J’ai
rêvé cette soirée. Je suis assez content de moi d’avoir pu provoquer
l’événement, après avoir traîné pendant tant d’années dans ce quartier du
Haut-des-Roches. Mais si j’ai pu vivre ces 23 ans de ma carrière de facteur, si
j’ai pu ensuite en faire un livre, si je peux parler ici ce soir, c’est grâce à
vous. Je n’ai aucun mérite, si ce n’est de savoir faire des phrases, comme
d’autres font des photos, pas plus. Sans vous tous, il n’y aurait pas eu de
facteur Paul – François pour les intimes.
Ce
quartier, c’est devenu mon village, au fil des ans. J’ai toujours été un peu
nomade, oh, très modestement. Je n’ai pas réellement de pays d’enfance, même si
j’ai passé six ans à Pont-de-Roide. Je me suis baladé entre la région
parisienne et le Doubs, et, la plupart du temps, j’ai été traité comme
quelqu’un qui n’est pas du pays. Je n’étais pas né à Pont-de-Roide, ni même
dans le Doubs. En Seine-et-Marne, à 12 ans, j’ai été traité de petit péquenaud,
puisque j’avais un accent de l’Est et que je n’étais pas francilien. À Paris,
c’était plus facile, car personne n’est de Paris. Enfin, de retour dans le
Doubs, j’étais évidemment devenu, pour beaucoup, le Parisien. Jamais le gars
d’ici. Jamais je n’ai pu dire, sans être contredit : voici mon village,
voici ma ville. Et, un jour, j’ai décidé que ça n’avait aucune importance. Que,
comme l’a dit, il y a plus de deux mille ans, un philosophe grec, je suis
citoyen du monde. Et que mon pays, c’est là où les gens m’aiment. Ce n’est pas
compliqué.
Ainsi,
dans ces rues du Haut-des-Roches, je me sens aussi profondément chez moi que
dans les forêts de Pont-de-Roide, ou même à Montmartre. J’y ai passé des
moments si merveilleux que, pour les raconter tous, il faudrait bien davantage
qu’un livre. Celui que j’ai écrit n’est qu’un pâle résumé de tout ce que j’ai
dans le cœur. Pendant mes tournées, évidemment, et, maintenant que vous le
savez, vous comprenez pourquoi j’étais quelquefois distrait, c’est que je
rêvais en distribuant mon courrier. J’étais en retard, c’est parce que j’avais trop
parlé avec les gens, ou que je les avais trop écoutés, cela arrivait aussi.
Enfin, les moments qui restent les plus hauts en couleur, ce sont ces fameuses
semaines d’hiver où j’allais aux calendriers, à la nuit tombée. Là, j’ai
engrangé beaucoup trop d’histoires, de portraits, de confidences, pour pouvoir
jamais les raconter. D’ailleurs, ça vaut peut-être mieux. Mais j’aimais aussi
ces errances, dans les rues désertes, sous la pluie ou la neige, à la lumière
des lampadaires, accompagné parfois par les aboiements des chiens. Ces
moments-là, le quartier était à moi, rien qu’à moi. J’étais seul, à peine sorti
d’un intérieur chaud et accueillant, et en quête d’une fenêtre éclairée qui
m’indiquait que je pouvais sonner. Pipi contre un arbre, évidemment, avec les
breuvages variés que j’acceptais chez vous. Quelquefois, je fredonnais tout
seul, non pas parce que j’étais saoul, mais parce que j’étais heureux, que je
sentais qu’il n’y avait que moi qui voyais ces rues ainsi, et que c’était un
grand privilège. Mes collègues plus jeunes, qui délaissent peu à peu cette
coutume, ne savent pas à côté de quoi ils passent. Il est vrai que, à part pour
un Jean-de-la-Lune comme moi, c’étaient bien des heures perdues, alors que l’on
peut aussi bien ramasser les étrennes en 30 secondes, le matin, pendant sa
tournée. Mais, pour moi, ces heures n’étaient pas perdues, et resteront gravées
dans ma mémoire pour le restant de mes jours.
Anecdotes,
par centaines. Je ne vais pas céder au désir de tomber dans la facilité en les
énumérant, mais je vous en conte une quand même, pour planter le décor. Nous
sommes dans cette rue, précisément, un soir de novembre. La nuit tombe. Je suis
arrêté chez Nardin, et je parle d’un outil de jardin très astucieux, dont le
nom est « Perrette ». Il s’agit d’une sorte de bêche articulée, dont
on plante les dents dans la terre, pour ensuite les soulever en appuyant sur le
manche. Grâce à l’articulation située au dessus des dents ou du fer de la
bêche, la motte est décollée et retournée sans efforts et sans se faire mal aux
reins. Je suppose que vous en avez déjà vue de semblable. André Nardin
m’écoute, puis s’illumine soudain :
-
Mais j’en ai une, François ! Elle avait été fabriquée par un gars de chez
Peugeot, il y a bien 50 ans ! Il n’avait pas déposé de brevet, mais ça
marchait. Ne bouge pas, je vais la retrouver dans le bûcher.
