Le vent soufflait sur le plateau.
Une fine pellicule blanche commençait à recouvrir les pyramides. Un voyageur
qui serait arrivé cette nuit-là aurait pensé que la neige évoquait le sable du
désert, poudrant la grande pyramide de Chéops et, en retrait, celle plus petite
de Kefren. Puis, en s’approchant, faisant crisser sous ses pas la croûte qui
commençait à geler, il aurait vu que les deux pyramides se touchaient. Non loin
derrière lui, il avait laissé le cimetière et les monuments édifiés en mémoire
des hommes du plateau. Quels pharaons reposent donc là, se serait demandé
le voyageur, si loin de la brûlante Égypte ?
S’approchant davantage, il aurait
vu que les grandes faces des pyramides ne touchaient pas le sol et que
l’intérieur semblait éclairé. Enfin, en collant son œil à l’une des baies
vitrées, il aurait pu surprendre une assemblée de personnes d’âge mûr allongées
sur le sol, contrôlant leur respiration dans un silence de temple bouddhique.
Ou encore un groupe de jeunes gens vêtus de kimonos, enchaînant les chutes et
les projections au sol. Ou encore, mais là, c’était vraiment très rare, il
aurait fallu un sérieux coup de chance, un homme vêtu d’une grenouillère
soulevant d’un geste précis une lourde charge au-dessus de sa tête, devant un
public qui l’encourageait bruyamment. Je me suis donc trompé, aurait conclu le
voyageur. Ce monument n’est pas dédié à la vanité d’un homme seul, mais à toute
une communauté.
Mais par quel tour de magie un
tel bâtiment, dont l’architecture remonte à plusieurs millénaires, s’est-il
retrouvé planté au milieu d’un village de petite montagne, proche de la
frontière suisse ? Certes, on a déjà vu des cas semblables, à Paris, au
Musée du Louvres, par exemple. Mais c’est quand même un peu plus récent, et
dans la capitale, toutes les extravagances ou presque sont permises. Au lieu
que, dans un village, cette construction posée là comme un vaisseau spatial
surprend quand même un peu. Je vais contourner l’étrange objet, pour essayer de
comprendre, conclut le voyageur. Ah, tiens tiens, il semble qu’une sorte de sas
joigne les pyramides à un corps de ferme plus ancien, plus dans le style du
pays. Un peu comme la pyramide du Louvres est reliée à l’antique palais par un
couloir souterrain. Évidemment, là, ce n’est pas souterrain, mais ça y fait
penser. De même que le grand corps de ferme, beaucoup plus ancien que les
pyramides, pourrait évoquer le vénérable Palais du Louvres. Voyons à quoi
ressemble ce corps de ferme.
La façade, de l’autre côté des
pyramides, donne sur une large place plantée de dizaines de tilleuls. Une armée
de tilleuls, commandée par un général dont le buste figure fièrement dressé
face à l’orient. S’approchant de la statue, notre voyageur aurait appris que
c’est celle de Jules François Viette, qui dirigea effectivement une troupe
armée résistant à l’invasion prussienne de 1870 avant de devenir ministre de l’Agriculture
et des Travaux publics aux heures de gloire de la IIIème République. Pour
rester dans le même esprit martial, le grand corps de ferme rattaché aux
pyramides est criblé d’éclats d’obus. Ils datent de 70 ans, mais on pourrait
les croire d’hier. Sur le côté droit de cette façade, une enseigne
indique : Maison pour Tous.
Ah ! se serait dit le
voyageur. Nous avons enfin repris pied dans notre époque. Cet ensemble n’est
pas destiné à la gloire d’un improbable Pharaon local mais, comme je l’avais
deviné en jetant un œil dans les pyramides, à toute une collectivité. Comme une
mairie. Comme une église catholique. Ou comme un temple protestant.
Mais, justement. Dans ce village,
il y a déjà mairie, église et temple. Que vient ajouter à tout cela cet
assemblage anachronique entre un corps de ferme plus que centenaire et une
annexe de forme géométrique évidemment beaucoup plus récente ? Et qui a
bien pu construire cette dernière ? Qui a pu avoir une idée aussi
saugrenue ?
Entrons. En bas à droite du pont
de grange, une porte est ouverte. Mettons-nous à l’abri pour chercher à
comprendre.
Là, au milieu d’allées et venues
de personnes entrant ou sortant de différentes pièces, dans un bruit sourd de
colonne militaire en marche (le step), notre curieux va s’ébrouer et chercher à
poser des questions. Mais personne ne saura lui répondre. Aussi va-t-il sortir
de sa poche l’objet qui guide les voyageurs égarés dans notre monde
d’aujourd’hui. C’est un petit génie aussi puissant que celui de la lampe
d’Aladin. Et, après avoir effleuré sa surface brillante comme Aladin effleurait
la lampe magique, il va poser sa question :
– Maison
pour tous de Blamont.
