'union de deux principes, par exemple l'un qui
tend vers le ciel et l'autre vers la terre. Ou ce que tu veux. Tu y rangeras
tes pincettes, les petites, et tes tubes de colle. Il n'est pas nécessaire
d'être Juif, ni même croyant, pour se laisser porter par les symboles.
Cette
nuit-là, Bob rêve encore qu'il est sur son bateau. Cette fois, il est seul,
vêtu en capitaine. Il a une jambe de bois, comme le capitaine Achab. De sa
longue-vue il scrute la mer immense, et découvre le corps énorme de Moby Dick
qui émerge majestueusement en soufflant, blanc au milieu des vagues grises. Il veut
empoigner son harpon, mais sa main ne rencontre que la boîte portant le sceau
de Salomon. Alors il se laisse bercer par le lent tangage du Pequod, qui
s'aligne peu à peu sur la respiration profonde de la baleine géante.
Soudain,
il se réveille, angoissé. Dans sa navigation sereine, le Pequod a rencontré
quelque chose d'effrayant — ce n'est ni un iceberg, ni un récif, ni un autre
navire. Bob sait que ce n'est qu'un rêve, mais il veut quand même aller voir
pour se rassurer. Il s'habille rapidement, en silence, et sort sans faire
claquer les portes. Pour la même raison de discrétion, il renonce à prendre sa
voiture et part en courant vers la salle communale où sont exposés les modèles
réduits. À peine est-il dans la rue qu'il voit une lueur rougeâtre en direction
de l'exposition. Il court de plus en plus vite, et à mesure qu'il se rapproche
entend de plus en plus distinctement les crépitements d'un incendie.
Arrivé
devant le bâtiment, il constate que le feu a pris dans les cuisines, et
commence à gagner la salle d'exposition. Affolé, il entre dans le hall dont il
a la clé, brise une petite vitre
et téléphone aux pompiers. Ensuite, il décroche un extincteur et tente
d'éteindre l'incendie, mais se rend vite compte qu'il n'y arrivera pas. Alors
il fonce essayer de sauver toutes les bouteilles qu'il pourra.
Une
fumée âcre le fait suffoquer. Une table où sont exposées des maquettes a pris
feu, et le verre des bouteilles éclate dans les flammes. Les petits bateaux
s'enflamment les uns après les autres. Il ne peut plus rien pour ceux-ci. Il en
prend autant qu'il peut sous ses bras là où ils sont encore intacts, et gagne
la sortie.
Il
pose précipitamment les bouteilles sur un banc, à vingt mètres de la maison,
puis repart en chercher d'autres. Dans la maison, il rampe, maintenant, pour
essayer d'échapper à la fumée. Il ne se relève que pour prendre un nouveau
chargement et courir sans respirer vers la sortie.
Au
troisième voyage, il entend la sirène des pompiers. Il se redresse, aperçoit
une de ses maquettes préférées, sur une table qui a commencé aussi à
s'enflammer, et décide de sauver encore celle-là. Il la prend contre lui, sans
se rendre compte qu'un pan de sa veste de jogging, grande ouverte, a pris feu.
Il court, en toussant, heurte une cloison, puis s'arrête pour s'orienter. La
sortie est de l'autre côté. Cette fois, il sent la brûlure. Il voudrait
arracher sa veste, mais il faudrait lâcher la bouteille, et il risquerait de ne
pas la retrouver. Il pense que les pompiers l'accueilleront peut-être avec une
lance à incendie. La fumée est devenue trop suffocante, il se met à quatre
pattes, à trois, plutôt, pour progresser dans ce qu'il reste d'air frais. Mais
il s'est encore trompé de chemin et finit par s'évanouir après avoir hurlé de
douleur.
Dehors,
les pompiers ont commencé à arroser, avant de chercher à pénétrer dans le
bâtiment, quand les flammes seront calmées. Ils n'ont pas vu ni entendu Bob.
*********************************
Au
service des grands brûlés, Bob est allongé dans une chambre stérile. S'il
pouvait tenir un téléphone, c'est par ce moyen que les visiteurs lui
parleraient, derrière une vitre. Il est couvert de bandages, comme une momie,
il a une sonde dans le nez et la bouche dégagée pour respirer. À ses côtés
l'inévitable perfusion. Il rêve.
Il
est toujours capitaine, sur le Pequod. Il n'a plus de jambe de bois cette
fois-ci. L'eau est d'un beau bleu, et elle clapote à la façon difficile à
décrire de l'eau prise au caméscope, avec mille petits reflets. Moby Dick nage
à quelques encablures. Tout est paisible.
Une
infirmière entre, masquée. Elle vient soigner les brûlures de Bob, dont le
pronostic vital est réservé, comme disent les médecins. Il gémit, réveillé par
la douleur.
— Jane est là, Bob. Elle se
prépare à entrer vous voir. Je dois d'abord vous changer.
Après
quelques minutes d'un océan de souffrance, Bob se relâche.
— Bob, c'est moi, Jane. Si tu
m'entends, fais signe de la tête.
La
momie hoche doucement la tête, deux fois de suite.
— Je ne peux pas te prendre la
main, ni t'embrasser. Il faut d'abord guérir. Tu vas guérir, Bob.
Cette
fois la tête attend un peu, puis acquiesce. Jane sort. Dans la perfusion on a
mis de la morphine. Bob rêve.
Dans
le couloir, Jane a rejoint ses filles après avoir retiré sa blouse, ses bottes
et son masque stériles. Elle est calme et souriante.
— Ça va aller, maman ? demande
Vanessa.
— Mais oui, il est costaud, bien
soigné. Ne t'en fais pas, ma chérie.
Vanessa
éclate en sanglots. Jane la prend contre elle et la berce doucement. Puis elles
vont toutes les trois manger une glace à la cafétéria de l'hôpital. Ainsi
feront-elles tous les jours.
Bob
rêve. Il est toujours à la barre, heureux, sans aucun désir. Soudain, quelque
chose l'incite à se retourner. Ses gestes sont ralentis. Derrière lui, une
petite fille le regarde fixement. L'angoisse le submerge.
A
côté de lui, Jane l'entend se mettre à geindre. Sa respiration, de régulière,
est devenue oppressée. Jane sonne, puis lui parle doucement.
— Bob, je suis là.
Elle
connaît ces gémissements. Quand ils dormaient ensemble, Bob geignait ainsi
lorsqu'il faisait un cauchemar. Alors Jane le secouait par l'épaule, il se
retournait dans le lit et retrouvait peu à peu son calme. Mais elle ne peut pas
le toucher.
L'infirmière
de garde vient et règle la perfusion. Elle inspecte les sondes, et dit
doucement :
— Tout est normal.
Bob
est réveillé, avec sa souffrance. Mais Jane est là, et la petite fille est
partie. Il entend des paroles rassurantes. Il grogne, pour dire qu'il entend.
Il n'a plus envie de se réfugier sur le Pequod. Il voudrait dormir aux côtés de
Jane. Mais la morphine, pourtant mesurée, lui offre à nouveau le voyage. Et
Jane ne peut pas être là constamment.
De
rêve en rêve, la petite fille s'est mise à marcher vers Bob. Chaque fois
l'angoisse le réveille. Mais au rêve suivant elle est à nouveau à son point de
départ. C'est une petite fille qui pourrait avoir huit ans, menue, brune, avec
un visage de poupée. Seuls sa bouche entrouverte et ses yeux fixes transforment
en menace terrible ce qui pourrait être une visite amicale. D'où
sort-elle ? Bob en a vu une semblable, marchant pour détruire, dans un
vieux film d'horreur, la nuit des Morts-Vivants. Elle était revenue de l'autre
monde pour tuer ses parents, et marchait vers eux, figés par la terreur au lieu
de se réjouir de sa résurrection. David lui a dit un jour que chaque homme
avait en lui une part féminine, niée, et que c'était peut être cette part qui
venait lui demander des comptes. Mais ce n'est qu'une hypothèse, et la petite
fille revient, toujours.
Jane
vient tous les jours, et lui parle, doucement, de voyage, de projets. Bob hoche
doucement la tête, il va mieux, du moins ses jours ne semblent plus en danger.
Il fuit le sommeil, mais celui-ci le rattrape toujours, et la petite fille se
rapproche tout doucement.
Une
nuit, elle est si près qu'elle tend ses deux mains pour le toucher. Bob
s'arrache au cauchemar et attend l'arrivée de Jane. Elle le réveillera avant
que l'horreur ne survienne.
Quand
Bob entend enfin Jane près de lui, il se laisse aller au sommeil. Il est à
nouveau sur le Pequod. Quand la petite fille va le toucher, il s'arrache au
sommeil, et se réveille stupéfait dans une chambre claire. Ses bandages ont été
retirés. Il regarde autour de lui, cherchant Jane des yeux, submergé par un
flot d'impressions qu'il n'a plus ressenties depuis des jours et des jours.
Mais ce n'est même plus la chambre d'hôpital, qu'il avait imaginée. Il est dans
sa chambre d'enfant. Il regarde soudain ses mains, s'avise que ce sont des
menottes de garçonnet. Ses pieds sont loin du bout du lit. Des jouets sont
rangés sur un coffre décoré comme un coffre de pirates.A-t-il rêvé toute sa
vie, son mariage, sa famille, ses modèles réduits en bouteille ?
La
porte s'ouvre. La petite fille entre lentement et vient se pencher au-dessus du
lit. Bob est figé par la terreur. Le visage de poupée est tout près du sien. Il
hurle.
Dans
la chambre d'hôpital, le grand corps habillé en momie est saisi de convulsions.
Jane sonne, alarmée, puis cédant à son instinct prend doucement Bob par les
épaules pour le recoucher. Il se relaxe enfin, sa respiration s'apaise.
L'infirmière de garde écoute, vérifie tous les tuyaux, tout semble normal. Elle
ajoutera un sédatif à la perfusion.
Les
jours suivants Bob répond de moins en moins nettement aux paroles de Jane,
comme s'il était distrait. Sa tension faiblit. On dirait que maintenant il
recherche le sommeil.
Il
meurt une semaine plus tard, sans souffrances, sans que les médecins ne se
l'expliquent. Jane est à ses côtés, les yeux pleins de larmes.
Karma.
Der Teufel, je suis complètement ivre. Nous avons mangé du fromage de
Munster, des oignons frais, et bu au moins deux bouteilles de vin chacun. Et il
en reste. On a aussi des cigares. C’est l’été. Nous sommes vautrés dans
l’herbe, près des ruines des fortifications de Heidelberg, depuis l’heure où
les maraîchers ont regagné leurs pénates. Jadis, c’est avec des étudiants que
je passais mes nuits d’été, dans les tavernes et les rues qui entourent
l’Université. La police nous montrait une certaine mansuétude, nous étions des
fils de bourgeois, destinés à remplacer nos pères.
Je ne suis même plus étudiant. Je
l’ai été, pratiquant les rites initiatiques du milieu. Il m’en reste
l’obligatoire balafre qui signe ma virilité, après un simulacre de duel où nous
étions saouls à lâcher les fleurets. Je n’ai même pas senti la douleur de la
lame. D’ailleurs cela s’est-il réellement passé ? Je traîne maintenant
avec des trimardeurs, des demi-sel, aux discours de révolté – leur façon de
vivre m’a fait croire qu’ils l‘étaient plus que d’autres. Je les ai rencontrés
dans les cabarets de barrières. Moritz et Max vivent de petites rapines, de
travail à la journée comme portefaix, ou encore au crochet des filles qui
s’entichent d’eux. Il y a des interstices dans les mailles du rude filet
germanique.
J’erre de
fausse rupture en fausse rupture. Bon garçon, bon élève, bon petit communiant,
famille catholique, commençant des études interrompues en 1848, (nuits blanches
à parler de Hegel et de Feuerbach, je m’écartais déjà de ceux qui feraient
carrière à l’Université), puis gratte-papier dans une étude de notaire.
Velléitaire, croyant avoir jeté toutes les valeurs bourgeoises aux orties et
n’en ayant pas trouvé d’autres dans les milieux étudiants ou révolutionnaires,
je ne me suis même pas engagé franchement derrière le drapeau rouge. Il aurait
fallu pour cela rompre avec la goton qui partageait ma chambre, et à laquelle
je vouais un attachement pleurnichard – j’avais eu du mal à la trouver, et ce
qu’elle m’accordait m’était si précieux... Le sort a voulu qu’elle parte avec
un autre. La suivante est volage et semble apprécier surtout le logis qui me
reste. Je suis sans ressources maintenant, après des frasques d’ivrogne, et
j’essaie de me trouver moi-même dans la fréquentation des seconds
(troisièmes ?) couteaux de Heidelberg. Sans ressources, ce serait mentir,
une mienne parente me lâche de temps en temps un Thaler, pour soulager sa
conscience de marraine.
Max a le
regard ailleurs. Je sais parfaitement que ce n’est pas le moment de parler,
mais je hasarde, en regardant la pleine lune :
- Dire
que cet astre tourne autour de nous, et nous autour du soleil...
- Tu
gobes vraiment tout ce qu’on te raconte, répond Moritz. J’comprends pas que des
gens qui se croient si intelligents arrivent à penser des trucs pareils.
Pas la peine
d’insister. D’ailleurs, si Moritz avait raison ? Qu’est-ce que je sais de
plus qu’eux, moi, pour m'aider à vivre ? Le Catéchisme, auquel j’ai tant
cru ? Ce que m’ont appris mes professeurs du Gymnasium ? Mes restes
d’idéalisme ? Mes lectures philosophiques ? Max a toujours les yeux
dans le vague. Il éteint ce qui reste de son cigare, lampe une gorgée de vin,
et me dit d’un air ennuyé :
- Au fait,
faut que je te dise, cet après-midi, j’ai couché avec ta Gretchen. Ça te fait
rien, hein ?
Mein Gott, en plus il est
loyal, pas vrai ? Ne perdons pas la face. Non, Max, tu sais bien que je
suis pour une société où tout le monde serait libre de ses actes, je vous l’ai
assez rabâché : donc ça ne me fait rien. Pourtant quelque chose se glace à
l’intérieur de moi. Ça s’en ira
avec du vin, je l’espère. Mes nouveaux amis sont décidément sourds à mes états
d’âme.
J’ai
maintenant le hoquet. Les autres ne disent rien. Il faut attendre que ça passe.
Je vais pisser en titubant contre un cerisier vénérable. J’allume un débris de
cigare retrouvé dans ma poche. Autrefois, je fumais la pipe, dans les tavernes,
une belle pipe en faïence. Le hoquet s’espace un peu. Voyons les choses en
face, je n’ai pas de chance avec les femmes. Il faut dire que mes soirées à
boire avec des voyous semblent indiquer que je préfère les hommes, mais même
sans avoir bu ce n’est pas un garçon qui me met
en état. Ce n’est pas de garçons dont je suis tombé amoureux , en
réussissant juste à me rendre ridicule.
Et quoi de
surprenant ? A quoi ai-je rêvé pendant des soirs, d’une éternité
d’adolescence ? Si les autres savaient… Avant que j’aie pu serrer une
fille dans mes bras. Bien avant :
Un maître d’école me toise d’un air
sarcastique, le regard brillant, la voix doucereuse. Il m’annonce qu’il va me
donner une correction devant toute la classe. Un tourbillon de confusion
m’envahit, comme le bruit de l’eau dans les oreilles quand on plonge la tête
dans la baignoire. Il me semble que tous les élèves prennent leurs aises, à la
façon des adultes que je côtoierai plus tard, dans les salles sombres, dans les
cabarets louches, quand des éclats de chair vont se dévoiler. Il va me
déculotter. Et quelle que soit ma fureur qu’il en soit ainsi, la scène m’émeut.