Puis,
l’ayant retrouvée, André Nardin me la donne, et me voilà reparti dans la rue où
la nuit est maintenant tombée. Je suis bien sûr vêtu en facteur. Je porte le
béret, que je préfère à la casquette. Ma grosse sacoche de cuir pleine de
calendriers, que je porte en bandoulière, me bat le flanc gauche, et, sur
l’épaule droite, je porte maintenant la fameuse bêche, dont la partie
supérieure a été faite avec un guidon de vélo. Arrivent en face de moi deux
adolescents, qui me regardent d’un air un peu narquois. Puis l’un deux, (c’est
Rémy Mathey) m’interpelle :
-
Eh, m’sieur, pourquoi vous êtes déguisé en diable ?
Je
suis revenu, déjà retraité, un soir d’hiver, au crépuscule, prendre des photos
de ce quartier sous la neige. Quelquefois, je me dis que j’ai eu, grâce à mon
métier, autant de chance que si j’avais été faire du trekking au Népal ou en
Nouvelle-Zélande. Moi, j’ai voyagé dans le temps et dans le monde des rêves.
Mais
les trekkers aiment aussi à se rappeler l’hospitalité des habitants, lorsqu’ils
visitent une contrée lointaine. On les entend raconter, avec émotion, l’accueil
qu’ils ont reçus dans telle isba, dans telle yourte, dans telle chaumière, et
dont ils gardent en eux le souvenir comme un trésor. Moi aussi, dans mon voyage
dans la combe de Thulay, dans la rue du Bannot, aux Longeroies, aux
Bouchoutots, sur le Haut-des-Roches, j’ai été accueilli comme ces voyageurs.
Pour moi aussi, des portes se sont ouvertes sur des intérieurs bien chauds, qui
sentaient le café ou la soupe de légumes. À moi aussi, on a souri, et je
voudrais pouvoir raconter tous ces sourires. S’il y a eu des accueils plus
froids, je les ai oubliés. J’ai eu beaucoup de chance et de moments
merveilleux, il me suffisait de regarder autour de moi, et d’ouvrir grandes mes
oreilles à ce que l’on me confiait.
Je
me donne quelquefois l'impression de ressembler à Marco Polo, après son long
voyage, ressassant jusqu'à plus soif les souvenirs des pays lointains, et
écrivant tout cela. Je fais la même chose, même si, après tout, mon long
voyage, ça a été la tournée 4 du bureau de Seloncourt, que j'ai bien dû
parcourir 4 ou 5000 fois – si vous en doutez, recomptez…
Mais,
outre la nostalgie de ce qui a été aussi ma jeunesse et ma force de l'âge, je
tiens à témoigner d'un monde qui disparaît peu à peu, sous les coups de boutoir
du progrès technique et de la course au profit. Quand j'ai commencé sur cette
tournée, il y avait encore un café-restaurant et un marchand de journaux.
Ils
n'existent plus, bien sûr, mais j'ai pu lire, à demi effacés sur les façades
des maisons les plus vieilles, qu'il y avait au moins deux débits de boissons
en plus, au 40 rue du Bannot et au 78. Et deux épiceries. Oui, en haut de la
Rouchotte, le Caïffa. Le Caïffa, pour les anciens de
Seloncourt, c'était le surnom de son gérant, car l'enseigne était "au
Planteur de Caïffa". Et la marchandise, souvent du café, mais aussi des
denrées venues des colonies, tout était livré par un colporteur, équipé d'une
charrette à plateau tirée par un cheval. Le surnom vint de lui-même. Et ceci,
arrêtez-moi si je me trompe, jusqu'au décès du Caïffa, en 1943. La maison
existe toujours, à l'entrée de la rue Cuvier.
Et,
11 rue de la côte, il y avait une deuxième épicerie, un Ravi, dont on peut
aussi encore lire le nom sur le mur de façade.
Enfin,
il y avait une école, dans laquelle nous passons cette veillée.
Tout
cela n'était pas rose, évidemment, et la vie était dure à cette époque. Mais
ces petits commerces permettaient aux personnes âgées de faire leurs
commissions elle-mêmes, et de rencontrer du monde. Même quand elles n'avaient
pas de voiture.
Quoi
? qu'est-ce qu'il dit, le facteur ? une personne qui n'a pas de voiture ? Eh
oui, ça existe même de nos jours…
Et ces personnes âgées sont tributaires des repas de la commune, ou de
la bonne volonté d'autrui, pour pouvoir se ravitailler. Voilà pourquoi je
trouve que l'on a perdu quelque chose quand ces petits commerces ont mis la clé
sous la porte. J'en ai connu pas mal, qui n'avaient plus les jambes pour
descendre à Seloncourt ou à Valentigney, par l'escalier sur la falaise,
d'ailleurs, mais qui seraient allées au Ravi. Et qui ne sortaient plus.