Aussitôt, une kyrielle de pages à
consulter va s’afficher, parmi lesquelles il va en choisir une. Et là, chers
amis, je vous laisse découvrir à votre retour chez vous, si du moins vous êtes
équipés de la lampe magique, tout l’éventail des activités proposées par cette
Maison pour Tous mais aussi toute son histoire, de la fondation de
l’association à l’acquisition de la vieille ferme, de la construction du
Mille-Club à la mise à disposition du fil-neige de Brisepoutot, du défilé de
chars aux ventes de géraniums à domicile, et même des Charlines aux
Zygomatics...
Mais ce que le gadget qui sait
tout ne pourra jamais lui dire, c’est l’ardeur, l’amitié et l’enthousiasme qui
animaient la vaillante équipe. Nous vivons dans un monde où ce qui ne se vend
pas n’a pas de valeur, point. Tout est mesuré à l’aune de ce que cela peut
rapporter. Rentabilité, productivité, profit, optimisation, comment faire
rentrer dans de tels critères les centaines d’heures passées par une bande de
copains, se crevant la paillasse, comme m’a dit un jour l’un d’entre eux, pour
donner de la vie et du bonheur aux habitants du plateau ? Que sait le
smartphone des émotions, des indignations, des engueulades, des moments de
triomphe, des larmes, des rires du vaillant équipage qui s’est embarqué dans
l’aventure un jour de 1968 ?
Des hommes qui passaient tant
d’heures sur le chantier et de la patience de leurs femmes, alors que les
travaux de leur maison n’étaient pas encore terminés ? De ces femmes,
justement, qui passaient des nuits presque blanches au service ou à la plonge,
quand on faisait une soirée dansante pour gagner de quoi payer des matériaux de
construction ? Et qui trouvaient encore le moyen, sans le dire, d’emporter
chez elles les rideaux de la Maison pour Tous afin de les laver ? Tout ça
parce qu’un jour de 68, quelques braves s’étaient réunis et que l’un d’eux
avait déclaré :
– il
faut à tout prix faire quelque chose pour nos jeunes.
Ça ne s’est pas limité aux jeunes,
nous le savons. Mais ça ne s’est pas limité à une offre de loisirs pour les
gens du Plateau. Ça a créé ce qui fait l’humanité, ça a créé des liens.
Regardez autour de vous. Que sont
devenues la fromagerie de Villars, celle de Blamont ? Et les
épiceries ? Les bureaux de poste ? La station-service ? Les
paysans ? Mais ne nous plaignons pas, nous avons encore des médecins et un
collège. Combien de villages n’en ont plus ? Est-ce que tous ces services
n’apportaient pas quelque chose d’invisible, en plus du service lui-même,
quelque chose comme des liens, le sentiment d’être une communauté ? Et
nous tous réunis ici, nous qui sommes assez vieux pour nous souvenir du temps
où il existait encore tout cela, nous savons bien que ce n’est pas la Toile
d’araignée d’Internet ou les petits génies des smartphones qui vont remplacer
de vraies gens, de vraies poignées de mains, de vraies embrassades, de vrais
liens d’affection ou d’amitié entre les générations. Ces inventions viennent en
plus, pour enrichir le monde où nous vivons. D’ailleurs, je crois me souvenir
que la Maison pour Tous a participé à l’introduction de l’Internet sur le
Plateau. Mais il ne faut pas qu’elles se substituent à ce qui était bon dans la
communauté de jadis.
Heureusement, de vaillants
citoyens y veillent et continuent à ramer à contre-courant depuis presque un
demi-siècle en travaillant pour des choses qui ne se vendent pas, qui ne sont
pas rentables. En travaillant pour que leur cité ne soie pas qu’une
cité-dortoir. Et, dans d’autres campagnes, dans d’autres villes, des milliers
d’associations oeuvrent dans le même sens. Et vous qui m’écoutez, vous en
faites partie.
C’est cela qui doit rester dans
le cœur des habitants du Plateau. Du moins, c’est cela qu’il faut préserver.
Cette amitié, ce don de son temps et de sa peine pour la communauté et pour le
temps libre de sa jeunesse. Les bâtiments vivent et évoluent au fil du temps. La
pyramide de Chéops était faite pour défier les millénaires, les Mille-club du
ministre Missoffe étaient conçus pour quelques dizaines d’années tout au plus. En
ce temps-là, l’état ne trouvait pas que les subventions aux associations
étaient de l’argent fichu par la fenêtre, comme certains l’affirment
aujourd’hui.
Peut-être qu’un jour les deux
pyramides de Blamont disparaîtront, comme le monolithe dans « 2001
l’Odyssée de l’espace » quand il a accompli sa mission. Elles
disparaîtront après avoir vaillamment rempli leur fonction, qui était d’aider
le petit groupe de volontaires à réaliser leur généreux projet. Ainsi, il n’y
aura plus aucun risque qu’un improbable voyageur égaré sur le plateau se
demande ce qu’elles font là.
Il en restera des photos, les
souvenirs dans le cœur de ceux qui les ont construites et de ceux qui s’y sont
adonnés à leur activité favorite, et cette petite histoire que je dédie aux
membres fondateurs de la Maison pour Tous du Plateau de Blamont et à ceux qui
ont pris le relai.
Pierrefontaine-lès-Blamont,
le 15 avril 2015
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