Je me la remémore jusqu’à satiété pour mes plaisirs solitaires. Voilà ce que je
suis, ce qu’on a fait de moi. Je mettrais le feu au monde entier pour être lavé
de cette tache, mais ça me colle comme une tunique de Nessus. Ou, plus
conformément à mon éducation religieuse, comme le péché originel. Comment
pourrais-je un jour prendre place parmis les cerfs et les biches du troupeau,
en me sachant ainsi marqué d’infamie ? Non pas à cause de la correction,
mais du plaisir que je ressens à y penser.
Pendant
nos soirées estudiantines, il est arrivé que des filles de joies, assises sur
les genoux des meneurs de la bande, évoquent, en pouffant, les gérontes qui
venaient se faire flageller au bordel. Je suis irrémédiablement souillé par le
point commun que j’ai avec ces loques. J’ai, le croiriez-vous, une certaine
idée de moi-même, celle d’un homme qui se dresse contre l’injustice, et non pas
celle d’un chien qui se couche en attendant le fouet. Qui dois-je remercier de
cette mutilation, le maître d’école, le confesseur qui tâchait de m’arracher
l’aveu de pensées impures, le destin qui m’a refusé l’attention des femmes dès
ma petite enfance ? J’ai vu, chez des gens modestes, une mère donner le
bain à son petit garçon, et la tendresse de ses gestes. En lieu et place de
cela je n’aurai eu que l’air ennuyé de la bonne s’acquittant d’une corvée, me
nettoyant comme elle aurait récuré les lieux d’aisance, et les gestes cruels du
maître d‘école. Le corps est haïssable, n’est-ce pas. Alors jouissons de cette
haine. Et confessons-nous de la honte d’en jouir. Les maîtres d’école et les
curés peuvent bien rire de ma révolte,
elle n’est qu’en surface : ils m’ont marqué à l’intérieur de
moi-même, comme un embauchoir le fait avec une chaussure. J’ai tant aimé lire
Max Stirner, mais comment affirmer la prééminence de mon individu unique sur le monde entier, alors que ma
culotte est encore en tire-bouchon sur mes chevilles, mon derrière rouge des
coups qu’il vient de recevoir, et qu’en plus, enfer et damnation, j’en
redemande ? Je n’aurais décidément pas dû naître. Je ne suis même pas un
monstre romantique, je suis une erreur grotesque, je voudrais juste qu’on me
froisse comme une feuille raturée et qu’on me jette au feu.
Max et Moritz
ont peut-être subi cette lapidation de l’amour-propre d’un enfant, mais ils
s’en fichent maintenant. Ils sont de ceux qui se poussaient jadis sans
scrupules pour assister au supplice de leurs semblables sur la grande place.
C’est avec leurs poings qu’ils se font reconnaître de leurs pairs, et ça leur
suffit. Si une telle humiliation
leur est arrivée, ils jouaient déjà alors dans les encoignures avec
leurs petites voisines. Moi pas, je ne savais même pas comment elles étaient
faites. Je n’ai découvert que beaucoup trop tard les délices qu’offraient leurs
différences physiques.
J’ai été
pendant mon adolescence d’une admiration servile pour les maîtres bien
autoritaires, qui mettaient en valeur mes qualités de bon élève. Aurais-je fait
fusiller des ouvriers, si le destin avait choisi que je sois sous-officier
d’infanterie ? Moi, le Révolutionnaire… En fait, la Révolution s’engage dans la
vie quotidienne, et je ne me rappelle pas m’être opposé aux curés ni aux
maîtres d’école, fut-ce en baissant le front d’un air buté, ou discrètement
ironique. Max et Moritz ne se sentent, eux, jamais coupables.
Et pourtant je
ne voudrais pas être comme eux.
Je regagne en
titubant la bauge où sont couchés mes complices. En marchant me reviennent mes
rêves d’héroïsme. Les barricades, à Paris, à Varsovie ou à Vienne. Je me
dresse, poitrine offerte aux balles, superbe. Ils me prennent, me torturent,
mais je n’avoue pas. Mes camarades prisonniers me regardent avec admiration et
tendresse. Les filles voudraient essuyer le sang qui coule sur mon visage. Je
n’ai pas cédé. Ou alors, je me dresse contre Max quand il bouscule sa femme.
Nous nous battons, gourdins levés. Il connaît infiniment mieux que moi le
combat de rue, mais je fais front avec courage. D’ailleurs il n’est pas seul,
je me bats contre plusieurs adversaires. Je saigne, je tombe, mais je me
relève. Enfin je suis victorieux. Ils s’en vont comme des chiens, la queue
basse, tandis que la femme de Max panse mes plaies avec sollicitude, une lueur
d’admiration dans le regard. C’est ma poitrine mâle et soulevée d’indignation
qu’elle touche doucement, du bout des doigts, pour m’apaiser. Le hoquet me
reprend. Je me dis que ces rêveries sont encore plus ridicules que mes émois
d’enfant battu.
Moritz et Max
décident d’émigrer plus à l’écart de la route, où passent des étudiants venus
s’encanailler dans une barraque de planches d'où sortent des rires et des
chansons, quelques dizaines de mètres plus loin. On trouve un endroit pour
continuer à vider laborieusement le contenu des bouteilles qui nous restent. Je
vais vomir dans un coin, puis j’essaie de boire encore et de fumer mon débris
de cigare, mais mes doigts me semblent épais et inertes comme des morceaux de
boudin. Oubliés les rêves d’héroïsme, la douleur d’être trompé, la honte
secrète d’avoir des rêves contre-nature, avec des hommes, et qui plus est des
hommes qui incarnent l’autorité c’est-à-dire ce que je prétends haïr.
Renonçant à transporter leur compagnon
ivre-mort, Max et Moritz rentrèrent dormir dans sa soupente – Max dans le lit,
Moritz par terre, des vêtements roulés en boule sous la tête, couvert d'un
manteau trouvé dans l’armoire.
Lors de ses travaux matinaux, un des
maraîchers découvrit un corps, à demi caché dans des fourrés. D’autant plus
grotesque que le pantalon était baissé jusqu’aux genoux. Foudroyé par le
Tout-Puissant en plein péché, en pleine orgie ! pensa-t-il. Plutôt que de
jeter le cadavre dans le Neckar, le maraîcher prévint la police, dans l’espoir
que quelques descentes calmeraient un temps les milieux interlopes qui avaient
établi des lieux de débauche trop près de ses champs.
– Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, mais
sans mettre leurs ordures dans mes rangées de choux !
Les vêtements de la
victime semblaient indiquer qu’il ne s'agissait pas d'un rôdeur de barrière, aussi
y eut-il recherche d’identité et autopsie. Celle-ci révéla que la victime avait
été violée, ce qui ne surprit pas les policiers, et qu’elle était en état
d’ivresse profonde lorsque le ou les agresseurs lui avaient fracassé la nuque à
coup de gourdin. Bien entendu, on ne retrouva jamais les coupables. Instruits
de la rumeur par l’amie de leur hôte, Max et Moritz avaient déguerpi depuis
longtemps, emportant ce qui pouvait se vendre. Les étudiants qui se hasardaient
hors de la ville firent toutefois l’objet d’une mise en garde toute paternelle
lors d'un interrogatoire de pure forme – il faut bien que jeunesse se passe,
mais il y a des bornes à ne pas franchir.
Kama Soutra.
Yvon entra dans la salle
d’attente, qui était vide, et s’assit sur un siège en métal noirci, aux formes
design et à l’apparence fragile. Il se pencha pour attraper une revue
défraîchie sur la pile qui débordait de la table, écarta plusieurs “Elle”, deux
“Action Automobile”, un “Express” de
huit mois, puis revint sur un des “Elle” dont la couverture
annonçait : “Spécial
FESSES : 55 pages postérieurement correctes”. Il se recula sur son siège
et commença à feuilleter le journal, passant sur les publicités tous azimuts
pour chercher l’article annoncé.
Il n’eut pas le temps de trouver de quoi rêver, la porte s’ouvrait,
et une femme d’une quarantaine d’années, chataine, bien faite mais d’une mise
sévère, lui fit signe d’entrer. Il se leva. Lui même était âgé de trente-sept
ans, petit, les cheveux noirs et bouclés, et donnait l’air d’une perpétuelle
agitation. Il la suivit, et aucun balancement de hanches ne vint le distraire
du but de sa visite. Elle s’assit derrière son bureau et, d’une voix grave,
sobre pourrait-on dire, elle l’invita à s’asseoir en face d’elle. Puis elle le
fixa d’un regard interrogatif.
- Hum ... bonjour
madame.
- Bonjour monsieur.
Yvon était décontenancé. Les
plaques posées à l’entrée du cabinet médical mentionnaient trois médecins, dont
le docteur G. Laplace, ancien interne de la Faculté de Paris. Il avait pensé à
un Georges, à un Guy, mais pas à une Geneviève. Ce qu’il avait à dire avait du
mal à arriver jusqu’à ses lèvres. Mais il était bien obligé.
- Je ne suis
pas malade, mais j’ai besoin d’aide quand même, se lança-t-il.
Le visage du docteur Laplace le
questionna d’un air encore plus sérieux qu’à son entrée.
- Je suis ici en
vacances, et j’ai peur de finir par avoir certains troubles du comportement.
Aucune expression nouvelle
n’apparut sur le visage qui lui faisait face.
- Voilà. C’est sans
doute à cause de l’été, mais j’ai très souvent envie de faire l’amour. Je suis
marié, nous sommes avec ma femme et nos deux gosses dans le village E.D.F., et
elle ne veut jamais. Plus les jours passent, plus ça me cherche. Je me retiens
pour ne pas lui faire de scène. Mais le pire, c’est sur la plage. Il y a des
femmes excitantes partout, quelquefois elles sont toutes nues. J’ai du mal à ne
pas les regarder, j’ai peur que ça se remarque, j’ai même peur de craquer et de
leur sauter dessus ...
Le Docteur l’interrompit pour
demander, sans l’ombre d’un sourire, ni de sympathie ni de moquerie :
- Et quand vous regardez
ces femmes sur la plage, vous regardez plus ... certaines parties de leur
corps ?
- Oui. (Il n’osa pas dire
lesquelles.)
- Et vous avez peur de
quoi ? de leur sauter dessus ?
- Oui. J’ai peur de
craquer. J’ai peur que ça se voie.
Le Docteur se mit en arrière sur
sa chaise, et réfléchit pendant quelques secondes. Puis elle invita Yvon à
aller s’allonger pour lui prendre la tension. Il s’assit sur la table, se
demanda s’il pouvait poser ses pieds dessus puis décida que oui en voyant le
papier ménage prévu, se coucha
et se laissa faire en fixant le
plafond.
- 18-11. C’est un peu trop pour un vacancier.
Allez vous rasseoir.
Yvon reprit place dans le
fauteuil, face au bureau.
- Je vais vous donner un
calmant léger si vous avez du mal à dormir. Mais je voudrais aussi vous
expliquer quelque chose. Je suis une femme.
A ce moment Yvon se demanda
pendant une fraction de seconde ce qui allait se passer entre eux deux. Mais le
visage sérieux ne portait aucun signe d’invite.
- Comme femme, je voudrais vous dire que nous ne sommes pas
autant que les hommes obsédées par l’idée de faire l’amour. Nous n’en éprouvons
pas aussi souvent l’envie, ni le besoin. Votre femme n’en a pas envie, ça ne
veut pas dire qu’il y a quelque chose qui cloche dans votre couple. Avec une
autre vous auriez peut-être le même problème. Ce n’est pas la peine de lui
faire des scènes. Vous pouvez peut-être éviter la plage, faire des marches dans
l’arrière pays, ou du vélo. Revenez si ça ne va pas.
Elle se leva. et le raccompagna
à la porte. Il fut content qu’elle ne lui tende pas la main, il avait les
paumes moites.
*******************************
Yvon sortit du cabinet médical
d’un pas saccadé et se dirigea vers la pharmacie de la petite ville des Landes
où il passait ses vacances en famille. Il acheta le calmant prescrit et partit
faire un tour avant de rentrer au village E.D.F., à la fois pour calmer son
énervement et tâcher de retrouver une contenance. Il ne savait pas quelle mine
il allait faire à sa femme, et se sentait ridicule, quoi qu’il décide de faire
ou de dire. Il finit par s’asseoir à l’ombre d’un parasol, sur une terrasse, devant une table de bistrot, et
commanda un demi. Puis il se leva pour aller choisir des cartes postales :
autant se débarrasser de la corvée estivale maintenant, ça meublerait ce temps
perdu dont il ne voyait pas comment sortir.
Il avala un comprimé de calmant
avec une gorgée de bière et commença à écrire.
Restée seule, le Docteur
Geneviève Laplace remplit quelques papiers avant de faire entrer le patient suivant - qui était une patiente. Le
téléphone sonna.
- Oui, Docteur Laplace ?
- ....
- Non, Pierre, Brigitte
est en visite. Non, je ne sais pas quand elle rentre. Bonne journée, Pierre.
La voix n’avait marqué aucun
signe d’impatience. Pourtant le
Docteur Laplace pensait : il ne s’est sûrement pas beaucoup fatigué
aujourd’hui. Il devrait comprendre que le travail de Brigitte est trop prenant
pour qu’on la dérange à tout bout de champ.
Sa collègue Brigitte Vandevelde
s’était récemment séparée de son mari, ingénieur aéronautique, et s’était mise
en ménage avec un plombier plutôt flemmard, un peu chevelu, qui délaissait
volontiers les chantiers pour le bistrot. Mystères des sentiments. De l’avis
général, Pierre Gondard profitait des ressources de sa compagne, belle,
intelligente et, pour un marginal, plutôt bourgeoise. Elle devait l’aimer, pas
de doute là-dessus. Et lui sans doute l’aimait moins. La troisième associée du
cabinet médical, Florence Pagnot, n’était pas mariée et vivait avec un garçon
qu’elle avait rencontré pendant ses études. Chômeur, il avait répondu à une
petite annonce de Florence qui cherchait quelqu’un pour l’initier à
l’informatique.
Il lui avait montré comment
utiliser son ordinateur pour taper sa thèse, et leurs deux têtes rapprochées
devant l’écran avaient fini par se tourner l’une vers l’autre. Florence était
jolie, et n’avait jamais trouvé le temps de s’occuper des garçons pendant ses
études. Elle était tombée amoureuse d’un bloc, et d’autant plus fort que son
Patrick, s’il en connaissait plus long qu’elle sur le Kama Soutra, ne
partageait que tièdement sa passion.
Geneviève Laplace était toute
rêveuse. Son compagnon à elle, joueur de cor dans un quintette de cuivres,
était en général en déplacements, soit pour des concerts, soit pour
enregistrer. Elle ne pouvait pas se plaindre d’être importunée par ses assauts.
Elle aurait vaguement souhaitée être mère, par contre, mais ne voyait pas trop
comment une telle chose pourrait arriver. D’autre part, sa vie était organisée
de telle façon qu’une maternité l’aurait en quelque sorte dérangée. Tout allait
très bien comme ça. Elle se demandait seulement ce qui se passait chez le
monsieur qui était venu consulter, et chez ses deux associées. Toutes ses
études lui soufflaient : les glandes. Alors, tout en se sentant vaguement
vide, elle les plaignit un bref instant.
Geneviève Laplace avait dû rester
quelques minutes dans sa rêverie. Dans la salle d’attente quelqu’un se raclait
bruyamment la gorge. Elle sursauta comme si elle était réveillée en sursaut et
alla ouvrir à la patiente qui devait trouver le temps long.
- Mademoiselle
Danchot ?
- Docteur, je crois que
je suis enceinte.
Muriel Danchot, jeune femme
célibataire de vingt-cinq ans, n’avait rien d’attirant. Pourtant, ses traits un
peu vulgaires, sa peau et ses cheveux gras, ses vêtements pas toujours très
nets, n’empêchaient pas les hommes de défiler dans son studio. Elle les
accueillait pour le plaisir, son travail de vendeuse dans une graineterie de la
ville voisine lui procurait de quoi vivre et elle ne se prostituait pas. Par
quel autre mystère des hommes mariés avec des femmes belles, sensibles,
intelligentes, finissaient-ils dans ses draps gris de crasse ? Autre
question à laquelle Geneviève Laplace n’avait pas de réponse. D’ailleurs elle
avait assez perdu de temps à ces sornettes, décida-t-elle soudain en commençant
à interroger sa patiente.