De
nos jours, progressivement, tout
le secteur devient une cité-dortoir, sans commerce de proximité, sans lieu
communautaire, où chacun pourra passer ses veillées devant l'écran cathodique
de son choix. Mais c'est pareil partout. Il y a eu, il y a encore, un facteur,
bien sûr. Mais avec la réforme de la poste, on verra de plus en plus de
porteurs de papiers, obsédés par l'idée de finir de bonne heure, jamais les
mêmes, car une bonne gestion des ressources humaines exige qu'ils soient tous
interchangeables. Je ne payais déjà plus de mandats, mais je parlais encore,
cela a suffisamment irrité certains. J'avais, le temps, dans tout le sens très
fort de cette expression. Maintenant, on n'aura plus le temps, parce que le
temps appartiendra à quelqu'un d'autre, et en premier aux actionnaires de la
Poste, qui ne voudront jamais payer du personnel pour qu'il flâne. Allons, tout
le monde la tête dans le guidon. Et changez-les souvent, la comptabilité n'a
rien à faire avec les états d'âme.
Ah,
si, il y a un lieu communautaire. La déchetterie, avec la noria intarrissable
des remorques chargées de déchets verts à la belle saison. Là, on voit, que les
gens ont envie de se rencontrer. Mais je noircis sans doute trop le tableau, et
puis vous n'êtes pas venus ici ce soir pour m'entendre râler contre la vie
moderne, et pleurer sur le bon vieux temps. Et d'ailleurs, je me répète,
précisément parce que vous êtes ici, j'ai réussi mon coup, et il y aura ce soir
comme une veillée, ensemble. Je suis heureux de vous revoir, gens de ma
tournée.
Et
puis, si vous n'étiez pas de ma tournée ces années passées, maintenant, vous
êtes adoptés. Je ne suis pas de ceux qui diront que vous n'êtes pas du village.
Ainsi
parla le facteur le 20 septembre 2008, dans la petite école du Haut-des-Roches,
devant une assistance rare et bienveillante. Au fond, le responsable de la
bibliothèque municipale, venu ouvrir la salle, et offrir gâteaux et boissons à
la fin de la lecture. Aux côtés de Paul, Nane, qui enregistrait au caméscope.
Assis dans la salle, quatre personnes de sa tournée, dont trois habitaient la
rue, à quelques mètres de là. Et quatre qu'il connaissait d'aileurs, par des
associations. Dont deux étaient arrivés en retard, après la lecture du fameux
texte. Le présent, presque la déclaration d'amour que Paul aurait voulu faire
ce soir-là, ne serait pas partagé entre bien grand monde…
Pourquoi,
songeait-il tout en lisant, ne sont-ils pas venus, madame M…, monsieur P… et sa
compagne, madame D… ? ils
m'avaient promis spontanément de venir m'écouter, et ils ont trouvé mieux, ou
plus urgent, à faire ce soir-là. Et tant d'autres qui étaient prévenus. Je
m'étais fait à l'avance une joie de dire tout ce que j'avais dans le cœur, et
je parle presque tout seul… Comme un qui convierait ses voisins à un apéritif
de quartier, et qui en n'aurait qu'un sur dix pour trinquer avec lui. Un sur
cent. C'est moi qui me suis trompé, je n'ai pas à leur reprocher quoi que ce
soit.
C'est
de ma faute. C'est moi qui cours après le passé, ce n'est pas pour rien que
j'ai cité Proust. Et on ne remonte pas le temps. Ou alors, c'est si fragile, quelques instant,
avec un ou deux élus sur beaucoup d'appelés. Je les ai déjà fait, mes adieux,
c'était un samedi soir, dans un préfabriqué de Beaucourt, le 18 février 2006.
Pour être précis, non pour être pointilleux, parce qu'il y a des soirées qui ne
s'oublient pas.
Ce
soir-là aussi, je l'ai raconté. Ils étaient presque tous là, ma famille, mes
amis, mes collègues, enfin, les anciens, et beaucoup, beaucoup, de gens de ma tournée. Combien de ces
derniers ? Quinze ? Vingt ?
Cette fois, je n'ai pas parlé, pas
raconté d'histoire, j'ai juste prononcé ces phrases :
-
je suis
touché et ému que vous soyez venus aussi nombreux. Je vous souhaite une bonne
soirée.
Voilà.
Si j'avais eu un peu plus de clairvoyance, je m'en serais contenté, et je
n'aurais pas chercher à courir après le temps passé dans la petite école du
Haut-des-Roches. Et le texte que j'ai écrit se serait contenté, lui, des
lecteurs qu'il aurait trouvé en devenant un chapitre dans un livre.
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