Je ne peux pas vous dire quand
cette histoire s’est passée. J’ai envie de dire : il y a très longtemps,
mais je ne sais pas si ce n’était pas cet hiver. Il y a des instants où le
temps semble aboli. À vrai dire, rares sont ceux qui les saisissent, ces instants.
Il faut sortir au moment où personne ne sort, c’est-à-dire la nuit, et pas à la
Saint-jean-d’Été. Plutôt à la Saint-Jean d’Hiver. Il faut quitter les villages
et les lotissements. Il faut quitter les routes, où l’on risque de croiser une
voiture qui vous ramènerait immédiatement dans notre siècle de business et de
technique folle. Il faut marcher sur un sol gelé, qui craque sous les
chaussures. Il faut, puisque l’on n’a pas pris de lampe, marcher ainsi une nuit
de pleine lune, afin d’y voir quelque chose. En ville, la lune est le soleil
des statues, mais, dans les champs et les forêts, la lune est le soleil des
loups.
Quand j’avais raconté une
histoire un peu semblable à de petits enfants, dans une école, à la veille des
vacances de Noël, je n’avais pas trop insisté sur les loups. Sauf pour dire que
le dernier loup de la région avait été tué à Brisepoutot, en 1870, ce qui est
bien rassurant. Je crois même que c’était après avoir commis un ultime crime de
loup.
En ce temps-là, il y avait une
pauvre vieille nommée Zélie qui vivait d’une très modeste activité de
colportage. Non pas de colportage de ragots et de cancans, mais de boutons, de
bobines de fil, et d’aiguilles. Ce petit commerce n’aurait pas été suffisant à
la faire vivre, aussi les villageois et paysans du coin l’invitaient à leur
table quand elle s’approchait de leur maison. Puis l’on cessa de la voir. La
dernière fois qu’on la vit, c’était sur la vieille route qui menait jadis de
Blamont à Roches, en un lieu dit La Potence,
où l’on pendait autrefois les bandits de grand chemin. Ce fut peu après que
l’on tua le dernier loup. Dans le ventre de la bête, on trouva quelques mèches
de cheveux et des rubans, seule trace qui restait de la vieille Zélie.
Ce que j’ai tu aux petits
enfants, c’est que les loups reviennent. Mais bien malin qui pourra en
surprendre un. On dit que c’est le loup qui vous trouve, et non pas que l’on
trouve le loup. Dans les pays d’alpage où paissent des moutons, les loups sont à
nouveau accusés d’hécatombes. Mais, faute de les prendre sur le fait, on n’est
même pas sûr que ce sont eux les coupables. Des chiens errants pourraient aussi
être les auteurs de ces tueries. Quel berger pourrait encore être sur place, la
nuit, surtout la nuit, pour voir le loup commettre ses méfaits...
Il existe encore quelques bergers,
à l’ancienne, tels que l’on se les représente. C’est-à-dire vivant avec leur
troupeau, fréquentant peu les hommes, plus à l’aise dans la société des bêtes à
force de partager leur vie. Je sais que l’on va me taxer d’être un écolo sentimental,
mais, à mes yeux, les gardiens de troupeau qui enfourchent leur quad pour rentrer
au village le soir ne sont pas de vrais bergers. Les vrais bergers partagent la
vie de leur troupeau. Ils sont burinés par le soleil, le grand air et les
orages. La solitude leur a appris à parler d’autres langues que la nôtre, la
langue du vent dans les arbres, de la pluie sur le toit de leur abri, la langue
des bêtes bien sûr. Pas seulement de celles dont ils ont la charge, mais toutes
les bêtes de la forêt. Les vrais bergers connaissent les étoiles, les plantes
qui soignent et celles qui tuent, ils savent pourquoi ils sont là. Et les bêtes
aussi savent pourquoi ils sont là.
En d’autres pays, on raconte
qu’il existait un berger pour les loups, le Meneux de Loups. Il se déplaçait avec
sa meute sans rien avoir à craindre d’elle. Qui sait, c’est peut-être le Mowgli
de mon enfance, quand j’étais Louveteau tout près d’ici, un Mowgli devenu un
homme sans âge, qui aurait préféré la compagnie des Loups à celle des hommes.
Jamais la férocité des Loups n’a approché la cruauté et la rage destructrice
des hommes.
Mais moi je connais un autre
personnage qui hante les forêts de notre pays. Ce n’est pas un de ces barbares
qui parcourent la nuit les chemins de débardage en 4x4, pour prendre quelque
chevreuil dans le pinceau de ses phares et l’exécuter d’un coup de fusil, pauvre
bête clouée sur place, aveuglée par la violente lumière. Avec ceux-là je n’ai
rien à voir. Non, le personnage que j’ai croisé a l’apparence d’un berger, barbe
en broussailles, grand chapeau, houppelande couleur d’humus. Il tient un grand
bâton noueux pour rythmer sa marche, écarter les ronces et se défendre si
besoin était. Ce personnage, c’est le Meneux de chats. Les nuits de pleine
lune, il sort des vastes poches de sa houppelande une flûte, dont il joue un
petit air, un seul, pour appeler tous les chats à une lieue à la ronde.