L’après-midi s’étirait. Le
patient suivant, qui serait le dernier, n’était pas du coin. C’était un jeune
homme aux traits asiatiques, à l’air buté. Ses mains tremblaient. Il entra et
referma violemment la porte sur la salle d’attente vide, puis sortit un cran
d’arrêt et dit d’une voix brève :
- De la méthadone,
de la morphine, tout ce que vous voulez, mais je vous saigne si vous me laissez
comme ça.
*******************************
Yvon en était à son troisième
demi. Les cartes postales étaient rédigées, et il ne savait toujours pas qui il
devait être pour retrouver sa famille. Il se recula sur sa chaise , et fit
semblant de regarder un dépliant touristique, tout en écoutant ce qui se
passait autour de lui. Deux types
s’étaient assis à côté et parlaient fort.
- Faudrait quand même que je finisse le chantier. J’ai bouffé tout
l’accompte, et j’ai à peine commencé à casser l’ancienne installation.
Celui qui avait parlé était un
homme d’une trentaine d’années, les cheveux dans le cou, les doigts jaunes de
tabac. Il était vêtu d’une salopette et d’un T-shirt qui découvrait ses
avant-bras bronzés et velus.
- Te casse pas le
cylindre, Pierrot. Il fait beau, on n’est pas malade, on n’est pas en prison.
Si tu veux, je peux venir t’aider ?
- Mais tu connais
rien à la plomberie. T’étais programmeur.
- Ca sera toujours mieux
que de glander toute la journée. Même si tu me payes pas, ça m’apprendra des
trucs. On sait jamais, ça peut toujours servir.
- J’ai pas envie de
travailler. J’ai pas envie de rentrer, Brigitte va ma regarder et ça m’énerve.
- Vous remettez
ça ?, lança-t-il brusquement au serveur qui débarrassait une table
voisine.
Yvon regarda les deux
consommateurs à la dérobée derrière ses lunettes de soleil. Le programmeur
avait le même âge que l’autre, la trentaine, il était châtain, barbu, habillé
baba cool.
- Fait chier. On peut même pas dire qu’on va partir au soleil, on y
est déjà.
- Justement, on n’a qu’à
profiter. Y a des minettes plein la plage.
- C’est pas que je sois
en manque.Brigitte est bien foutue. Elle dit jamais non. Mais je sens qu’elle désapprouve mes journées et ça me gâche la vie.
- Tu te sens pas libre,
quoi.
- C’est ça. Y a
qu’ici que je me sens libre. Je voudrais bien une piaule pour écouter du blues
avec des potes, avec des cendriers pas vidés. Elle est gentille, elle a un beau
cul, mais elle me colle.
- Mais t’aurais plus de
fric, faudrait bien bosser.
- Tu l’as dit bouffi. Je sais pas quoi faire.
- Finis ton demi, qu’on recharge. Moi c’est un peu pareil avec
Florence. Sauf que toi tu pourras toujours trouver un petit dépannage au noir
si tu crèves la dalle, alors que moi plus personne ne me prendrait en
informatique.
Yvon pensait à son travail à
E.D.F. et à sa femme. Il aimait ses deux gosses, un garçon de dix ans et une
fille de huit, et si sa femme ne l’avait pas autant énervé par ses refus il
l’aurait aimée aussi, pensait-il. Même si l’idée de tout plaquer quand il
n’avait pas pu baiser l’effleurait, ça lui était insupportable d’imaginer un
divorce simplement à cause de ça. Et ces deux types n’étaient pas contents. Le
monde était vraiment bizarre. Yvon l’aurait trouvé encore plus bizarre s’il
avait su que ses deux voisins de bar avaient pour compagnes les associées du
Docteur Laplace.
*******************************
- Je vais vous donner ce que vous voulez.
Il n’y avait rien d’autre à
faire devant un malade saisi d’une telle crise de manque. Geneviève Laplace se leva pour aller
chercher une boîte de méthadone. Son visiteur bondit, et lui serra le poignet à
lui faire mal.
- N’allez pas faire de connerie, hein.
Des larmes de douleur dans les yeux, elle parvint à
répondre :
- Je vous donne ce que
vous voulez, mais je vous demande de rester quelques minutes ici pour que je regarde si vous n’êtes
pas malade. Vous avez ma parole que ce n’est pas pour vous dénoncer. Je suis
médecin, pas flic. Et vous n’êtes sûrement pas en bonne santé.
Tao prit la boîte de comprimés,
la déchira, en avala un avec le verre d’eau qu’elle lui tendait.
Progressivement le manque cessa de le faire souffrir, et il commença à
entrevoir qu’il pourrait peut-être tirer profit de la situation. Geneviève lui
prit la tension, fit une grimace qu’il ne vit pas, examina les bras couverts de
piqûres pas nettes, désinfecta un peu, et, voyant que l’apparence de son
patient était plus calme, commença doucement à le questionner :
- Est-ce que vous mangez
tous les jours correctement ?
- Si j’avais du fric.
Mais tu peux peut-être m’en donner ?
- Je veux vous aider. Pas parce que vous me menacez, mais parce que
c’est mon métier de soigner les gens, et vous êtes malade. Si vous laissez
votre couteau ici, je vous emmène chez moi pour parler un peu.
Geneviève ferma le cabinet,
après avoir mis le téléphone sur répondeur. Elle n’était pas de garde, son mari
était parti en déplacement, et elle sentait de plus en plus nettement qu’elle devait aider ce jeune homme,
sans savoir trop comment. Elle s’en sentait en tout cas la force.
Arrivée chez elle, elle lui
proposa de couler un bain. Cela l’apaiserait sans doute, et de toute façon il en avait bien besoin, vu
son état de saleté. Il tremblait, de fatigue, de la tension de ne jamais savoir
s’il aurait sa dose à temps. Elle lui donna une autre boîte de méthadone pour
qu’il se sente rassuré à ce sujet, et le laissa dans la salle de bains après
avoir disposé des serviettes propres et un peignoir. Puis elle s’occupa de
faire à manger. Un repas ? Qu’est ce qui serait bon pour lui, aurait-il
faim ? Fallait-il mettre du vin sur la table ?
Elle disposa sur une table basse
un repas froid, avec des olives, du chorizo, des feuilles de vigne farcies, de
la feta, des fruits, pas d’alcool, se réservant d’ouvrir une bouteille de
Chianti s’il insistait. Elle était résolue à attendre qu’il parle, qu’il se
confie, s’il arrivait à se détendre.Elle s’imaginait le présentant à un groupe
de réinsertion.
Lui, dans le bain moussant,
avait envie de fumer, et échafaudait des projets bancals pour soutirer du fric
ou de la dope. N’ayant rien à fumer, il commença à avoir vaguement faim. Il
sortit du bain, s’essuya, enfila le peignoir et la rejoignit au salon. Elle
était belle, mais aussi aguichante qu’une pastoresse luthérienne, pensa Tao qui
avait eu le privilège d’en rencontrer chez les Scouts. Soudain intimidé, il
demanda s’il pouvait fumer.
Elle alla chercher un cendrier
en lui offrant de grignoter ce qui lui faisait plaisir. Il commença à manger
une olive, puis une autre.
- J’aurais bien bu un
pastis.
- Il me reste un fond
d’Ouzo, répondit-elle, et elle se leva pour aller chercher la bouteille au bar.
Elle le servit, puis, incapable
d’attendre qu’il soit repu :
- Racontez-moi comment vous vivez.
Il se renfrogna.
- Bon, vous me raconterez
plus tard, dit-elle en prenant une olive.
*******************************
Yvon rentra au village vacances
à l’heure du repas. Sa famille était déjà attablée et mangeait gaiement des frites. Sur les plateaux de
plastique écornés figuraient des petits pots de glace et des jus de fruits. Il
alla faire la queue avec son plateau, qu’il garnit d’une brochette, de
ratatouille, de fromage de chèvre et d’une demi bouteille de côte de Provence.
Quand il s’assit près des siens, ils en étaient à la glace, et l’ignorèrent,
pris dans leurs rires complices. Il mangea, l’esprit ailleurs, malheureux. Sa
femme Danielle proposa aux enfants une promenade, et il se dépêcha d’engouffrer
ce qui restait pour les accompagner, sombre.Comment me voient-ils ? Je
suis rabat-joie, pensa-t-il. Il était déjà sûr que, les enfants couchés, sa
rancoeur des refus passés bloquerait les avances qu’il aurait voulu faire à sa
femme. Il avala encore un comprimé pour trouver le sommeil plus facilement. Ne
pouvant pas dormir, il sortit faire un tour.
*******************************
- Je peux quand même vous demander votre nom ? questionna
gentiment Geneviève.
- Tao, répondit le jeune homme, en raflant une rondelle de chorizo.
- Vous avez une
famille ?
Subitement, il se mit à pleurer.
Surprise par cette détresse inattendue, elle le prit dans ses bras et le berça,
en répétant :
- Pauvre petit, pauvre petit ...
La tête brune blottie contre sa
poitrine cherchait ses seins. Puis il se redressa et l’embrassa malgré qu’elle
détourne la tête dans une dernière protestation de forme.
- Tao, je suis
mariée ...
Comme enragé, Tao la bascula sur
le canapé, l’embrassa encore et se pencha pour trousser haut le tailleur beige.
Il arracha presque le slip et plongea la tête entre ses cuisses, comme un
Bédouin qui aurait trouvé une source après des jours de marche dans le désert.
Elle haletait, sans résistance. Quand ils furent un peu assouvis, Tao la
retourna à plat ventre.
Le postérieur d’un blanc
crémeux, à la rondeur parfaite, au grain de peau délicat, n’évoquait plus en
rien une pastoresse luthérienne (malgré que l’Eternel, qui avait créé les
orchidées, les couchers de soleil et les clairs de lune, dans son amour de
l’Humanité, ait certainement doté les pastoresses d’un postérieur). Tao posa
ses mains sur les tendres hanches de Geneviève, et les souleva avec douceur
Elle accompagnait le mouvement
comme une danseuse se laisse conduire, et il la pénétra voluptueusement, avant
de la chevaucher lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Geneviève, le
visage caché sous ses cheveux châtains, gémissait doucement, sans penser. Il finit
par s’effondrer sur elle, et écarta de sa bouche la chevelure pour poser ses
lèvres sur la joue enflammée de plaisir.
*******************************
Pierre et Patrick sortirent en
titubant d’une camionnette, qui les avait ramenés par miracle jusque devant la
villa de Brigitte Vandevelde, après des libations répétées et des projets de
plus en plus confus. Pierre eut du mal à mettre la clé dans la serrure, et
entra en jurant. Patrick le suivit, et ils se dirigèrent vers le bar du salon
pour voir ce qu’il restait à boire. Brigitte ne s’était pas levée à leur
entrée, et maintenant pleurait doucement.
La table était mise pour deux,
et elle avait préparé le repas que son amant préférait. C’était déjà froid.
Pierre alla vomir en se cognant
aux murs. La porte des toilettes, restée ouverte, ne laissait rien ignorer de
ses déboires. Patrick se tourna vers Brigitte et lui déclara d’une voix
pâteuse :
- Il vous aime, Brigitte.
C’est parce qu’il est malheureux qu’il a bu comme ça. Et il est malheureux
parce qu’il vous fait souffrir. Vous comprenez, hein, Brigitte ?
Ravalant ses sanglots, Brigitte
lui répondit :
- Rentrez chez vous, Patrick. Florence aussi doit vous attendre. Je
vais vous raccompagner, ajouta-t-elle en voyant qu’il perdait l’équilibre.
Elle le laissa devant chez son
associée, peu soucieuse d’assister aux retrouvailles. Quand elle rentra chez
elle, Pierre cuvait tout habillé sur la banquette du salon. Elle jeta le repas
à la poubelle et alla se coucher avec un somnifère.
Dans la camionnette cuvait
également un autre homme, que les deux copains avaient rencontré au café. Ils
ne savaient rien de lui sinon qu’il s’appelait Yvon. L’inconfort de sa position
et le froid du petit matin le réveillèrent. Il se demanda où il était.
Il sortit, alla pisser contre
une murette, et regarda la villa cossue, de style méridional, devant laquelle
il avait passé la nuit. Il ne savait pas comment rentrer au village E.D.F., et
ne pouvait pas sonner à cinq heures et demie du matin pour demander son chemin,
même si c’était là qu’habitait un de ses compagnons de beuverie. Il se rappela
vaguement de projets de voyage à Avignon. Il décida de s’allonger contre la
murette, côté intérieur de la propriété, de telle façon qu’on ne puisse pas le
manquer en sortant de la maison - en plus, le soleil le caressait agréablement.
Encore ivre, et imprégné de tranquillisant, il se rendormit béatement.
A huit heures, il fut réveillé
par une injonction sèche :
- Debout. Ma maison n’est
pas un asile pour les ivrognes.
Il se redressa sur un coude, et
contempla une belle femme brune, mince, attirante, mais pour l’heure
complètement furieuse.
- Comment êtes vous
arrivé ici ? Vous avez passé la soirée avec Pierre ? Je vous demande
de déguerpir, vous êtes tout juste bon à le faire boire, il n’a rien à faire
avec des gens comme vous.
- Je voudrais bien, mais
je me suis perdu. Je cherche le village E.D.F.
- Quel village
E.D.F. ? Qu’est ce que vous essayez de me raconter ?
- Je suis en vacances au village familial E.D.F., par le comité d’entreprise.
C’est en allant vers la mer quand on est au centre ville.
- Au village
familial ! Je vais vous ramener, dans votre village familial, dit-elle en
appuyant sur ces derniers mots. Il y en a bien pour dix kilomètres et je vais
dans la direction. Comme ça, au moins, je serai sûre de ne plus vous voir ici.
Il monta dans le coupé de la
dame brune, qui sentait bon, en plus d’être belle. Elle conduisit vite, dans un
dédale de lotissements dont il ne serait jamais sorti seul. Arrivée devant le
cabinet médical, elle gara sa voiture et lui fit signe de descendre :
- Voilà, c’est à un
kilomètre par là, toujours tout droit.
- Merci, madame. Merde,
pensa-t-il, dire que j’aurais pu tomber sur elle cet après-midi.
*******************************
Geneviève n’osait pas réveiller
Tao, qui dormait si bien. Elle n’osait pas non plus le laisser seul dans la
maison. Elle finit par se décider à lui caresser doucement l’épaule, après
avoir posé une tasse de café fumant sur la table de chevet.
- Tao, il faut que tu m’écoutes
avant que j’aille travailler.
- Je n’ai pas envie de
bouger. Laisse-moi ici, je ferai le ménage.
Il ouvrit les yeux :
- Ton mari ne risque pas de rentrer ?
- Non, on est tranquille jusqu’à la semaine prochaine.
- Alors laisse-moi. Bon
courage. dit-il en se retournant, l’oreiller sur la tête.
Elle sortit sur la pointe des
pieds.
Elle gara sa voiture devant le
cabinet médical et s’apprêta à rendre sa première visite. Rien d’urgent à
l’horizon, des personnes âgées qu’elle voyait régulièrement, un gosse avec une
angine dont la mère avait téléphoné à huit heures. Elle se refusa à faire des
projets d’avenir, c’était impossible, et Dieu merci son travail ne lui
permettait pas de rêver. Elle se sentait dans son corps comme elle ne s’était
jamais sentie, et ça la portait à être plus souriante que d’habitude, sa façon
à elle d’avoir envie d’embrasser tout le monde. Même le danger d’avoir eu un
rapport sexuel sans préservatif lui paraissait lointain. Il faudra quand même
que nous fassions des tests, décida-t-elle, sans angoisse.
