MON JARDIN ZOOLOGIQUE
Tout a commencé un matin de l’été 2013. Nous avions emménagé l’automne précédent dans cette petite cité ouvrière construite un peu moins d’un siècle auparavant à Valentigney. Pour la première fois, Zoé, ma petite fille de la banlieue parisienne, c’est-à-dire de Paris, pour nous autres provinciaux, passait une semaine chez nous, sans ses parents. Et comme elle n’avait que trois ans et demi, nous avions un peu peur qu’elle n’ait l’ennui. Mais non, tout semblait bien se passer.
Le soleil se levait tôt. Les premières lueurs du jour commençaient à poindre vers les cinq heures du matin. Nos fenêtres étaient restées grandes ouvertes à cause de la chaleur de l’été et l’on pouvait entendre le croassement d’un corbeau perché sur le toit de la maison d’en face. Plus précisément, il s’agissait d’un freux, mais l’habitude est tellement ancrée de dire "corbeau" que c’est ainsi que nous l’appellerons. Donc, le corbeau en question émettait des séries de trois croassements :
Crohah ! Crohah ! Crohah ! et j’avais peur qu’il ne fasse peur à ma petite Parisienne. Mais que nenni : j’eus la surprise d’entendre, venant de la chambre des enfants, une petite voix répondre au corbeau : Crohah ! Crohah ! Crohah !
Celui-ci, après un temps d’hésitation, commença une conversation en émettant quatre cris, cette fois : Crohah ! Crohah ! Crohah ! Crohah ! à quoi la petite Zoé répondit de sa voix flûtée d’enfant de trois ans et demi : Crohah ! Crohah ! Crohah ! Crohah ! et ainsi de suite pendant un bon quart d’heure. Je ne sais pas ce qu’ils se disaient, mais je n’avais aucun doute sur la complicité qui était née entre la toute petite fille et le vénérable corbeau. Cela me rappela une comptine que je disais jadis à ma fille pour la faire rire avant l’heure de dormir :
"un grand corbeau noir,
tout noir,
m’a crié ce soir :
Bonsoir !
Du fond de mon lit,
j’ai dit :
Ne crie pas si fort !
Je dors !"
Décidément, il y a de bien étranges amitiés qui se nouent entre les petites filles et les corbeaux. Et pas seulement les petites filles, d’ailleurs, puisque me revint en mémoire l’histoire de Germaine et de Gégène. Voici cette petite histoire. Du temps où j’étais facteur, au siècle dernier, je fis la connaissance d’une vieille dame qui habitait à Seloncourt sur le Haut-des-Roches, au-dessus de la falaise qui surplombe Valentigney. Un soir d’hiver où je m’étais attardé à bavarder chez elle pour cause de calendrier, elle me conta comment elle avait tissé des liens avec un corbeau qu’elle avait appelé Gégène. Quand elle partait faire des courses sur son bima, c’est ainsi que l’on nomme un cyclomoteur dans notre pays, Gégène l’attendait, perché sur un poteau des cordes à linge. Quand elle rentrait, il venait frapper du bec à la fenêtre de la cuisine. Alors, Germaine lui donnait de petits morceaux de lard qu’il rangeait soigneusement derrière les volets en prévision des jours de disette.
Cette histoire me fut confirmée par ses voisins, à mes visites suivantes : ah oui, Germaine et son Gégène ! Elle l’a gardé longtemps. J’y pensai un peu puis je n’y pensai plus. Ma petite-fille repartit pour sa banlieue et je repris mon train-train quotidien. Lorsqu’une nuit...
Je ne dormais que d’un œil, allez savoir pourquoi. La pleine lune, peut-être. On dit qu’elle est la cause d’insomnies, à défaut de réveiller les Loups-Garous. Bref, je ne sais pas quelle heure il pouvait être quand j’entendis toquer à la fenêtre de la chambre des enfants. Elle est au premier étage et les pièces sont hautes, aussi il était impossible que ce fût une personne qui toque de la sorte. Et si on y avait lancé des petits cailloux ainsi que font les amoureux qui veulent réveiller leur belle, on n’aurait pas pu le faire en rafale comme ce que j’entendais. D’ailleurs, quel amoureux aurait pu faire cela, à moins que de se tromper de maison ? Il n’y avait pas, chez nous, de fille à marier. Un corbeau, alors, un grand corbeau noir, tout noir ? Mais ils ne se promènent pas la nuit. Je me levai donc sans bruit et allai voir ce qui se passait. Nous n’avions pas fermé les volets de la chambre et la pleine lune éclairait la pièce. Jouets, poupées, pantins et doudous semblaient m’attendre, immobiles, mais peut-être s’étaient-ils figés à mon approche alors qu’ils se livraient l’instant d’avant à un sabbat interdit aux grandes personnes. Peu importe, car je découvris l’auteur des coups à la fenêtre. Devant moi, une sorte de poupée me tournait le dos. J’en fus très effrayé, cette fois, car comment une poupée pouvait-elle se promener devant ma fenêtre, à plus de six mètres de hauteur ? Quelle personne malveillante voulait me jeter un sort en la brandissant au bout d’une perche, en pleine nuit ? Je n’eus pas le temps de faire d’autres conjectures délirantes, car la poupée se retourna et je reconnus, perchée sur la barre d’appui, une Chouette Effraie qui frappa à nouveau trois coups comme avant le lever de rideau dans un théâtre. Malgré ma crainte qu’elle ne s’envolât, j’ouvris en grand les deux vantaux et j’attendis la suite. La Chouette pencha la tête en me regardant, puis se tourna et s’envola pour se poser sur l’un des deux piliers du portail. Là, elle se retourna vers moi et, à nouveau, pencha la tête. Elle semblait attendre, visiblement. Je lui chuchotai :
– j’arrive !
