Edmond abandonna lentement la main, froide depuis
longtemps, de sa mère. De l'autre côté du lit, le colonel se mit à sangloter
plaintivement, ce qu'Edmond, habitué depuis cinquante ans à de martiales
injonctions quant à l'expression de ses sentiments, ne supporta pas. Il se leva
en silence, arrêta le balancier de la grande horloge, régla la flamme de la
lampe à pétrole, puis se rendit à pas lents à l'office et demanda à la
garde-malade d'aller chercher le médecin. Celui-ci habitant à deux pas, ce
n'était pas la peine de réveiller le cocher pour atteler. Ensuite, elle procéderait
à la toilette de la défunte.
Il se sentait très calme. C'est quelques heures plus
tôt, alors qu'il avait compris que tout était fini, que sa gorge s'était nouée
et qu'il était aller pleurer en silence dans l'obscurité du corridor. Un
souvenir revenait, obsédant, celui des paroles que sa mère lui avait dites lors
d'une visite quelques semaines plus tôt, quand elle était tombée malade. On en
était à la troisième garde-malade, la maniaquerie et la rudesse du colonel
avaient fait fuir les deux précédentes, pourtant, aux yeux d'Edmond, pleines de
gentillesse et de bonne volonté. Profitant d'une absence de son père, parti
faire quelques pas dans le parc pour se dégourdir les jambes, Edmond s'était ouvert à sa mère de ce fichu
caractère qui n'encourageait guère au dévouement ces personnes pourtant
consciencieuses. Assise dans un fauteuil, elle lui avait adressé un regard
inoubliable, d'une sincérité absolue, un regard qu'il n'avait trouvé que
quelques fois chez ses amis les plus chers, un regard qui abolissait toute
notion de différence d'âge, de sexe et de liens familiaux, et mettait en
présence deux êtres humains dans leur nudité et leur amour mutuel.
- Vous savez, Edmond, si ce n'était à cause de vous,
je voudrais mourir, à présent. Il a toujours été ainsi. Je regrette de ne pas
l'avoir quitté, quand j'étais encore en âge de le faire.
Le retour du colonel, plein de prévenances
ostentatoires envers son épouse, mit fin à la confidence, qu'Edmond avait
écoutée intensément, les yeux pleins de tendresse malgré sa surprise aussi
profonde que secrète. C'était ainsi, évidemment, il aurait du le deviner, mais
cela n'était jamais arrivé au seuil de sa conscience. En écho lui revinrent les
innombrables fois où son père lui avait déclaré, presque comme pour lui faire
la leçon :
- Edmond, si jamais couple fut uni, c'est celui de
votre mère et de moi-même. J'en connais peu d'exemple sur cette terre.
Et en contrepoint, ce fut une image qui se superposa
cette fois aux paroles de son père. Un seau plein de linges sanglants mis à
tremper, dans les lieux d'aisance, et que la femme de ménage avait oublié de
dissimuler à ses regards, quand sa mère, une fois par mois, était indisposée
jusqu'à parfois s'évanouir dans la journée. Il en ignora la cause jusqu'à l'âge
de quinze ans, lorsque l'un de ses camarades de pension lui expliqua quelques
spécificités de l'anatomie féminine. Et il se souvint de ces moments plus
dramatiques où elle avait failli mourir, plusieurs fois, d'hémorragies. Il
s'agissait alors, sans doute, de fausses couches.
Mais pourquoi des fausses couches dans cette famille
aux apparences pieuses ? Edmond s'était inventé une réponse à sa mesure. Le
colonel, mortifié de sa faiblesse physique à lui, Edmond, comparée à la vigueur
de ses deux aînés maintenant officiers de carrière, avait décidé de mettre un
terme à une descendance trop chétive, ou efféminée. Il ne perdait jamais une
occasion de rabaisser, dans ses paroles, les femmes à des êtres bavards,
versatiles et irresponsables. Il n'aurait pas aimé être père d'une fille, après
l'avoir été d'un semi-avorton. Mais, plus vraisemblablement, le colonel
souhaitait-il être tranquille, à l'abri des cris et des babils de tout-petits,
et jouir quand il le voulait du corps résigné de son épouse.
Quand Edmond était parti à la ville terminer des
études de lettres classiques (une honte, dans une famille vouée au métier des
armes, mais on ne pouvait pas lui en demander plus), le colonel l'avait pris à
part d'un air paternel et complice :
- Mon fils, nous avons dans notre famille un sacré
tempérament. Vous avez quelques années pour vous amuser avant de vous enchaîner
par le mariage. Souvenez-vous que tous les jours, je dis bien tous les jours,
que Dieu m'a donnés à vivre avec votre mère, je l'ai honorée de mes ardeurs, et
souvent plus d'une fois. Montrez-vous, à partir d'aujourd'hui, plus digne de
votre sang que vous ne l'avez été jusqu'à présent.