*******************************
Yvon trouva sa famille en train
de prendre le petit déjeuner. Danielle le salua d’un air distrait. Son petit
garçon Sylvain lui demanda :
- Ou est-ce que tu étais,
papa ?
Mais la question ne portait aucun jugement, les papas ont des
occupations mystérieuses qui les retiennent parfois sans qu’un gamin s’en
inquiète. La petite fille, Anne, vint se mettre sur ses genoux.
- Tu me lis un livre ?
Il ne pouvait pas refuser. Il
avait envie de pleurer, et de dormir. Mal à la tête. Les mains qui tremblaient.
Il lut une histoire à Anne d’une voix un peu fébrile, comme ses mains quand il
tournait les pages. Puis comme tout le monde se préparait à aller à la plage,
il alla se coucher dans la chambre aux volets fermés sans donner d’explication.
On ne lui en demanda d’ailleurs pas.
Sur son lit, sans crainte d’être
dérangé, Yvon se sentit à nouveau envie de faire l’amour, ou plutôt de
satisfaire son imagination. Les images tourbillonnaient, et il revenait toujours
à l’évocation de Danielle, de sa chair familière qui l’obsédait. Il commença à
se caresser doucement, puis renonça, furieux contre lui-même, non pas qu’il
avait un interdit à ce sujet, mais parce qu’il se contenterait à nouveau d’un
ersatz, une fois de plus, comme un adolescent ridicule. Puis il changea encore
d’avis et décida que ça le détendrait peut-être, et que demain serait un autre
jour.
Le mal de tête allait croissant
au fur et à mesure qu’il se concentrait pour obtenir une évocation plus précise
du corps de sa femme.
A la fin, crispé comme un
constipé sur le trône, il tira quelques gouttes de sa verge à demi érigée.
Dépité, pas plus détendu qu’avant,
il se tourna rageusement sur le côté pour essayer de trouver le sommeil. N’y
parvenant pas, il se leva pour prendre un comprimé, et, sur une impulsion,
comme s’il réglait un vieux compte avec toute l’humanité, il avala tout le
contenu du paquet. puis il attendit, un peu angoissé.
*******************************
Le Docteur Laplace se rendait,
sans trop s’alarmer, au village E.D.F. après un coup de téléphone. Un
pensionnaire avait fait une tentative de suicide aux tranquillisants. Arrivée
sur place, on la conduisit à une chambre, où une femme et l’infirmière du camp
assistaient un homme brun, pâteux, qui s’efforçait à vomir dans une cuvette.
Elle reconnut son patient de la veille, et partit avec lui en suivant
l’ambulance des pompiers qui avaient été appelés en même temps qu’elle. De ce
ringard aussi elle était responsable, pensa-t-elle.
Yvon
fut pris en charge à l’hôpital, ses jours n’étaient pas en danger. Lavage
d’estomac, puis repos. Lui indiquer une psychothérapie quand il va émerger,
pensa le Docteur Laplace. Elle prit aussi le temps de parler à sa femme.
- Votre mari a des problèmes
professionnels en ce moment ?
- Non. Pas de graves en
tout cas, Docteur.
- Des problèmes
affectifs ? demanda doucement le Docteur.
- Non. Il est nerveux
depuis le début des vacances, concéda Danielle.
- Nous n’avez aucune idée
de la cause de cet énervement ?
- Non, conclut Danielle
avec un geste d’agacement.
Il était trop difficile de
trouver le biais pour parler de la consultation qu’elle avait donné à Yvon.
Geneviève se rappelait aussi ses propres paroles : je suis une femme. Elle se rappelait
aussi de la nuit qu’elle avait passé avec Tao. Son visage ne montra aucun
trouble, aucun doute, quand elle suggéra :
- Il faudra qu’il
voie un psychologue quand il ira mieux. Éventuellement vous aurez peut-être à
participer au traitement, au moins en allant discuter avec ce psychologue. Vous
pouvez rejoindre vos enfants, votre mari est hors de danger.
Avant de retourner à son
cabinet, Geneviève eut une entrevue avec le psychiatre de l’hôpital, c’était le
minimum de la part du médecin qui avait prescrit les tranquillisants.
- Et vous n’avez pas eu
envie de le consoler ? plaisanta le psychiatre.
- Vos plaisanteries
n’amusent que vous, il aurait quand même pu y rester.
Puis, après avoir visité ses
derniers patients, qui ne l’étaient plus du tout, elle rentra chez elle.
Geneviève eut un frisson de
brève panique quand elle vit que la voiture de son mari était garée devant chez
elle. Elle se prépara à une scène, à toute vitesse, en toute urgence. Il n’y
avait personne dans le salon. Elle résista à l’envie d’appeler :
Paul ? ou Tao ?
La porte de la chambre était
ouverte. Elle entra, et resta saisie : sur le lit, deux corps d’hommes
enlacés, tête-bêche, gémissaient
de plaisir. Elle sortit précipitamment, fonça à sa voiture, et roula jusqu’à
chez Brigitte. Personne. Elle repartit, cette fois chez Florence, qui était de
garde, se rappela-t-elle. Une odeur de barbecue flottait aux alentours. Sur une
balancelle, Pierre et Patrick sirotaient du pastis, pendant que Brigitte et
Florence retournaient les brochettes. Devant ce cliché d’un bonheur domestique
de notre siècle, elle fut prise d’un fou-rire incommunicable et accepta
l’invitation qui lui fut faite de se joindre à eux.
*******************************
Après quelques scènes cinglantes
et glaciales, Paul partit avec Tao. Tao devait mourir quelques mois après à
Rotterdam d’une overdose. Paul le suivit cinq ans plus tard, mais c’est du sida
qu’il mourut.
Geneviève est séropositive,
mais, grâce à la trithérapie, elle ne se sent ni malade, ni condamnée. Elle
élève sa fille Yasmina, une enfant aux traits doucement asiatiques née peu
après sa rupture avec Paul - ce qui a fait jaser Muriel Danchot, mère presque
en même temps :
- Des partouzards, ces
toubibs. Ca voudrait donner des leçons, a-t-elle ajouté en clignant de l’oeil
vers un consommateur.
Geneviève sait que si elle
meurt, ses deux associées, qui ont plaqué leurs chercheurs de fortune, ont déjà
adopté sa fille devant notaire, en secret. Yasmina n’est pas séropositive.
Yvon suit une psychothérapie qui promet d’être
longue. Danielle, conviée au début par le thérapeute, s’est fait ligaturer les
trompes et s’est inscrite dans un groupe d’expression corporelle et de
gymnastique chinoise réunies. Elle ne se refuse plus systématiquement à Yvon,
depuis qu’elle couche avec Baptiste, le moniteur de son groupe. Au contraire,
elle est plutôt bonne fille quand elle revient de chez lui.
- Mais ton mari ne
se doute de rien ? demande Baptiste, un sourire en coin.
- Penses-tu, il a
mon cul de temps en temps, et comme il ne sait pas que je viens de chez toi,
qu’est-ce que ça peut lui faire ? répond Danielle, angélique, avant de
cueillir un baiser sur les lèvres de son amant. Elle lui caresse, d’une main
légère comme un souffle, sa poitrine, son sexe, puis ses fesses, et déguste amoureusement des yeux le corps
qui se tend au devant d’elle.
Et Yvon, bien calmé par son traitement et la sollicitude de
Danielle, va beaucoup mieux.
Philippe le Bon.
J'ai toujours
traîné comme mon ombre l'angoisse sourde d'être un imposteur. Un imposteur dans
tout. Un élève qui reçoit le premier prix alors qu'il a copié. Un communiant
qui reçoit l'eucharistie alors qu'il est en état de péché mortel. Un Juda
potentiel pour l'ami qui m'étreint les mains, larmes aux yeux, en m'assurant
qu'il n'a jamais eu d'ami comme moi. Un hypocrite qui contient à grand-peine
une envie de ricaner à l'enterrement d'un être cher. Un cynique qui abuse de l'amour d'une femme, recevant ses
tendres baisers alors que, en pensée, il est déjà ailleurs.
Je
travaillais alors dans le service informatique d'une boîte d'Ile-de-France,
petite chaîne de magasins d'alimentation, dans une ambiance patriarcale et
réactionnaire, où toutes sortes de chefs grands et petits exerçaient leur
pouvoir aussi absolu que mesquin. Je les avais bien entendu bernés lors de mon
embauche, allant faire couper mes cheveux trop longs chez le coiffeur, revêtant
pour l'occasion un costume un peu élimé mais bien convenable, et affichant
hypocritement un désir de faire carrière dans leur service si attrayant. Je
n'en pensais pas un mot : les programmeurs rangés comme dans une classe d'école
primaire, alignant soigneusement des instructions en langage cobol, sur une
trame qui ne leur laissait aucune possibilité d'improvisation ou d'initiative,
riant servilement aux lourdes blagues misogynes ou racistes du jeune potentat
local, tout cela me semblait un purgatoire uniquement destiné à m'assurer des
allocations chômage au moment où je serais viré. Aussi bête que cela paraisse,
il y avait une façon de donner des instructions à un robot. Il convenait de ne
rien oublier, un IBM 360-30 ne se serait jamais arrêté si l'on n'avait pas pris
soin de lui préciser de s'arrêter lorsqu'il arrivait à la fin de la lecture
d'une bande magnétique. Ces machines avaient aussi, comme les dinosaures, une
minuscule cervelle pour un grand corps. Le programme à exécuter ne devait pas
être trop volumineux, il fallait rechercher une concision absolue dans la
séquence d'instructions que l'on rédigeait dans une sorte d'anglais basique, le
cobol. Il en résultait, à mes yeux, une certaine élégance dans le raisonnement.
Mais dans ce service, le raisonnement était déjà fait par un plus haut placé,
il ne fallait plus que le traduire phrase par phrase en cobol, sans avoir eu
quoi que ce soit à dire sur la syntaxe. Pour moi, c'était un motif
supplémentaire de considérer ces gens comme des bœufs. Tout ceci, y compris
l'intérêt réel que je prenais parfois à programmer, si l'on me laissait un
minimum d'initiative, aurait été absolument dénué de sens pour mes amis
gauchistes. Et d'ailleurs, le simple fait de porter un quelconque intérêt pour
un travail salarié, au service du patronat, puait déjà la collaboration de
classe.
À cause de
cela, je n'étais pas non plus sans tache parmis les gauchistes. Pour mes
relations dans ce milieu, j'étais un col blanc qui s'encanaillait. Jamais je
n'ai pu m'engager dans un groupe, ni Lutte Ouvrière, ni les Jeunesses
Anarchistes Communistes, ni même le Comité d'Action de la Place des Fêtes… À
chaque essai, je découvrais d'excellentes raisons de ne pas m'affilier, que
cela soit un détail fâcheux dans leur idéologie ou dans l'histoire de leur
mouvement, ou l'antipathie irrémédiable que m'inspirait tel ou tel leader trop
autoritaire. Là, j'étais cependant sincère, je n'aurais pu m'engager dans un
groupe que j'estimais traîner de telles casseroles, mais je ne pouvais
cependant pas m'empêcher de penser que, en réalité, c'est parce que ça
m'arrangeait bien, de me défiler devant les corvées de collage d'affiches, de
vente aux sorties de métro, d'assemblées générales, que j'étais un
révolutionnaire en peau de lapin, un imposteur, comme à l'accoutumée… S'il
existait une tunique de Nessus de l'imposture, j'en aurais été le mannequin
vedette.
Je vivais
alors avec une jeune femme aux mœurs, comme on disait à l'époque, libérées. Il
n'était pas question de perpétuer dans notre vie privée les us et coutumes de
l'ancien monde bourgeois. Aussi, se réclamant de Fourrier, de Sade, d'Emma
Goldman ou même de Wilhem Reich, chacun mettait un point d'honneur à faire les
yeux doux à la première personne venue qui partageait peu ou prou ses idées
révolutionnaires, et à accepter avec un sourire plein de naturel que sa
compagne ou son compagnon agisse de même. Là encore, j'étais un mauvais élève.
Je ne pouvais pas m'empêcher de remarquer secrètement, avec aigreur, que
c'étaient toujours les leaders qui étaient les plus libérés, comprenez qui
changeaient le plus souvent de partenaire, que leur compagne à eux pratiquait beaucoup
plus rarement cette hospitalité charnelle, que moi, un peu empoté, un peu
sentimental (sentimental petit-bourgeois, bien entendu), je ne trouvais jamais
personne pour me consoler lorsque mon amie était choisie par un coq de
basse-cour gauchiste.
Tout cela
était évidemment la preuve de ma mesquinerie, de mon étroitesse de vues, du
manque de sincérité de mon engagement dans la construction d'un monde nouveau.
Et le même manque de sincérité, quand je tentais ma chance vers une autre
militante, me privait évidemment de toute chance de succès : je n'étais pas
sincère, tout simplement parce que je n'avais pas envie de coucher avec une
autre femme que la mienne. J'étais même très malheureux que celle-ci couche
avec un autre. Je n'étais donc pas un bon gauchiste. Pas plus qu'un bon
programmeur. J'étais une sorte d'agent double à l'aise nulle part.
La seule
chose où je ne me sentais pas tricher, c'était ma souffrance à ces moments-là,
la main froide et cruelle qui semblait étreindre, très physiquement, mon cœur,
la détresse et la désespérance qui m'habitaient en permanence. Seul l'alcool
m'apportait, de façon éphémère, quelque apaisement. Mais je savais que c'était
une voie sans issue, et que chaque verre contenait autant de mort que de
soulagement. Je n'aurais pu me confier à nulle oreille compatissante : pour les
gens normaux, je payais la folie de mes idées et de mes fréquentations, et,
pour les gauchistes, j'étais simplement trop possessif, trop sentimental-petit
bourgeois, et même trop bourgeois tout court. Quant à ma compagne, j'étais pour
elle un macho quand je lui faisais des reproches, et je n'étais tout simplement
plus rien du tout quand elle agissait en sorte de provoquer ces reproches. Je
m'appliquais à respecter la norme du libertinage généralisé, souffrant donc de
ne pas vivre tout simplement une histoire d'amour à deux. Enfin, pour qu'il ne
soit pas dit non plus que j'étais une innocente victime de méchants dragueurs
et de nymphomanes sans cœur, je portais le remord d'avoir fait pleurer, en lui expliquant
doctement qu'elle devrait, si le destin le voulait ainsi, accepter avec le
sourire de me partager avec une autre élue, d'avoir fait pleurer mon premier
amour, celle qui avait ensoleillé mes années d'étudiant, et que j'avais perdue.
Je ne savais plus qui j'étais.
J'avais fini
par échouer dans cette bonne ville de Meaux, où j'avais passé mes années de
lycéen. Années formatrices, où j'avais construit mes illusions et mes idéaux.
Meaux avait l'avantage de m'éloigner quelque peu du théâtre de mes frasques
post-soixante-huitardes, provocations, beuveries, nuits blanches à refaire le
monde, et, ce n'était pas ce qui tenait le moins de place, errements
sentimentaux. Mes années de lycéen, mes humanités, le mot un peu suranné ne me
déplaît pas, avaient été marquées, donc, par ces vastes inspirations, suivies
de profonds soupirs à la Chateaubriand, "levez-vous donc, orages
désirés…" Ces orages désirés éclatèrent en 68, et apportèrent bien des
bouleversements. Mais je dois dire qu'ensuite, pendant des années, je ne fis
que patauger dans les flaques qui témoignaient, sur le sol, qu'il s'était bien
passé quelque chose.
