Je pose mon regard sur nous, quelques personnes qui marchons ensemble et qui nous arrêtons de temps à autre pour regarder, ensemble, un lieu remarquable ou écouter, ensemble, l’un ou l’une d’entre nous lire un poème ou un extrait d’un livre qu’il ou elle aime. D’aussi loin que puissent remonter de telles images, cette scène d’un groupe en marche doit hanter notre mémoire collective. À moins qu’il ne s’agisse de notre imagination. Des nomades, hommes et femmes, partis d’Afrique pour se répandre sur toute la planète. Par monts et par vaux. Par cols enneigés et par détroits d’eau salée. Partis ensemble, arrivés ensemble, découvrant ensemble de nouvelles forêts, de nouvelles prairies, de nouvelles rivières, de nouveaux abris sous roche, écoutant ensemble les anciens, près du feu, quand ils surent faire du feu. Et si l’un d’eux, ou l’une d’eux, parti en éclaireur, trouvait quelque chose d’intéressant, il ou elle s’empressait de partager sa découverte avec son groupe. À part pour le pauvre Robinson Crusoë, il est dans la condition humaine de partager. Nous partageons l’air que nous respirons, le langage que nous parlons, et bien plus encore. Celui qui trouve quelque chose qu’il aurait pu partager et qui le garde pour lui afin de dominer les autres est un fou. La plus perdue des hordes du paléolithique l’aurait condamné au bannissement ou pire encore. Mais ce n’est là que mon opinion.
Je m’imagine ces groupes de personnes parcourant la planète depuis la nuit des temps. Homo sapiens quittant le Grand Rift il y a des centaines de milliers d’années, investissant l’Afrique tout entière, puis le Moyen-Orient, puis l’Europe, franchissant le Golfe Persique, découvrant l’Asie jusqu’à ses confins orientaux, traversant le détroit de Béring pour se répandre sur les deux Amériques. Embarquant dans des pirogues pour voguer vers l’Indonésie, l’Australie, l’Océanie. Dans les images bibliques que l’on me montra jadis au catéchisme, il est question d’exode, de grandes tribus parcourant les déserts du Moyen-Orient. Ce soir, notre petit groupe de promeneurs en quête du patrimoine renvoie à cet inconscient collectif, à cet héritage millénaire de tribus errantes, à ce patrimoine de l’humanité qu’est le nomadisme, à ce partage de la planète entre tous les êtres humains. Et l’on est pris de panique ou d’indignation, dans nos pays vieux et gâtés par la terre et le climat, en voyant que cet exode continue sur la Méditerranée, la mer mère de notre civilisation occidentale. Ces gens qui arrivent ne font que suivre les traces de nos ancêtres. Quant à nous, petite tribu éphémère de marcheurs d’un soir, ce ne sont pas des enjeux aussi graves qui nous ont réunis.
Mais je veux croire que ce n’est pas seulement la curiosité, ou le désir de nous distraire, ou le devoir d’enrichir notre culture personnelle, qui nous a rassemblés. En ce prélude à l’automne, période de moissons et de récoltes, de vendanges et de confitures, à partager, nous avons le désir inconscient de poser notre regard sur ce que nos aïeux ont fait, sur les lieux où ils ont vécu, de partager avec les générations précédentes ce patrimoine qui est autour de nous, de partager entre nous ce patrimoine, cette balade, ces lectures, ces agapes. Aux antipodes de ce faux partage qui crépite à chaque seconde par des milliards de clics, de ces pseudo-amis des réseaux sociaux, de cette pseudo-réalité qui s’affiche de façon totalitaire sur les écrans, nous sommes ensemble ici, ce soir de fin d’été, et je nous souhaite à tous un bon moment dans ce monde à la fois si réel et si rêvé.
Valentigney, le 15 septembre 2018
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