Confiants, ils le suivent alors, mais il ne les emmène pas se noyer dans le
Doubs comme le joueur de flûte de Hammelin emmenait les rats de la ville vers
la rivière. Il les emmène au grand bal des chats.
Comment je sais cela ? Eh
bien je les ai surpris, une nuit où quelque douleur me tourmentait si fort que
je ne pouvais rester dans mon lit. Le Meneux de Chats était tellement concentré
par sa musique, et ses petits compagnons tellement sous le charme, qu’ils ne
m’ont pas vu les suivre, à prudente distance, sur le chemin qui s’enfonçait
dans la forêt. Cet étrange cortège marcha jusqu’à une clairière ; là, le
Meneux de Chats s’assit sur un tronc d’arbre et ses petits amis l’entourèrent,
ronronnant et la queue en chandelle. Après avoir tapoté et essuyé sa flûte, le
berger entonna un air de danse ancien, de ceux que l’on aurait pu jouer à un
bal de la Renaissance. C’est un minouet, me dis-je. Beaucoup de danses folkloriques
de nos régions ont été copiées sur les danses de cour des seigneurs locaux. Il
est tout naturel que les chats aient transformé le menuet en minouet.
J’étais tellement fasciné par la
chorégraphie des petits félins que je ne sentais plus ma douleur. Par contre,
je commençais à grelotter. De temps à autre, on entendait hululer. J’eus
soudain la sensation d’une présence et je me tournai à demi. Sur une branche,
un Grand-Duc regardait le bal d’un œil hautain. Connu pour s’attaquer parfois
aux chats et même aux renards, ce rapace ne se serait pas risqué à s’en prendre
aux dizaines de petits danseurs et encore moins au bâton de leur maître de
ballet. J’entendais bruisser des branches givrées, craquer la croûte de la
neige. D’autres bêtes de la nuit étaient venues assister, plus curieuses
qu’hostiles, à l’étrange fête. Après tout, me dis-je, je ne suis que l’une
d’entre elles. On ne tolère ma présence que parce que je reste sagement à ma
place. Le hurlement d’un loup vint confirmer que le public était nombreux et de
toutes les origines.
La fatigue et le froid eurent
raison de mes forces et, le plus silencieusement possible, je pris le chemin du
retour. À notre époque, tout être normal aurait brandi son téléphone portable
pour une photo ou même une séquence. Je n’avais pas cet engin diabolique avec
moi et, en aurais-je disposé, je ne me serais pas permis de tout gâcher avec
l’éclair d’un flash. Et puis il y a des choses qui ne se font pas. En agissant
ainsi, je me serais mis moi-même en dehors du monde des animaux.
Je croyais être parti seul. Je ne
l’étais pas. Me retournant pour essayer de mémoriser le chemin qui menait à la
clairière, j’aperçus deux yeux brillants qui me fixaient. Un chat m’avait
suivi. Je rebroussai chemin en mesurant mes gestes pour ne pas l’effrayer. Mais
il m’attendait, son petit corps bien visible sur la neige à mesure que je
m’approchais. Je m’accroupis pour lui caresser l’échine, et il se tendit en
réponse à ma caresse. Je connaissais ce chat. Il était de mon quartier. Nous
fîmes le chemin du retour de concert, comme deux amis qui rentrent du bal. Puis
il se faufila dans une chatière sans me dire au revoir et je me retrouvai seul.
Je n’avais pas sommeil. Je rentrai silencieusement dans la maison pour
n’éveiller personne. Il me vint l’envie d’écrire tout ce que je venais de voir.
Pour ne pas rompre le charme que je sentais encore en moi, j’ignorai
l’interrupteur et, à la lueur de la pleine lune qui pénétrait dans la véranda,
je trouvai une bougie et des allumettes. C’est éclairé ainsi que je couchai par
écrit la petite histoire que je viens de vous lire.
Mais n’essayez pas de voir le
Meneux de Chats et ses petits amis, je crois qu’ils sont un peu farouches et se
méfient de nous. S’ils ont toléré ma présence à leur bal, c’est sans doute
parce qu’ils ont senti que, cette nuit-là, je n’étais plus tout à fait dans le
monde des hommes. Je ne prenais pas de photo avec mon portable. Je croyais ce
que je voyais sans poser de question. Je ne m’effrayais pas de la présence du
loup. Et, quand je vois comment nous nous conduisons sur cette planète qui
devrait être notre maison commune, je ne comprends que trop la prudence du
petit peuple de la nuit.
Pierrefontaine
–lès-Blamont, le 15 avril 2015
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