J'aimais la
vieille ville de Meaux pour ses jardins, le parc des Trinitaires et ses grands
arbres, le long de la Marne, le jardin Bossuet entre la cathédrale et les
remparts. La cathédrale elle-même était pour moi un endroit magique sinon
sacré. Elle s'imposait au milieu de la plaine de Brie, en cela elle n'avait
rien de très original, mais, ensuite, quand on s'en approchait, elle devenait
unique. L'une des deux tours de sa façade ouest était inachevée, coiffée d'un
toit d'ardoises, et nommée pour cela la Tour Noire. Le contraste entre, du dehors, la colossale façade si
sombre, les saints et les rois patinés par les fumées d'usine et les intempéries,
martyrisés par les révolutions, et, à l'intérieur, les colonnes pures, dont la
pierre renvoyait d'autant plus de lumière que peu de vitraux étaient de
couleur, et qu'aucun chauffage n'avait jamais noirci les murs, ce contraste me
semblait porter un sens caché. J'aimais aussi surprendre la voix de l'orgue si
j'entrais par hasard pendant une répétition dans la nef déserte.
Pendant mes humanités au lycée de
Meaux, donc, je fus saisi par le désir d'un destin autre que celui qui m'était
promis, dans un monde libéré des injustices et des contraintes. Je ne voulais
pas être prof, ni employé de bureau, ni ingénieur, je ne voulais pas d'une vie
conjugale comme celle de mes parents, je voulais faire le tour du monde et
pratiquer trente-six métiers, les plus virils et les plus aventureux possibles.
J'avais fait d'Alexis Zorba, de Nikos Kazantzakis, mon livre de chevet. En même
temps je me rangeais instinctivement du côté des beatniks, des opposants à la
guerre du Viêt-Nam, des provos d'Amsterdam. Je n'avais pas encore la culture
politico-historique pour me revendiquer des Canuts ou des Communards, cela
viendrait plus tard. J'avais un ami qui partageait mes aspirations, et, les
jours de congés, après avoir passé la matinée à nous endurcir sur le stade,
nous allions boire du rhum à la bouteille en rêvant à notre tour du monde. Nous
avions trouvé un endroit tranquille, et propice à nos délires. C'était le Vieux
Chapitre, derrière la cathédrale, un bâtiment médiéval sur la façade duquel
montait un escalier. Nous allions nous asseoir en haut de ses marches, contre
une épaisse porte de bois lourdement ferrée, et, là, ne s'offrait plus à nos
yeux qu'un décor vieux de plusieurs siècles, la cathédrale, la cour pavée, le
palais épiscopal, des dépendances plus modestes mais très anciennes. Nous
avions vaincu le temps qui nous imposait de vivre une époque que nous trouvions
mesquine et mercantile. Nous ne redescendions les vénérables marches du XIIe
siècle que saouls au point de trébucher, regagnant à grand-peine la gare et le
train de banlieue qui nous ramenait chez nous, évitant ensuite de parler de
trop près à nos parents.
………………
Et pourtant,
c'est humblement, dans un bureau, que je revenais, presque dix ans plus tard,
hanter les lieux. Ma compagne et moi avions trouvé un studio refait à neuf,
dans une ruelle sombre, au rez-de-chaussée d'une vieille maison qui avait dû
abriter des générations de petites gens. On y arrivait après avoir traversé une
cour étroite, dans les odeurs de mazout brûlé du petit chauffage que j'avais récupéré.
J'allais travailler en vélo, pénétrant dans la cour au milieu des
manutentionnaires et des magasiniers des entrepôts de l'Union Commerciale. Seul
mon col blanc me différenciait d'eux, mais, dans leurs cottes bleues, ils
sentaient bien la différence. Quant à mes collègues programmeurs, tout en
garant leurs petites voitures neuves, ils me regardaient avec un mépris
discret. Dans la même rue, la sucrerie fumait à plein régime au moment des
campagnes de betteraves. Oui, la sucrerie, non la friandise, mais une
raffinerie sale, bruyante et puante, aubaine des travailleurs saisonniers dont
j'aurais presque envié le sort à côté du mien.
J'avais, bien
entendu, cherché à retrouver des condisciples de mes années au lycée. Cela
n'avait guère été difficile, et l'un d'entre eux, qui avait fait carrière sur
place, m'avait accueilli chaleureusement. Toi, au moins, disait-il, tu ne t'es
pas laissé bouffer par la société. Tu es resté pur. Cela m'allait droit au
cœur, mais, en moi-même, je savais combien cet éloge était usurpé, j'entendais
les ricanements bruyants des vrais gauchistes
s'ils avaient été présents à ce tressage de couronne de laurier, bref, je
ressentais secrètement tout l'opprobre qui menace un imposteur, lorsqu'il est
reçu dans une famille où on l'a pris pour quelqu'un d'autre.
Cet ancien
camarade, que nous appelions familièrement par son nom de famille, Robyn, vint
me proposer un soir une invitation à une soirée dansante, dans la grande salle
de l'hôtel de ville. C'était, en principe, un bal costumé, mais il était donné
dans des circonstances curieuses : un professeur de philosophie du lycée,
amoureux d'une de ses élèves, qui ne le lui rendait pas, l'avait décidé, en son
honneur. Lui-même viendrait costumé, mais il serait certainement le seul à
l'être, et je n'avais qu'à me vêtir comme à l'accoutumée. Cet amour non payé de
retour, qui n'était pas sans m'évoquer l'Ange Bleu, était pathétique, et il
aurait été cruel de se moquer du professeur. Par contre, la jeunesse dorée de
Meaux, imbue d'elle-même, superficielle, aurait mérité d'être symboliquement
souffletée, en paroles au moins, par quelque viril invité inattendu. Je devinai
du moins que c'est ce qu'attendait mon ami. C'était un rôle pour moi, un
imprécateur plein de morgue, envoyant quelques vérités en pleine figure de
jeunes bourgeois trop ramollis pour se rebeller. Car, en plus, mon ami pensait
que j'étais costaud.
C'était vrai,
mais d'une certaine manière. La pratique régulière de l'haltérophilie m'avait
doté d'une bonne paire d'épaules, et je pouvais soulever des poids que le
commun des mortels ne décollait du sol qu'à grand-peine. Mais, de là à dire
costaud… Tout cela n'était, comme le reste, qu'apparences. Mes années de vie à
Paris m'avaient, à de nombreuses reprises, placé au milieu de bagarres de rues
et d'échauffourées, et je n'avais pas ces qualités de chat en colère, pugnace,
teigneux, qui font qu'on redoute un costaud.
J'étais trop lent, placide, indécis, trouillard, peut-être, pour ce genre de
talent. J'y avais bien entendu trouvé une parade en me décrétant non-violent.
Mais, comme pour le reste, ce n'était qu'un masque commode pour me donner une
contenance. Grâce aux haltères, on me prenait pour un costaud. Grace à la
non-violence, je n'étais pas mis en demeure de prouver ma force en terrassant
les méchants. Il n'y avait qu'un seul moyen de me faire sortir de mes gonds, et
que je me batte comme un chiffonnier, c'était de me faire boire. Lorsque
j'étais bien saoul, je n'avais peur de rien. Lorsque j'étais bien dessaoulé, je
me traitais de pauvre type.
Il advint
donc que Robyn, puisque Robyn il y a, renseigné par ma compagne, vint me
chercher un soir au gymnase, et fut impressionné par mes modestes talents de
leveur de fonte (j'étais très loin d'être un champion, même si je levais plus
que la moyenne.) J'acceptai ses compliments de bonne grâce, roulant des épaules
en remettant mes vêtements de ville, et ce fut ensuite qu'il m'invita, dans
l'intention sournoise que je me conduise en provocateur à ce bal costumé.
Flatté qu'il m'ait pris pour un tel redresseur de torts, mais conscient de mes
secrètes faiblesses, je m'étais préparé, ce soir-là, en buvant un certain
nombre de bières, et même de whiskies, pour y trouver l'assurance qui me
faisait défaut.
Je montai
donc les marches de l'hôtel de ville ce soir d'hiver, enflant ma poitrine comme
un héros de peplum, essayant d'afficher un visage farouche. La première
personne que je vis, c'est un Prince, ou un Duc vêtu d'une longue robe noire et
d'une toque fourrée, imposant, dominant de sa haute taille l'assemblée de
lycéens qui emplissait la salle. De fait, il était le seul costumé, et cela lui
allait bien. Sa folie amoureuse le hissait presque au rang du personnage dont
il portait l'habit. Il avait du cran, seul, au milieu de cette jeunesse qui le
prenait pour un vieux fou, voire un vieux cochon. Je le saluai, et, assez
ignorant en histoire médiévale, lui demandai en quel personnage il était
déguisé. Soulevant le collier qui ornait sa poitrine, il me répondit :
- Ceci
est l'ordre de la Toison d'Or. Il indique mon titre et mon nom : Philippe le
Bon, Duc de Bourgogne.
La soirée se
passa sans que j'aie à corriger qui que ce soit. J'étais soulagé, mais je
commençais à m'ennuyer : mes vingt-sept ans me rangeaient, aux yeux de cette
jeunesse, dans une autre génération. Moi-même, je ne me reconnaissais ni dans
leurs conversations, ni dans ce qui les faisait rire, ni dans la musique qu'ils
écoutaient. Quant à la puissance invitante, son statut de professeur, ses
cheveux gris, et son costume, le plaçaient carrément hors de cette époque,
comme s'il était descendu par mégarde d'une tapisserie.
J'avais pas mal bu, et certains
détails, certains méandres de la soirée, m'ont échappé. Toujours est-il que le
professeur abandonna son déguisement après minuit, pour reprendre une apparence
de professeur. Étonné moi-même par l'étrangeté de ma requête, et par ma
hardiesse à la formuler, je m'entendis lui demander s'il pouvait me prêter ce
fameux costume, pour le restant de la nuit, mais dans l'intention de le porter
ailleurs que dans cette salle de bal. Il me l'accorda, et je me retrouvai vêtu
ainsi pour une balade dans les rues désertes.
J'aimais
toujours autant les rues la nuit. Jadis, je les avais parcourues avec mon ami
des rêves de tour du monde, mais, à l'heure où nous déambulions, il y circulait
encore des passants. J'avais aussi beaucoup arpenté les rues de Paris, de Saint
Germain des Prés à Montmartre, des Tuileries au Parc Montsouris, parfois
accompagné de jeunes gens de mon âge, rêvant de révolutions à venir, sur les lieux
même où Sans-Culottes et Conventionnels avaient renversé l'Ancien Régime.
Parfois seul aussi, pleurant sur mes amours perdues. Mais ce soir d'hiver à
Meaux, j'étais dans une ivresse particulière. Une fois ou deux, je dus me
ranger contre un mur pour éviter une voiture qui ramenait des fêtards au
bercail. Ils durent capter dans le pinceau des phares une étrange vision, me
prenant pour un prêtre, ou, qui sait, un fantôme…
La fatigue et
le froid eurent raison de mes désirs saugrenus. Je regagnai mon domicile, où je
pensais retrouver ma compagne, qui avait quitté la soirée avant moi. Elle était
là, en effet, mais elle n'était pas seule. Toujours vêtu en Duc de Bourgogne,
je plongeai soudain dans le rôle vaudevillesque d'un mari trompé. Disons même
le mot, cocu. (Encore que ce mot n'était pas, dans les milieux gauchistes et
libérés, politiquement correct.) J'assumai la situation avec la même dignité
que le professeur, lorsqu'il s'était retrouvé seul déguisé au milieu de ses
élèves et anciens élèves méprisants. Détail qui a peut-être un sens, qui sait,
dans cette nuit si ésotérique, le garçon couché dans mon lit, à ma place, était
le frère de la jeune fille courtisée par le professeur.
M'excusant
d'un air magnanime pour les avoir interrompus, je filai à la cuisine, chercher
un fond de whisky au mileu des bouteilles. Je trouvai mieux qu'un fond, je
n'aurais pas besoin de somnifère ce soir-là pour m'endormir. Mais où ? Malgré
les invitations me pressant à rester chez moi, (pas dans le lit, tout de même !
dans un sac de couchage, par terre ?), je pris congé d'un air quasi ducal, la
bouteille à la main, comme des clés, ou une dague, ou un flambeau, mais que
diable Philippe le Bon aurait-il pû donc tenir ? Peu importait, je m'octroyai
une première rasade aussitôt passée la porte, puis une seconde une fois dans la
rue. Geste bouffon qui me faisait certainement plus ressembler à un pochard
qu'à un Duc de Bourgogne… Mais nul témoin n'aurait pu, à trois heures du matin,
dans une telle froidure, le remarquer.
Mes pas me
conduisirent, sans que j'aie à le décider, vers la cathédrale et le vieux
chapitre. Je montai les marches en haut desquelles, dix ans auparavant, je
rêvais d'aventures viriles et intenses, de soleil, de voyages, de conquêtes
féminines, je rêvais d'un destin d'homme… Puis je m'assis, et terminai la
bouteille pour lutter contre la sensation de froid. Elle fut vide sans que
j'aie perdu conscience, à ma grande déception. Il n'était pas question de
retourner chercher autre chose à boire. Je me levai, et sentis mon corps se
balancer majestueusement comme le grand-mat d'un vaisseau amiral dans la
tempête. Il n'y avait pas encore, à cette époque, de projecteurs illuminant la
cathédrale, seule la pleine lune, dans la nuit glaciale, et quelques nuages qui
filaient comme des chats chassés à coup de torchon apportaient un peu de clarté
à la scène. Je croyais voir, dans l'enfilade du flanc nord, les gargouilles
m'inviter à les rejoindre pour déchirer le ciel, comme les diables en pierre
dans la chanson de Brel. Je m'élançai sur la balustrade. Je …
Edmond.
Edmond abandonna lentement la
main, froide depuis longtemps, de sa mère. De l'autre côté du lit, le colonel
se mit à sangloter plaintivement, ce qu'Edmond, habitué depuis cinquante ans à
de martiales injonctions quant à l'expression de ses sentiments, ne supporta
pas. Il se leva en silence, arrêta le balancier de la grande horloge, régla la
flamme de la lampe à pétrole, puis se rendit à pas lents à l'office et demanda
à la garde-malade d'aller chercher le médecin. Celui-ci habitant à deux pas, ce
n'était pas la peine de réveiller le cocher pour atteler. Ensuite, elle
procéderait à la toilette de la défunte.
Il se sentait très calme. C'est
quelques heures plus tôt, alors qu'il avait compris que tout était fini, que sa
gorge s'était nouée et qu'il était aller pleurer en silence dans l'obscurité du
corridor. Un souvenir revenait, obsédant, celui des paroles que sa mère lui
avait dites lors d'une visite quelques semaines plus tôt, quand elle était
tombée malade. On en était à la troisième garde-malade, la maniaquerie et la
rudesse du colonel avaient fait fuir les deux précédentes, pourtant, aux yeux
d'Edmond, pleines de gentillesse et de bonne volonté. Profitant d'une absence
de son père, parti faire quelques pas dans le parc pour se dégourdir les
jambes, Edmond s'était ouvert à sa
mère de ce fichu caractère qui n'encourageait guère au dévouement ces personnes
pourtant consciencieuses. Assise dans un fauteuil, elle lui avait adressé un
regard inoubliable, d'une sincérité absolue, un regard qu'il n'avait trouvé que
quelques fois chez ses amis les plus chers, un regard qui abolissait toute
notion de différence d'âge, de sexe et de liens familiaux, et mettait en
présence deux êtres humains dans leur nudité et leur amour mutuel.
- Vous savez, Edmond, si ce
n'était à cause de vous, je voudrais mourir, à présent. Il a toujours été
ainsi. Je regrette de ne pas l'avoir quitté, quand j'étais encore en âge de le
faire.
Le retour du colonel, plein de
prévenances ostentatoires envers son épouse, mit fin à la confidence, qu'Edmond
avait écoutée intensément, les yeux pleins de tendresse malgré sa surprise
aussi profonde que secrète. C'était ainsi, évidemment, il aurait du le deviner,
mais cela n'était jamais arrivé au seuil de sa conscience. En écho lui
revinrent les innombrables fois où son père lui avait déclaré, presque comme
pour lui faire la leçon :
- Edmond, si jamais couple fut
uni, c'est celui de votre mère et de moi-même. J'en connais peu d'exemple sur
cette terre.