Edmond n'osa pas demander s'il devait aussi se
montrer digne du sang d'Emma, sa mère, qu'il adorait en secret depuis qu'il
avait des souvenirs.
À Paris, Edmond tomba amoureux fou d'une jeune
ouvrière moins délurée que ses collègues, et l'installa dans sa chambre, espérant
sans trop y croire être autorisé à l'épouser, une fois ses études achevées. La
première nuit d'amour fut un fiasco. Il ne savait même pas où chercher le sexe
de son amie, qu'il imaginait quelque part entre le pubis et le nombril, et
n'osait ni regarder, ni explorer de sa main. Les autres nuits ne furent pas
plus glorieuses, et cela dura quelques mois, jusqu'à la lassitude résignée et au
départ de sa fiancée, ainsi qu'il la nommait, avec un camarade d'université.
Edmond voulut mourir, et, un soir qu'il sanglotait,
presque ivre mort, dans le couloir qui menait à sa chambre de bonne dont il ne
se sentait pas le courage d'ouvrir la porte, une voisine, émue, le fit entrer
chez elle. Elle écouta son récit en l'apaisant, prenant son front brûlant
contre sa poitrine, le réconfortant de douces paroles, jusqu'à ce qu'il
s'endorme. Puis elle le déshabilla, l'installa dans son lit, s'allongea à ses
côtés, et le laissa dormir jusqu'au matin. C'était une belle jeune femme, libre
de mœurs, qui posait nue pour des peintres faméliques du quartier des artistes.
Au petit matin, elle ouvrit les rideaux et la
chambre s'emplit de soleil et de l'odeur du café qu'elle préparait, laissant le
pudique Edmond filer vers le paravent. Elle lui saisit la main alors qu'il s'apprêtait
à se rhabiller, tira les draps, retira sa chemise, puis après avoir doucement
recouché son hôte et allumé ses ardeurs, elle s'installa sur lui, avec un
sourire de madone. Ils ne quittèrent pas la chambre ce jour-là, et Edmond
pénétra dans un univers de merveilles. C'est ainsi qu'elle lui sauva la vie,
lui laissant comprendre dès le lendemain que leur liaison ne se poursuivrait
pas, mais l'invitant à partager son amitié. Edmond, tout aux souvenirs
douloureux de son amour avorté, n'eut pas de mal à accepter que les choses
soient ainsi, et fit la connaissance des jeunes artistes que fréquentait la
jeune femme. Elle lui ouvrit un monde qu'il n'avait jamais soupçonné jusqu'à
présent, sauf à travers les mots méprisants du colonel sur les mœurs dissolues
et l'art dégénéré de la bohème. Il continua cependant à se montrer assidu dans
ses études, et ne toucha pas un mot de ses nouvelles relations quand il rentra
chez lui, aux vacances. Quand il fut bardé de diplômes, et commença à enseigner
le grec à l'université, il était devenu quelqu'un d'autre.
Alors le colonel l'entretint une nouvelle fois à
part, pour lui faire l'injonction pressante de prendre épouse, les années de
garçon devant avoir un terme. Edmond lutta de toutes ses forces pour ne pas
rompre violemment, en lâchant tout ce qu'il avait sur le cœur. Seule l'image
d'Emma, sa mère, qu'il aurait dû cesser de voir s'il ne s'était contenu, le
retint de cracher sa haine. Il acquiesça donc d'un air docile. Mais aucune
femme ne succombait durablement aux charmes de cet homme grand et maigre,
voûté, prématurément chauve, passant des nuits à lire ou à écrire au milieu
d'un capharnaüm de papiers et livres de toutes sortes. Courtiser une fille de
bourgeois pour en faire une maîtresse de maison, attirée par sa position
sociale, lui était insupportable. Il se satisfaisait fort bien des bonnes
fortunes glanées pendant les soirées qu'il passait régulièrement dans les
milieux d'artistes, filles libres qui cédaient à son humour et à son idéalisme
candide, et qui lui apportaient pour un soir tendresse et plaisir, sans projet
de construire un foyer. Les jeunes rapins étaient devenus des peintres exposés,
les musiciens étaient écoutés maintenant en concert, les auteurs étaient lus ou
joués sur les scènes. Entre deux ouvrages didactiques, Edmond lui-même avait
composé un petit recueil de ce qui ne s'appelait pas encore bande dessinée, où
chaque page contait une historiette désopilante, illustrée de vignettes
croquées par l'auteur avec un talent réel. On le pressait de persévérer,
protégé par un pseudonyme des foudres de ses trop sérieux collègues de
l'université, déjà déconcertés qu'il ne réponde jamais à leurs invitations et
se livre à de bien curieuses fréquentations.
Ses deux frères avaient abondamment pourvu à ce que
le nom du colonel ne s'éteigne pas. Autrefois Edmond serait devenu prêtre, par
volonté paternelle, et il trouvait finalement son sort enviable par rapport à
la carrière ecclésiastique.