Elle m’attendit le temps que je m’habille et que je descende l’escalier, en silence et en vitesse et, quand je fus devant elle, elle reprit son vol pour se poser vingt mètres plus loin dans la rue. À nouveau, elle se tourna vers moi. L’invite était assez claire et je me mis en route. Mais qu’avait-elle de si important à me montrer, dans la ville déserte et endormie ?
Elle commença par remonter toute la rue du 11 novembre, celle où j’habite, jusqu’à ce que nous arrivions au croisement avec la rue de Franche-Comté et s’envola vers la droite, vers la rue des Graviers et le Doubs. Chemin faisant, je rencontrai un hérisson qui se carapata dans un jardin et un gros rat qui détala et s’enfila dans une bouche d’égout. Levant la tête après avoir entendu un son stridulant, je vis un ballet de chauves-souris traquant les insectes dans le halo d’un réverbère. Pour une ville déserte, je trouve qu’il y a bien du monde dans la rue, pensai-je en suivant mon guide silencieux. Enfin, silencieux... avez-vous déjà entendu le cri délicat de la Chouette Effraie ? Non ? Vous croyez peut-être que c’est un doux hululement, comme dans un film de cape et d’épée sur le Mouron Rouge ? Un peu comme ça ?
– OuhOuhOuh...
Eh bien non. Pas du tout. La Chouette Effraie grince comme les freins d’un vieux vélo, ou même comme un cochon enroué au moment fatal où l’on va s’occuper de son cas. Je préfère encore le cri du corbeau.
Dans la rue des Graviers, mon guide ailé eut la prévenance de voler sur le côté droit de la chaussée, c’est-à-dire sur la piste cyclable. Outre qu’elle était plus large que le trottoir, cette piste longeait des surfaces boisées, plantées de peupliers et envahies par des ronces, qui nous séparaient du Doubs. Tout un petit peuple semblait y vivre, à en juger les bruits de battements d’ailes et de buissons froissés qui accompagnaient ma marche nocturne. Et un moment, j’eus la surprise de voir déboucher à ma gauche, presque comme s’ils venaient de la piscine ou descendaient de la Novie, deux renards l’un derrière l’autre, museau bas, très pressés, rentrant au terrier après le pillage de quelques poubelles. Poursuivant ma balade guidée, j’arrivai au coin pique-nique aménagé au bord du Doubs, à l’abri de grands saules. Sur ma gauche se trouvait le joli quartier de Sous-Roches. La chouette s’engagea dans une rue bordée de petits pavillons mitoyens, plein du charme propre à ce quartier. Et là, c’était le royaume des chats. J’en avais vu quelques-uns au début de ma promenade nocturne, mais là, j’en voyais partout, de toutes les races, de toutes les couleurs, noirs, blancs, bicolores, tricolores, tigrés, chartreux gris et persans bleus, qui nous regardaient passer en se pavanant la queue en chandelle, margottant avec une voix d’enfant qui pleure. La chouette se dirigea dans le dédale des ruelles jusqu’à l’entrée des jardins communautaires.
Hélas, je n’avais pas la clé pour la suivre. Je me promis de me renseigner afin de devenir jardinier moi-même, s’il restait des parcelles disponibles. Mais pour cette fin de nuit, je me contentai d’observer à travers le portail. Il n’y avait pas grand-monde à cette heure-là, je veux dire aucun humain à la tâche. Mais s’ils avaient pu voir, les jardiniers, ils auraient été fort contrariés. En effet, quelques petits lapins se baladaient sans façon sur l’allée centrale et je ne doute pas qu’ils avaient goûté à quelque tendre feuillage dans les jardins déserts. Heureusement pour les jardiniers, ils étaient peu nombreux. Je suppose que ce sont les renards qui régulaient leur population : aucun chasseur ne se serait permis d’aller faire un carton en plein faubourg.
Ce spectacle me rappela un moment que j’avais vécu quelques années auparavant, en Bretagne. Par un beau soir de juin, je m’étais invité dans les alignements mégalithiques de Carnac après avoir franchi la clôture qui les protégeait. Non pas que je me refuse à payer l’entrée, je comprends très bien qu’il faut participer à l’entretien du site, mais l’heure de la visite était passée depuis longtemps. Dans la faible lumière du crépuscule, donc, je déambulais entre ces pierres plusieurs fois millénaires. Et je voyais, partout, des petits lapins gambader, aussi nombreux que les chats du quartier de Sous-Roches. Sans doute les âmes des hommes qui avaient dressé ces menhirs, pensai-je. Pardonnez-moi, je suis totalement hors sujet. Revenons à mon jardin zoologique imaginaire de Valentigney.
J’avais perdu de vue ma chouette et j’en étais presque chagriné, quand j’eus soudain l’idée de tourner mes yeux sur ma droite, où de hauts arbres commençaient à se deviner dans le ciel pâlissant de l’aube. Je me souvins avoir entendu, quand je me promenais en plein jour au bord du Doubs, des claquements impossibles à confondre avec autre chose, ceux d’un bec de cigogne. De fait, plusieurs de ces grands oiseaux avaient construit un nid tout en haut des grands arbres.
Il y avait là un centre Athénas de la Ligue de Protection des Oiseaux dont l’emblème était une chouette. Mon guide de la nuit s’y dirigea pour y prendre son repos sans me donner congé. Je ne pus donc pas la remercier. C’est par ces lignes que je le fais et, si vous la voyez un jour, saluez-la de ma part. Je lui dois cette merveilleuse balade nocturne.
(à suivre)
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