Et en
contrepoint, ce fut une image qui se superposa cette fois aux paroles de son
père. Un seau plein de linges sanglants mis à tremper, dans les lieux
d'aisance, et que la femme de ménage avait oublié de dissimuler à ses regards,
quand sa mère, une fois par mois, était indisposée jusqu'à parfois s'évanouir
dans la journée. Il en ignora la cause jusqu'à l'âge de quinze ans, lorsque
l'un de ses camarades de pension lui expliqua quelques spécificités de
l'anatomie féminine. Et il se souvint de ces moments plus dramatiques où elle
avait failli mourir, plusieurs fois, d'hémorragies. Il s'agissait alors, sans
doute, de fausses couches.
Mais pourquoi
des fausses couches dans cette famille aux apparences pieuses ? Edmond s'était
inventé une réponse à sa mesure. Le colonel, mortifié de sa faiblesse physique
à lui, Edmond, comparée à la vigueur de ses deux aînés maintenant officiers de
carrière, avait décidé de mettre un terme à une descendance trop chétive, ou
efféminée. Il ne perdait jamais une occasion de rabaisser, dans ses paroles,
les femmes à des êtres bavards, versatiles et irresponsables. Il n'aurait pas
aimé être père d'une fille, après l'avoir été d'un semi-avorton. Mais, plus
vraisemblablement, le colonel souhaitait-il être tranquille, à l'abri des cris et
des babils de tout-petits, et jouir quand il le voulait du corps résigné de son
épouse.
Quand Edmond
était parti à la ville terminer des études de lettres classiques (une honte,
dans une famille vouée au métier des armes, mais on ne pouvait pas lui en demander
plus), le colonel l'avait pris à part d'un air paternel et complice :
- Mon fils,
nous avons dans notre famille un sacré tempérament. Vous avez quelques années
pour vous amuser avant de vous enchaîner par le mariage. Souvenez-vous que tous
les jours, je dis bien tous les jours, que Dieu m'a donnés à vivre avec votre
mère, je l'ai honorée de mes ardeurs, et souvent plus d'une fois. Montrez-vous,
à partir d'aujourd'hui, plus digne de votre sang que vous ne l'avez été jusqu'à
présent.
Edmond n'osa pas
demander s'il devait aussi se montrer digne du sang d'Emma, sa mère, qu'il
adorait en secret depuis qu'il avait des souvenirs.
À Paris,
Edmond tomba amoureux fou d'une jeune ouvrière moins délurée que ses collègues,
et l'installa dans sa chambre, espérant sans trop y croire être autorisé à
l'épouser, une fois ses études achevées. La première nuit d'amour fut un
fiasco. Il ne savait même pas où chercher le sexe de son amie, qu'il imaginait
quelque part entre le pubis et le nombril, et n'osait ni regarder, ni explorer
de sa main. Les autres nuits ne furent pas plus glorieuses, et cela dura
quelques mois, jusqu'à la lassitude résignée et au départ de sa fiancée, ainsi
qu'il la nommait, avec un camarade d'université.
Edmond voulut
mourir, et, un soir qu'il sanglotait, presque ivre mort, dans le couloir qui
menait à sa chambre de bonne dont il ne se sentait pas le courage d'ouvrir la
porte, une voisine, émue, le fit entrer chez elle. Elle écouta son récit en
l'apaisant, prenant son front brûlant contre sa poitrine, le réconfortant de
douces paroles, jusqu'à ce qu'il s'endorme. Puis elle le déshabilla, l'installa
dans son lit, s'allongea à ses côtés, et le laissa dormir jusqu'au matin.
C'était une belle jeune femme, libre de mœurs, qui posait nue pour des peintres
faméliques du quartier des artistes.
Au petit
matin, elle ouvrit les rideaux et la chambre s'emplit de soleil et de l'odeur
du café qu'elle préparait, laissant le pudique Edmond filer vers le paravent.
Elle lui saisit la main alors qu'il s'apprêtait à se rhabiller, tira les draps,
retira sa chemise, puis après avoir doucement recouché son hôte et allumé ses
ardeurs, elle s'installa sur lui, avec un sourire de madone. Ils ne quittèrent
pas la chambre ce jour-là, et Edmond pénétra dans un univers de merveilles.
C'est ainsi qu'elle lui sauva la vie, lui laissant comprendre dès le lendemain
que leur liaison ne se poursuivrait pas, mais l'invitant à partager son amitié.
Edmond, tout aux souvenirs douloureux de son amour avorté, n'eut pas de mal à
accepter que les choses soient ainsi, et fit la connaissance des jeunes
artistes que fréquentait la jeune femme. Elle lui ouvrit un monde qu'il n'avait
jamais soupçonné jusqu'à présent, sauf à travers les mots méprisants du colonel
sur les mœurs dissolues et l'art dégénéré de la bohème. Il continua cependant à
se montrer assidu dans ses études, et ne toucha pas un mot de ses nouvelles
relations quand il rentra chez lui, aux vacances. Quand il fut bardé de
diplômes, et commença à enseigner le grec à l'université, il était devenu
quelqu'un d'autre.
Alors le
colonel l'entretint une nouvelle fois à part, pour lui faire l'injonction
pressante de prendre épouse, les années de garçon devant avoir un terme. Edmond
lutta de toutes ses forces pour ne pas rompre violemment, en lâchant tout ce
qu'il avait sur le cœur. Seule l'image d'Emma, sa mère, qu'il aurait dû cesser
de voir s'il ne s'était contenu, le retint de cracher sa haine. Il acquiesça
donc d'un air docile. Mais aucune femme ne succombait durablement aux charmes
de cet homme grand et maigre, voûté, prématurément chauve, passant des nuits à
lire ou à écrire au milieu d'un capharnaüm de papiers et livres de toutes
sortes. Courtiser une fille de bourgeois pour en faire une maîtresse de maison,
attirée par sa position sociale, lui était insupportable. Il se satisfaisait
fort bien des bonnes fortunes glanées pendant les soirées qu'il passait
régulièrement dans les milieux d'artistes, filles libres qui cédaient à son
humour et à son idéalisme candide, et qui lui apportaient pour un soir
tendresse et plaisir, sans projet de construire un foyer. Les jeunes rapins
étaient devenus des peintres exposés, les musiciens étaient écoutés maintenant
en concert, les auteurs étaient lus ou joués sur les scènes. Entre deux
ouvrages didactiques, Edmond lui-même avait composé un petit recueil de ce qui
ne s'appelait pas encore bande dessinée, où chaque page contait une historiette
désopilante, illustrée de vignettes croquées par l'auteur avec un talent réel.
On le pressait de persévérer, protégé par un pseudonyme des foudres de ses trop
sérieux collègues de l'université, déjà déconcertés qu'il ne réponde jamais à
leurs invitations et se livre à de bien curieuses fréquentations.
Ses deux
frères avaient abondamment pourvu à ce que le nom du colonel ne s'éteigne pas.
Autrefois Edmond serait devenu prêtre, par volonté paternelle, et il trouvait
finalement son sort enviable par rapport à la carrière ecclésiastique.
Pour l'heure
il restait à organiser les obsèques. Les deux aînés s'employaient à pacifier
l'Algérie, dont tant de régions restaient rebelles en cette fin de XIXe
siècle. Ils ne pourraient être sur place le jour de la cérémonie; le veuf
devrait attendre la prochaine permission pour profiter de leur viril réconfort.
Restaient les membres de la famille auxquels Edmond se chargea d'écrire,
questionnant le colonel afin d'être sûr de n'oublier personne. Il fit maintes
découvertes : des brouilles mystérieuses l'avaient tenu dans l'ignorance de
branches entières de sa parenté. Edmond passa plusieurs veillées en compagnie
du colonel, et entrevit fugitivement que c'était un être humain, avec lequel,
né sous une autre étoile, il aurait pu tisser quelque chose comme de la
fraternité. Mais ce sentiment était à chaque fois chassé par des attitudes de son
père, qui déclenchaient en lui une répugnance profonde. Par exemple lorsque
celui-ci gémissait devant la dépouille d'Emma, et finissait par la bénir après
d'être lui-même signé, de façon impudique, pensait Edmond. La possession
physique avait été remplacée par une possession magique, il n'y avait là ni
piété ni chagrin. Ou quand le colonel délaçait avant le repas du soir le corset
qui lui gardait malgré son âge une silhouette martiale. Ou qu'il étalait ses
petites misères physiques de vieillard. Et surtout quand il parlait des femmes.
- Vous
m'auriez fait tant plaisir, Edmond, en vous mariant, avant que je rejoigne
votre mère. Mais au nom du ciel, pas avec une institutrice laïque, ces bonnes
femmes qui feraient mieux de torcher leurs gosses que de vouloir jouer les
femmes savantes. Je crois que je vous pardonnerais une gourgandine repentie,
mais ne m'amenez jamais une institutrice laïque. Ou pire encore une
normalienne.
Edmond
restait alors muet, conscient du fossé infranchissable qui le séparait du
colonel. Il lui pardonnait d'être bonapartiste, calotin, intolérant, mais son
attitude envers toutes les femmes, et d'abord envers Emma, le révoltait, et
Edmond était n'était pas loin de penser que le vieil homme n'avait finalement
que ce qu'il méritait.
Les obsèques se déroulèrent comme
il se devait, hormis quelques présentations avec certains membres de la
famille. Il avait gardé copie de leurs adresses, et se réserva d'enquêter plus
tard sur les origines des brouilles qui les avaient séparés. Son appartenance à
la Franc-Maçonnerie, évidemment dissimulée à ses parents, ne l'empêcha pas de
singer à la perfection les attitudes et les paroles de l'assistance. Il aurait
voulu emporter un souvenir de sa mère, mais le colonel refusa d'un air presque
outragé de se séparer de quelque relique que ce soit. Aussi Edmond joua-t-il,
une nuit, les cambrioleurs, dans la chambre mortuaire, et enfouit-il un objet
dans sa mallette, presque certain que son père n'irait pas jusqu'à remarquer
son absence – sans doute pour lui un truc
de bonne femme. Tout au plus irait-il jusqu'à soupçonner une des
gardes-malades, mais sans pouvoir en accuser aucune avec certitude.
De retour à son domicile, il déballa avec précautions le fruit
de son larcin. C'était un poudrier d'argent un peu terni. Edmond l'ouvrit
délicatement, approcha ses narines de la houppette encore imprégnée de l'odeur
de la poudre de riz dont il avait tant aimé l'odeur sur les joues adorées
d'Emma. Puis il posa son regard embué de larmes sur le miroir serti à
l'intérieur du couvercle, évitant d'y faire refléter son visage, pendant de
longues minutes, avant de refermer le poudrier et de le ranger avec ses trésors
les plus secrets, une boîte de couleurs que sa mère lui avait offerte lorsqu'il
était enfant, et un livre de George Sand qu'elle lui avait envoyé pour ses
vingt ans. Soudain, des pas et des éclats de voix dans l'escalier le tirèrent
de ses pensées. On sonna et il alla ouvrir. Un homme corpulent, au visage
coloré, l'interpella d'une voix joviale :
- Alors,
mon vieux, où étais-tu passé tous ces jours ?
- Un
voyage en province.
- Tu
as enterré une tante à héritage ?
enchaîna un personnage plus
petit, aux yeux pleins de malice. Puis, voyant l'air grave d'Edmond, il posa
affectueusement la main sur le bras de celui-ci :
- Pardonne-moi,
je suis indiscret.
- Non.
Mais j'ai hérité quand même. De plus que je ne pourrai jamais avoir.
- N'en
dis pas plus. Un fiacre est devant la porte, prend ta canne et ton chapeau, on
va fêter ça à Montmartre, dans l'atelier de l'oncle Jules !
Histoire des trois chats.
13 décembre 2000. Je suis passé ce matin chez A. pour
lui demander si elle viendrait le soir au centre culturel de la mairie de
Valentigney, assister à la présentation d'un livre dont nous avons chacun
composé un chapitre, à partir de témoignages des personnes réinsérées par
l'association DEFI. Il y avait une dame, conteuse, et A. m'a invité à dîner ce
soir-là chez eux, en compagnie de sa visiteuse. J'étais bardé de mon personnage
de facteur, un peu tonitruant, buveur, et je me suis vite retrouvé déstabilisé
dans mon rôle par les remarques de Francine, la conteuse. J'ai hésité toute la
journée à accepter l'invitation, pour des raisons diverses, parmi lesquelles
une prise de risque dont j'avais parfaitement conscience par rapport à Francine,
(hors de question de m'abriter derrière mon petit numéro habituel), et la
crainte de m'attirer quelque rancœur supplémentaire chez moi par une nouvelle
absence. Je me suis décidé le soir, à Valentigney, avec A., et, au pot de la
mairie, j'ai pris soin de ne m'alcooliser qu'avec retenue, sachant dans quel
état de vulnérabilité une certaine ivresse me conduit.
Vient le soir, et j'aide symboliquement Jean-Pierre à
mettre la table. Je refuse le whisky pour partager un excellent blanc du Jura.
Si l'ivresse me gagne, ce n'est pas celle due à l'absorption d'alcool fort,
mais une ivresse conviviale, chaleureuse, paisible, qui vient juste souligner
le plaisir que j'ai à manger de bonnes choses avec des amis. Une euphorie
plutôt qu'une pose ou la prise d'un anxiolytique.
Je ne t'ai malheureusement pas entendue, Conteuse,
hier au soir. Je vous écoute tous parler, un peu jaloux du plaisir que je n'ai
pas connu. Puis, au fil du repas et des conversations qui s'enchaînent, je
remarque le sapin, et une crèche vide de ses personnages, dans laquelle s'est
installé un chat. Avec une insistance un peu lourde d'homme qui a bu, je
m'efforce d'expliquer aux convives, que le sujet indiffère quelque peu, ce que
cette image représente pour moi.
Je suis chiant avec ma récente découverte de
l'athéisme, chiant comme un néophyte. J'explique laborieusement (il me semble
un peu m'imposer en revenant plusieurs fois sur un sujet qui n'a sans doute pas
la même importance cruciale pour les autres) que j'ai cessé de croire à 50 ans,
c'est-à-dire il y a deux ans, et que cela représente pour moi le même
renoncement que quand j'ai appris que le Père Noël n'existait pas. Or la
présence du chat dans la crèche est pour moi un symbole puissant ; il
réenchante le monde qui s'était vidé de sa magie, d'autant que le chat était un
animal honni par mes parents. Parce qu'il n'était pas servile, parce qu'il
était indressable et imprévisible. C'était donc une sale bête. Il m'a fallu
quitter ces façons de penser pour devenir ami des chats. Et voilà que le chat
prend la place du petit Jésus pour faire un somme. Rien à faire, je reste
fasciné. Je voudrais qu'on fasse une photo, puis je me promets d'en faire une
nouvelle ou un poème mais je ne sais pas en faire, c'est A. qui sait.
On parle de sujets qui me mettent à vif. Je m'efforce
de ne pas mentir, ni à moi ni aux autres. Tu es à côté de moi, Conteuse, et je
me sens pris par une force d'attraction aussi puissante que la gravitation.
D'autant que tu es, et tu te revendiques comme telle, un rêve accessible, une
femme possible. Tu n'es pas frappée
par un Tabou comme celui d'être, par exemple, la femme d'un autre. Et surtout
tu me regardes comme un mec possible. Tu
me traites comme tel. Que cela soit un jeu, je m'en fous, j'ai assez dit, et de
façon délibérée, que j'étais un homme virtuel, et même un ectoplasme. La
réalité n'est peut-être pas la même pour moi que pour d'autres – mes collègues
grossiers parlent de conclure.
On picole fraternellement du délicieux Bourgogne. On
est complices. J'ai chaud, je suis bien, si tu me prenais la main et que tu
m'emmenais dans un plumard je n'aurais pas peur de ne pas bander. Mais je ne
suis pas bourré au point d'imaginer que nous allons le faire, comme ça, sans
façon, avec un petit coucou à A. et Jean-Pierre. Non. Alors je me raconte une
histoire.