Pour l'heure il restait à organiser les obsèques.
Les deux aînés s'employaient à pacifier l'Algérie, dont tant de régions
restaient rebelles en cette fin de XIXe siècle. Ils ne pourraient
être sur place le jour de la cérémonie; le veuf devrait attendre la prochaine
permission pour profiter de leur viril réconfort. Restaient les membres de la
famille auxquels Edmond se chargea d'écrire, questionnant le colonel afin
d'être sûr de n'oublier personne. Il fit maintes découvertes : des brouilles
mystérieuses l'avaient tenu dans l'ignorance de branches entières de sa
parenté. Edmond passa plusieurs veillées en compagnie du colonel, et entrevit
fugitivement que c'était un être humain, avec lequel, né sous une autre étoile,
il aurait pu tisser quelque chose comme de la fraternité. Mais ce sentiment
était à chaque fois chassé par des attitudes de son père, qui déclenchaient en
lui une répugnance profonde. Par exemple lorsque celui-ci gémissait devant la
dépouille d'Emma, et finissait par la bénir après d'être lui-même signé, de
façon impudique, pensait Edmond. La possession physique avait été remplacée par
une possession magique, il n'y avait là ni piété ni chagrin. Ou quand le
colonel délaçait avant le repas du soir le corset qui lui gardait malgré son
âge une silhouette martiale. Ou qu'il étalait ses petites misères physiques de
vieillard. Et surtout quand il parlait des femmes.
- Vous m'auriez fait tant plaisir, Edmond, en vous
mariant, avant que je rejoigne votre mère. Mais au nom du ciel, pas avec une
institutrice laïque, ces bonnes femmes qui feraient mieux de torcher leurs
gosses que de vouloir jouer les femmes savantes. Je crois que je vous
pardonnerais une gourgandine repentie, mais ne m'amenez jamais une institutrice
laïque. Ou pire encore une normalienne.
Edmond restait alors muet, conscient du fossé
infranchissable qui le séparait du colonel. Il lui pardonnait d'être
bonapartiste, calotin, intolérant, mais son attitude envers toutes les femmes,
et d'abord envers Emma, le révoltait, et Edmond était n'était pas loin de
penser que le vieil homme n'avait finalement que ce qu'il méritait.
Les obsèques se déroulèrent comme il se devait,
hormis quelques présentations avec certains membres de la famille. Il avait
gardé copie de leurs adresses, et se réserva d'enquêter plus tard sur les
origines des brouilles qui les avaient séparés. Son appartenance à la Franc-Maçonnerie,
évidemment dissimulée à ses parents, ne l'empêcha pas de singer à la perfection
les attitudes et les paroles de l'assistance. Il aurait voulu emporter un
souvenir de sa mère, mais le colonel refusa d'un air presque outragé de se
séparer de quelque relique que ce soit. Aussi Edmond joua-t-il, une nuit, les
cambrioleurs, dans la chambre mortuaire, et enfouit-il un objet dans sa
mallette, presque certain que son père n'irait pas jusqu'à remarquer son
absence – sans doute pour lui un truc de
bonne femme. Tout au plus irait-il jusqu'à soupçonner une des
gardes-malades, mais sans pouvoir en accuser aucune avec certitude.
De retour à son domicile, il
déballa avec précautions le fruit de son larcin. C'était un poudrier d'argent
un peu terni. Edmond l'ouvrit délicatement, approcha ses narines de la
houppette encore imprégnée de l'odeur de la poudre de riz dont il avait tant
aimé l'odeur sur les joues adorées d'Emma. Puis il posa son regard embué de
larmes sur le miroir serti à l'intérieur du couvercle, évitant d'y faire
refléter son visage, pendant de longues minutes, avant de refermer le poudrier
et de le ranger avec ses trésors les plus secrets, une boîte de couleurs que sa
mère lui avait offerte lorsqu'il était enfant, et un livre de George Sand
qu'elle lui avait envoyé pour ses vingt ans. Soudain, des pas et des éclats de
voix dans l'escalier le tirèrent de ses pensées. On sonna et il alla ouvrir. Un
homme corpulent, au visage coloré, l'interpella d'une voix joviale :
-
Alors, mon vieux,
où étais-tu passé tous ces jours ?
-
Un voyage en
province.
-
Tu as enterré
une tante à héritage ?
enchaîna
un personnage plus petit, aux yeux pleins de malice. Puis, voyant l'air grave
d'Edmond, il posa affectueusement la main sur le bras de celui-ci :
-
Pardonne-moi,
je suis indiscret.
-
Non. Mais j'ai
hérité quand même. De plus que je ne pourrai jamais avoir.
-
N'en dis pas
plus. Un fiacre est devant la porte, prend ta canne et ton chapeau, on va fêter
ça à Montmartre, dans l'atelier de l'oncle Jules !
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