Tu ne connais pas la rue des sources, la Combe, la
source de la Doue. Je me balade tous les jours depuis 17 ans dans cette combe,
j'y avais une vieille amie (A. te le dira, Conteuse), et tous les jours
j'arrive au bout de la rue, là où commencent des prés parfois marécageux,
encadrés de versants boisés qui se resserrent. Au bout, je sais qu'il y a un
trou, avec une légende de sorcière. (J'aime les sorcières, je dois le
préciser.) Je n'ai jamais dépassé la dernière maison, sauf pour poser mon vélo
contre un arbre et pisser sur un buisson. Je sais qu'un jour viendra où je le
ferai, mais il n'est pas encore venu.
Je ne pourrais pas aller m'y promener le dimanche, et
croiser des promeneurs seloncourtois. « Tiens, le facteur ! »
Rien que d'imaginer la scène ça me fout en boule. Non, je me vois plutôt
fuguant un jour, posant le vélo, laissant le courrier, et partant à pied vers
ce fond que je n'ai jamais vu, et dont évidemment je ne veux pas revenir. J'ai
remis ça pour après ma retraite, ou après la mort de Marie-Louise puisqu'elle
ne pourra plus jamais m'y conduire…
Alors, pendant qu'un double de moi pérore sur des
réflexions post-soixante-huitardes ou je ne sais plus quoi, un moi qui a les
yeux dans les tiens t'emmène faire une promenade à pied, main dans la main, ou
nous tenant par la taille, je ne veux pas décrire. Mais je sais que ce soir il
y a pleine lune et qu'on doit y voir assez clair.
Un autre chat est venu dans mon giron. Je tiens au
mot giron. Je caresse voluptueusement sa fourrure chaude. Tiens, un chat a
remplacé le petit Jésus, un autre remplace ta chatte, Conteuse, je sais que nul
de ceux qui étaient là ne s'offusquera de l'image.
Il faudrait que je m'en aille, mais je ne peux me
résoudre à faire mes aux revoirs. (Excusez-moi d'avoir joué les incrustes, A.
et Jean-Pierre.) On va parler encore longtemps, avant de se lever. De possible
tu es passée à impossible, Conteuse, les mots le disent et je sais que c'est
comme ça. Si je me laisse aller à rêver, je sais quand je dois quitter la
scène, à mon âge. Je m'empêtre en parlant de ma femme, tu me racontes
l'histoire du Vent du Sud, mais à la première phrase je sais déjà tout ce que
tu vas dire[1].
Tu ne peux pas savoir tout ce qu'il y a au cœur des hommes, Conteuse. Au fond
du mien je sais ce qu’il y a, parce que, quand je suis parti faire mon petit
tour du monde, deux magiciennes (restons dans le conte tendance Perrault) m'ont
donné leurs oracles. Et le fait que tu ne saches pas tout te rend à mes yeux
plus sympathique, plus humaine, moins magicienne, accessible cette fois à autre
chose qui est l'amitié.
[1] Le conte figure à la fin de cette nouvelle. Mais dans mon souvenir de ce soir-là, la morale de l’histoire était bien plus « si tu veux que ta femme t’aime, laisse-la libre d’aimer qui elle veut » que « tu n’as pas à être jaloux du vent. Apprends plutôt de lui comment aimer ta femme. »
La première magicienne est celle qui m'a dénoué
l'aiguillette, très tard, alors que j'étais déjà marié depuis de longs mois,
avec ma première femme. Je continue à la revoir, cette bienfaitrice, que j'aime
maintenant tendrement comme une sœur. Elle m'a dit :
— Tu émets de tels signaux de détresse, de manque
d'amour, que ça fait fuir toutes les femmes qui pourraient avoir du désir pour
toi.
Très technique, mais bien vu.
La deuxième magicienne est la mère de ma fille, qui,
un soir de scène (je devais lui reprocher le Vent du Sud, et surtout sa
froideur à mon égard), m'a jeté :
— Mais pourquoi tu ne te trouves pas quelqu'un, si ça
te démange tant ? Mais non, toi, tu sauras pas, tu vas tout de suite y
mettre de la sentimentalerie.
Tu vois, je ne suis ni le Vent du Sud, ni le mari
aimé tendrement. Je ne suis que le mari-prison, le mari-bâillon, j'espère ne
pas être le mari violeur. Alors muni de ces précieux viatiques, je ne me fais
guère d'illusions. Ce que tu me dis des hommes que tu désires me renvoie à une
sinistre blague. Pas de bras, pas de chocolat. Mais vous m'en avez donné déjà
plein, du chocolat, toi, Conteuse, et A., mon amie, et même Jean-Pierre qui est
allé se coucher parce que je devais l'emmerder avec mes conneries. Merci, amis.
Encore un peu et je vais dégouliner. Ah non, pas ça !
T'en as déjà trop dit, connard, il faut calter avant, au sommet. Je me
redresse, je sens mes muscles, mes abdos bien durs, mes pectoraux. Pas pour
épater les filles, ces pecs, je sais bien que ça ne marche pas, je ne suis pas
un Chippendale. Pour moi, parce que j'étais un gosse malingre, que j'ai fait du
rachitisme, qu'on me poussait, pour me faire tomber comme une quille et que je
pleurais. Ces muscles, c'est moi qui me les suis forgés, ça a déjà été la
victoire contre une autre malédiction, avec des aides masculines, cette fois,
les copains du club d'haltères où je suis arrivé à 15 ans, un psychanalyste, et
les membres d'une certaine confrérie dont j'aurais préféré qu'il ne soit pas
fait état (mais là c'est ma faute, c'est moi qui ai trop parlé il y a 5 ans, et
en parlant je disperse mes forces). Je peux, en me faisant violence, mais je
peux, empoigner un type et le jeter dehors, je l'ai fait d'un loubard qui
squattait chez ma belle-fille avant la naissance de Valérie. J'ai pris soin de
ne pas me bourrer la gueule au whisky, je ne vais pas tomber dans les
pleurnicheries. Bises, au revoir. Je rentre chez moi sans marcher de travers,
sans foutre la bagnole au fossé.
Je fume une clope avant d'aller dormir. Le chat
Moussa grimpe sur la table. (Descends de là, toi, avec tes pompons !
disait Marie-Louise.) Je le laisse, il s'assoit et me regarde, les pupilles
tout étroites, ferme lentement les yeux, puis les rouvre. C'est mon pote. Avec
sa petite gueule cassée, ressoudée de travers, il bave un peu et laisse souvent
dépasser sa langue. T'es pas beau, mon vieux frère chat, mon grand couillu, mon
matou, mon matagot. Remplace-moi quelques heures, frère chat, je suis si
fatigué. Tu seras le facteur Chat, il y a bien eu le facteur Cheval.
Le vent du Sud.
D'après un conte des Indiens Algonquins du Canada.
Comment Vent-du-Sud apprit à l'homme à caresser la femme
Ça s'est passé comme ça !
Comment Vent-du-Sud apprit à l'homme à caresser la femme
Ça s'est passé comme ça !
Grand-Manitou, le Très-Haut,
l'Esprit de l'Esprit,
Celui-qui-peut-tout était, de
toute éternité.
Grand-Manitou était amour.
Il se définissait dans
l'immensité de son amour. Il créa toute chose. Soleil, Lune et Etoiles.
Il créa Terre-Mère
Nourricière.
L'Esprit de l'Esprit.
Celui-qui-peut-tout, rêva les
arbres et les plantes, les fleurs et les fruits, l'herbe et la prairie.
Terre-Mère Nourricière se
couvrit d'arbres et de plantes, de fleurs et de fruits, d'herbe et de prairies.
Grand-Manitou rêva de
poissons et d'insectes, d'oiseaux et de reptiles et de toutes sortes d'animaux.
Terre-Mère Nourricière se
peupla de poissons et d'insectes, d'oiseaux et de reptiles, et de toutes sortes
d'animaux.
De Fils de l'Esprit, fils et
frère de Grand-Manitou, et de Grande Ourse, naquit l'Homme-en-devenir, et
d'autres hommes, et d'autres femmes. L'Homme apprit à vaincre la peur et à
dompter le feu. Il apprit à se protéger du froid et se dota de vêtements. Il se
regroupa avec ses semblables en wigwam.
L'Homme était un guerrier.
Il aimait la Femme, et aimait
lutter amoureusement avec elle.
Il ne comprenait pas pourquoi
la Femme était triste et insatisfaite après qu'il eut lutté amoureusement avec
elle.
La Femme souffrait de
langueur !
Ne chassait-il pas pour elle
?
Manquait-elle de nourriture,
de vêtements, de bijoux, de bois ou de parures de fête ?
Au printemps, la Femme retrouvait allant et sourire. Le soir, elle relevait la peau d'orignal du teepee avant de prendre place aux côtés de l'Homme. Au matin, il la trouvait pensive et heureuse.
Au printemps, la Femme retrouvait allant et sourire. Le soir, elle relevait la peau d'orignal du teepee avant de prendre place aux côtés de l'Homme. Au matin, il la trouvait pensive et heureuse.
L'Homme voulut en avoir le
cœur net.
Une nuit il fit semblant de
dormir.
Il vit Vent-du-Sud pénétrer
dans un murmure par l'ouverture du teepee.
Il vit comment il remontait
le long de la jambe de la Femme, comment il s'attardait sur le gras de la
cuisse et se glissait sous la robe.
Il vit comment la Femme
bougeait doucement. Il l'entendit gémir. La Femme se déshabilla pour laisser
tout loisir à Vent-du-Sud d'explorer son corps. Fou de jalousie, l'Homme se
dressa et tenta de frapper Vent-du-Sud, mais Vent-du-Sud se déroba aussi
aisément qu'il avait pénétré dans la tente.
Alors l'Homme frappa la
Femme.
Le lendemain, Vent-du-Sud
était de retour.
L'Homme fermait toutes les
ouvertures de l'habitation, mais Vent-du-Sud rentrait toujours.
Il s'introduisait par le
toit, ou par le plus petit trou de la peau d'orignal et rejoignait la Femme.
L'Homme entendait la Femme
gémir, il la voyait se tordre sous la caresse de Vent-du-Sud.
Il voyait ses yeux révulsés,
et le coin de ses lèvres mouillé de salive.
Elle souriait, et une larme
coulait le long de sa joue. L'Homme perdit le sommeil.
Il devait chasser le jour. Il
aimait la Femme. Il était jaloux et ne pouvait abandonner la Femme à
Vent-du-Sud.
L'Homme comprit ! Il comprit qu'il pouvait vaincre Vent-du-Sud en l'affrontant sur son propre terrain.
L'Homme comprit ! Il comprit qu'il pouvait vaincre Vent-du-Sud en l'affrontant sur son propre terrain.
Il comprit que Vent-du-Sud
n'était ni son rival, ni son ennemi. Il était l'envoyé de Fils de l'Esprit,
fils et frère de Grand-Manitou, le Très-Haut, Celui-qui-peut-tout. Il était le
messager de l'Esprit.
L'Homme prit la peine de
regarder la Femme dans sa nudité.
Il s'imprégna d'elle, de
chacune de ses courbes, de la couleur de ses cheveux, de son odeur, de ses yeux
mi-clos. Il la trouva belle et eut envie de lutter amoureusement avec elle.
Il se fit violence et se
domina. Il caressa la jambe de la Femme comme il l'avait vu faire à Vent-du-Sud
et vit les yeux de la Femme se voiler.
Un peu de salive humecta ses
lèvres entrouvertes. L'Homme ressentit du plaisir à caresser la Femme. Il la
sentit se ployer comme les hautes herbes de la prairie avant l'orage. Son corps
frissonnait comme les eaux du lac baignant les rochers. Il se coula contre
elle. Il se mouvait au même rythme qu'elle. Il respirait au même rythme
qu'elle…
Il vit cet autre-chose qu'il
ne comprenait pas éclairer son visage.
L'autre-chose qu'il associait
jusque-là à Vent-du-Sud.
Le plaisir d'amour !
À qui se fier, Monsieur ?
Se voi non
comprendete, si vous ne comprenez pas
Se voi non
comprendete, si vous ne comprenez pas
Almeno non
ridete, au moins ne riez pas!
Almeno non
ridete, au moins ne riez pas!
(Giani Esposito, Les Clowns.)
À qui se fier, Monsieur ? À
qui peut-on confier une histoire pareille ? À qui peut-on faire confiance ?
J’ai tellement envie de le faire et tellement peur en même temps que, tant pis,
comme un gosse, je jette une bouteille à la mer. Comment savoir si celui qui la
trouve ne va pas lire le message de la bouteille à haute voix devant une
assemblée s’étouffant de rire ? Ou le lire à la femme avec qui j’ai vécu,
pour que tous deux fassent des gorges chaudes de ma naïveté et de ma
bêtise ? Monsieur qui la liras (pourquoi, Monsieur ?), s’il te plaît,
me te moque pas.
Comment dire, Monsieur, ces
vingt-quatre années où je fus traité comme de la valetaille et où, et c’est
bien là la preuve que je ne vaux rien, je suis pourtant resté ? Oh pas
comme Sacher-Masoch avec sa Vénus à la Fourrure, lui, c’était son bon plaisir.
Et il y avait un contrat. Mais comme tous ces êtres trop lâches pour s’en
aller, qui passent une vie entière dans un bureau aux prises avec les
humiliations du même petit chef. Parce qu’ils sont là. Parce qu’ils n’ont pas
la force de penser leur vie dans
d’autres conditions. Parce que les uns sont faits comme des chats et les autres
comme des chiens. Parce que les chats aiment jouer à laisser partir la souris pour se jeter dessus ensuite.
Parce que les chiens ne jouent pas. Ils rampent au sol et pleurent. Sans doute
aussi parce que, pendant toutes ces années, je l’aimais, cette femme...
Tout ceci est d’une banalité
affligeante. Combien de types ont vécu ainsi sur la planète, et depuis qu’il y
a des hommes... Des romans entiers ont fait leur portrait : l’un des plus
beaux que j’ai lu sur le sujet est Mensonges et Sortilèges, d’Elsa Morante.
Quand je l’ai lu, j’ai eu l’impression que l’auteure me parlait d’un frère. En
plus, ce que je vous raconte, c’est banal, je sais. Plat. Et inintéressant.
Normal, il s’agit de moi.
En ce presque quart de siècle,
j’ai été cassé sous tous les angles. Mauvais père, mauvais mari, mauvais amant.
Lâche et veule. Velléitaire. Alcoolique. Pue-la-sueur. Mauvais danseur. Mauvais
joueur. Mauvais bricoleur. Si moi je me sentais martyrisé, j’étais en fait
accusé d’être un geôlier qui l’empêchait, elle, de vivre. On ne va pas
s’apitoyer sur Charles Bovary, n’est-ce pas ? Je suppose qu’elle a eu
besoin de moi comme factotum pendant ces vingt-quatre ans. Ou qu’un sentiment
de culpabilité – mon départ aurait privé les enfants de ma présence – l’a
retenue. Quand notre fille est partie faire des études, que ses propres enfants
ont été casés, elle m’a montré la
porte. Et je suis parti.
Là, j’ai respiré. Puis je me suis
reconstruit – ce n’était pas la première fois que je me faisais jeter,
c’était juste la relation la plus longue que j’avais connue. Comment on s’en
remet ? Comme Lord Jim, comme tant d’autres qui ont connu le déshonneur et
l’opprobre, et qui sont repartis, cahin-caha, sur le bout de chemin qu’il leur
restait à parcourir. Certains ne s’en sont pas remis, Théroigne de Méricourt ou
tant de suicidés qui n’ont pas pu continuer à vivre avec l’image d’eux-mêmes
que leur avait laissée cette partie de leur vie.
Aujourd’hui, le regard que pose
sur moi la femme que j’aime et qui m’aime m’apaise et m’aide à restaurer mon
estime de moi, mais ce que j’ai vécu auparavant ne peut être effacé. Le temps
peut faire que ces années me semblent de plus en plus lointaines, que le
souvenir s‘en éloigne, comme le rivage que quitte l’exilé qui part vivre une
nouvelle vie sur un nouveau continent. Mais avez-vous vu des pierres qui
remontent à la surface dans un jardin, quel que soit le soin que le jardinier
apporte à les enlever ? Ainsi des répliques venues du passé viennent encore
me tourmenter. Il suffit d’une nouvelle par un tiers bien intentionné pour rouvrir
mes anciennes blessures narcissiques.
Au temps de ces années de
purgatoire, j’avais trouvé un refuge où je pouvais me mettre quelques heures à
l’abri de temps en temps. C’était un club où j’étais entouré de gens qui
avaient pour moi de l’affection et de l’estime. Nulle femme ne venait me déstabiliser
par sa présence pleine de dangers. Aucun de mes nouveaux amis ne connaissait ma
vie d’avant, aucun ne soupçonnait à quel point j’étais indigne de leur estime.
Comme je l’ai fait toute ma vie, je trompais mon monde. Le trompais-je vraiment ?
J’ai été tellement dressé, conditionné, comme ces enfants qui lèvent
instinctivement la main pour se protéger d’une gifle même lorsqu’ils ne sont
pas menacés... Même quand je n’ai rien fait de mal je me sens coupable. Entre
les curés de mon enfance et cette femme qui m’a rabaissé pendant presque un
quart de siècle, je ne sais plus qui je suis, un pauvre diable victime d’une
tentative d’annihilation ou un pleurnichard hypocrite qui cherche à apitoyer la
galerie. Il est vrai que les vilains de jadis étaient sans doute les deux à la
fois. J’ai seulement un peu plus de gueule, de vernis culturel, que ces
vilains.
N’importe, sans ce club, j’aurais
peut-être, sans doute, sombré. Dans le suicide, ou l’alcoolisme. Que n’ai-je
pas entendu alors sur mes fréquentations... Va
donc retrouver tes petits copains... Ces gens pleins de fric qui se donnent des
airs de petits saints...
À l’époque, pendant plusieurs
années, j’avais même recommencé à croire en dieu. Ça aussi ça m’a aidé à ne pas
couler. Surpris dans cette nouvelle croyance comme un ado avec une revue porno,
j’entendis cette phrase, un jour :
– si tu penses vraiment cela, c’est un abîme
qui nous sépare.
Quelques années avant mon
congédiement, je m’étais trouvé un nouveau costume, une nouvelle panoplie, écrivain.
Une nouvelle pose. Une nouvelle imposture. Je fus publié et lu, au niveau
cantonal, toutefois, pas plus loin. Après une conversation avec un ami
historien, je me lançai dans l’écriture d’un roman. À la fois historique et
policier. Je dois dire que j’y apportai pas mal de travail, mais que j’avais
besoin d’être relu. Un musicien n’apprend pas à jouer de la guitare en
autodidacte. J’avais besoin, à ce moment-là, d’un relecteur exigeant, mais
bienveillant. Quelqu’un qui me dise :
– attention, là, ta phrase peut avoir deux
sens. Qu’as-tu voulu dire exactement ?
ou :
– cette expression a quelque chose de
méprisant envers le personnage dont tu parles. Un gendarme n’est pas une chose.
Mais en expliquant à chaque fois
le bien-fondé de la critique. Et en mettant en balance tout ce qui, par contre,
était bien écrit et bien pensé.
Je trouvai ce relecteur. Mon
amour-propre souffrit quelque peu des remarques qu’il me fit, mais au fond de
moi je savais qu’elles étaient justifiées. Le temps que cet ami passa à sa
relecture et à rédiger le compte-rendu qu’il m’en fit, sans contrepartie,
méritait ma reconnaissance. Je remis mon ouvrage sur le métier et je crois que
j’appris à écrire un peu mieux.
Puis je me souvins que l’un de
mes plus vieux copains, rencontré à Paris aux temps héroïques de 68, avait une
petite maison d’édition. Je lui soumis donc mon texte, qu’il accueillit avec un
certain dédain sans toutefois le rejeter. Je disais « un roman », il
s’obstinait à appeler cela « une nouvelle ». Enfin, un soir, il
convint que cela pouvait faire l’objet d’une édition, qu’il y avait assez de
pages, pour dire les choses simplement. Il me proposa donc de le relire et
d’assurer la composition et la mise en page, puis de se charger de trouver un
imprimeur et de m’envoyer les cartons de bouquins et la facture de l’imprimeur.
Plus une petite somme pour son propre travail d’éditeur, oh, pas une fortune,
l’équivalent d’une semaine de mon salaire. J’acceptai le contrat. Ce fut là le
début d’une expérience assez amère, où chaque paragraphe, chaque phrase, chaque
mot de mon livre furent décortiqués et réarrangés autrement, et où je fus
obligé d’accepter qu’il le soient. Je ne citerai qu’un exemple, la première
phrase. j’avais écrit :
– Il faisait nuit noire. Deux silhouettes
progressaient silencieusement...
Il ne me lâcha pas tant que la
phrase ne fut pas devenue :
– Dans la nuit noire, deux silhouettes...
Ce traitement de mon ouvrage,
impitoyable, arbitraire, par celui qui pouvait ou non l’éditer et que je payais
pour cela, dura plusieurs semaines. Au bout d’un certain temps, je ne
dissimulai plus mon déplaisir à voir mon texte transformé ainsi, même si les
personnages et les événements restaient les mêmes. Mon copain me
répondit :
– Tu te sens dépossédé de ton livre. Cela ne
veut vraiment rien dire.
Enfin le bouquin sortit, fut
acheté et lu. Les lecteurs ne surent rien de cette cuisine. J’eus des retours
positifs (jargon signifiant des compliments.) Mais pendant plus de trois ans,
je fus incapable d’accoucher d’une seule ligne. Je ne recommençai à écrire
qu’après m’être juré de m’autoéditer désormais et de ne plus jamais accepter
que l’on traite ainsi mon travail. Tant pis pour les barbarismes et les
coquilles, au moins ce seraient les miennes et j’aurais du plaisir à écrire.
En fait, j’aurais dû me méfier. Ce
type me regardait d’un air un peu condescendant, de plus en plus condescendant,
depuis plusieurs années. Dans ma tête, c’était un vieux camarade des luttes de
mai 68, un ami, même, qui m’avait vu me débattre dans mes années de galère et
qui en savait très long sur moi. C’était aussi un être libre, qui ne s’était
jamais embarrassé d’une famille, qui ne s’était jamais préoccupé de ce que les
gens pensaient de lui. Il avait beaucoup voyagé, vivant d’expédients, n’ayant
pas d’états d’âme à publier quelque roman alimentaire, fut-il pornographique.
Je savais que je n’étais pas aussi hardi que lui.
Dans sa tête je devais être un
petit-bourgeois, malheureux en ménage, presque un personnage de vaudeville, ancien
gauchiste mais bien rangé maintenant, propriétaire d’un pavillon, c’est-à-dire
plein de fils à la patte. Je revois son air ironique un jour où il me
demanda :
– Mais tu ne crois pas en dieu, tout de
même ?
Et où je lui répondis que, quand
je regardais un ciel étoilé, il me semblait que je n’étais pas seul.
Monsieur, si jamais un ami, même
s’il s’était proclamé athée pendant des années, me disait un jour qu’il croyait
en « quelque chose là-haut », je ne le regarderais pas avec ironie et
condescendance. Il resterait mon ami. L’amitié est plus forte que ce genre de
divergences. Pour moi, en tout cas.
J’eus aussi la bêtise de lui dire
que je fréquentais mon club. Là, son œil s’alluma :
– Ah ben tu vas pouvoir m’aider, alors... Je
plaisante, je plaisante !
Mais il était clair, il aurait dû
être clair, qu’à ces moments il me prenait pour un con. Je crois aujourd’hui
que ce n’était déjà plus un ami qui édita mon roman. Mais je ne le comprenais
pas à ce moment-là. Je ressentais juste une sorte de malaise sourd et
inexplicable.
Peu après la publication de ce
roman, donc, je fus congédié de la famille, de la maison et du village où je
vivais. J’étais dévasté et l’écrivis à mon copain éditeur. En retour, il se
fendit de cette phrase qui avait tout de l’expression d’une condoléance convenue,
pour un incident dont on se tamponne : tout
cela est bien triste. Puis je cessai d’avoir de ses nouvelles et ne lui
envoyai plus des miennes.
Je m’installai dans un petit
appartement et commençai à revivre. Peu après, je rencontrai celle qui partage
ma vie. Croyez-moi, Monsieur, l’amour n’a rien, mais rien, à voir avec l’enfer
domestique que j’ai vécu jadis. L’amour, cela se vit à deux. Je n’en dirai pas
plus. Ce qui se passe, je n’ai nulle intention de le confier à une bouteille.
C’est à moi, à nous, à nous seuls. Par contre, quand une personne dit qu’elle
en aime une autre qui, elle, ne l’aime pas, ce n’est pas de l’amour, c’est de l’érotomanie.
Ou de l’addiction.
Puis vinrent d’autres jours,
d’autres années, loin de l’implacable accusatrice. Et cinq ans après ma
libération, j’appris fortuitement que l’accusatrice en question entretenait une
liaison assez étroite avec l’un de mes petits
copains du fameux club, l’un des plus friqués, mais surtout l’un des plus
croyants, puisqu’il avait même voulu être pasteur. Quelle meilleure façon de me
dire :
– ce n’étaient pas tes opinions, tes
croyances, qui me déplaisaient chez toi, pauvre petit bonhomme... Peu importe
qu’un homme soit friqué, mystique et fréquente le même club que toi, si c'est un bon coup. Ce que tu n’as jamais été.
L’homme en question n’a jamais
cessé de me témoigner de l’amitié et de l’estime. Il saisit la première
occasion pour protester qu’il ne se serait jamais permis le moindre geste tant
que je vivais avec la dame. Bien que, il me l’avoua avec un certain sourire, il
avait toujours trouvé qu’elle avait du
chien. Cela me fut
relativement aisé de lui répondre qu’il n’y avait aucun nuage entre lui et moi
et que chacun était libre de vivre sa vie. Même si le fait que la dame l’ait
choisi, lui, après tout ce qu’elle m’avait asséné sur mes propres croyances et
fréquentations, me laissait une certaine amertume dans la bouche. L’impression,
une fois de plus, qu’on se foutait de
moi. Qu’il existait une cour des grands
où je n’étais pas admis à jouer. Paranoïaque, en plus. Évidemment.
D’autres années passèrent.
J’avais appris à écrire tout seul. À ne pas prétendre m’adresser à un public
trop vaste. Les quelques dizaines de personnes qui venaient écouter mes lectures
ou qui achetaient mes ouvrages semblaient les aimer, et cela me suffisait.
Oubliées ces années où je m’angoissais secrètement à l’idée d’être un
imposteur, de tromper tout mon monde en me faisant passer pour un petit saint,
honnête et vertueux.
Il me semblait que j’étais en
phase, que mon apparence, ma persona,
et mon moi intime, étaient en phase. Un peu comme un ancien taulard qui s’est
refait une identité sociale et que tout le monde regarde comme un citoyen
respectable. Mais, au fond de lui, il
sait, et il n’est pas tranquille. Il ne sera jamais tranquille.
Douze ans plus tard – douze
ans ! –, ma fille m’annonça, comme pour s’acquitter d’une corvée pénible,
que sa mère – mon ex-femme – était depuis plusieurs mois avec l’éditeur
dont je parlais plus haut. Je crois que ma fille avait peur que je n’apprenne
par surprise, par exemple en les croisant à un concert, que sa mère et mon
copain, qu’elle connaissait, étaient ensemble et que je ne passe pour un imbécile
en étant le dernier au courant. Je commençai par manifester un certain
étonnement, car les domiciles de ces deux personnes étaient distants de
plusieurs centaines de kilomètres. Il avait bien fallu que l’un se décide à
faire signe à l’autre. Ensuite, mon copain
éditeur, tonitruant, n’hésitant pas parfois à me mettre dans l’embarras en
piquant quelque objet dans un magasin où j’étais honorablement connu, auteur
d’un roman porno, ayant toujours soigneusement fui les responsabilités et
pesanteurs de la vie d’un mortel ordinaire, ce copain, donc, avait fait l’objet de jugements négatifs et sans
appel de la part de mon ex au temps de notre vie commune, quand il venait
parfois passer des vacances chez nous, à la campagne.
Mais, certes, c’était un
compagnon de voyage surdoué, ayant écumé pendant plus de quarante ans une
grande partie des endroits pittoresques de la planète. Le guide du routard
incarné. Libre. Et royalement indifférent à tout regard des autres.
Là encore, j’aurais dû... m’en
foutre, tout simplement. Mais je ne pouvais pas.
Là encore, j’entendais la voix de
mon ex me dire :
– Mais je n’en ai rien à faire, qu’il ait
écrit du porno (c’est pourtant là péché mortel pour une féministe.) Que ce soit un égoïste. Qu’il t’ait maltraité
au moment de l’édition de ton bouquin, ça c’est bien fait pour ta petite
vanité. Du moment que nous passons du bon temps ! Ce que je n’ai jamais eu
avec toi, pauvre bonnet-de-nuit pleurnichard !
Et lui :
– Écoute,
viens pas nous faire chier avec tes états d’âme. L’amitié, qu’est-ce que ça veut
dire ? Ça fait longtemps que t’étais devenu un petit bourge, avec ton club
à la con. Longtemps qu’on n’avait plus rien de commun. Vraiment, tu manques de
tenue !
Je me disais aussi que, plus que
vraisemblablement, l’histoire avait commencé du temps où j’étais encore marié. Je
relus fiévreusement un polar qu’il avait écrit après une quinzaine en vacances
de neige chez nous, il y a bien longtemps, et je retrouvai un passage où le
héros de l’histoire se fait héberger par un couple d’amis à la campagne, et où
il couche avec la femme pendant que le mari est au travail. Je m’y serais cru
tellement c’était réaliste et précis. Ça s’était passé chez moi, trente ans
avant...
Ce n’était plus une blessure
narcissique, d’avoir été berné par celui que je pensais mon ami et qui me
prenait pour un cave. Un bourge. Un cocu. C’était une hémorragie. Je me sentais
bafoué, même si c’était après coup, bien longtemps après coup. J’aurais voulu
prendre quelqu’un à témoin de ma douleur, de mon humiliation, mais c’était impossible.
Toute
personne m’aurait répondu : mais ça fait douze ans que tu as
divorcé ! ton ex et ton copain ont bien le droit de faire ce qu’ils
veulent, quand même ! Je ne te
comprends pas !
Mais ce n’est pas le choix de mon
ex, qui me blesse, c’est la perte de celui que je pensais, malgré tout, mon
ami ! D’elle, j’avais divorcé, et refait ma vie. Je n’ai pas besoin que
l’on me le répète, je n’ai pas besoin que l’on me rappelle que, maintenant, je
vis une autre histoire d’amour ! Mais je n’avais pas divorcé de mon ami. Malgré la distance qui s’était installée, nous
n’avions rien prononcé de ce genre. Il m’est arrivé de retrouver des amis
quarante ans après les avoir vus et que nous soyons toujours autant amis !
C’est le regard de mes amis qui fait que j’ai encore un peu de confiance en
moi ! Alors, quand il m’arrive un truc pareil...
Eh oui. Personne ne peut me
comprendre. Aucune oreille ne peut entendre ce que je viens de dire. Alors, Monsieur,
quand vous ouvrirez la bouteille :
Se voi non
comprendete, si vous ne comprenez pas
Se voi non
comprendete, si vous ne comprenez pas
Almeno non
ridete, au moins ne riez pas!
Almeno non
ridete, au moins ne riez pas!
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