Der
Teufel, je suis complètement ivre. Nous avons mangé du fromage de
Munster, des oignons frais, et bu au moins deux bouteilles de vin chacun. Et il
en reste. On a aussi des cigares. C’est l’été. Nous sommes vautrés dans
l’herbe, près des ruines des fortifications de Heidelberg, depuis l’heure où
les maraîchers ont regagné leurs pénates. Jadis, c’est avec des étudiants que
je passais mes nuits d’été, dans les tavernes et les rues qui entourent
l’Université. La police nous montrait une certaine mansuétude, nous étions des
fils de bourgeois, destinés à remplacer nos pères.
Je ne suis même plus étudiant. Je l’ai été,
pratiquant les rites initiatiques du milieu. Il m’en reste l’obligatoire
balafre qui signe ma virilité, après un simulacre de duel où nous étions saouls
à lâcher les fleurets. Je n’ai même pas senti la douleur de la lame. D’ailleurs
cela s’est-il réellement passé ? Je traîne maintenant avec des
trimardeurs, des demi-sel, aux discours de révolté – leur façon de vivre m’a
fait croire qu’ils l‘étaient plus que d’autres. Je les ai rencontrés dans les
cabarets de barrières. Moritz et Max vivent de petites rapines, de travail à la
journée comme portefaix, ou encore au crochet des filles qui s’entichent d’eux.
Il y a des interstices dans les mailles du rude filet germanique.
J’erre de fausse rupture en fausse rupture. Bon
garçon, bon élève, bon petit communiant, famille catholique, commençant des
études interrompues en 1848, (nuits blanches à parler de Hegel et de Feuerbach,
je m’écartais déjà de ceux qui feraient carrière à l’Université), puis
gratte-papier dans une étude de notaire. Velléitaire, croyant avoir jeté toutes
les valeurs bourgeoises aux orties et n’en ayant pas trouvé d’autres dans les
milieux étudiants ou révolutionnaires, je ne me suis même pas engagé
franchement derrière le drapeau rouge. Il aurait fallu pour cela rompre avec la
goton qui partageait ma chambre, et à laquelle je vouais un attachement
pleurnichard – j’avais eu du mal à la trouver, et ce qu’elle m’accordait
m’était si précieux... Le sort a voulu qu’elle parte avec un autre. La suivante
est volage et semble apprécier surtout le logis qui me reste. Je suis sans
ressources maintenant, après des frasques d’ivrogne, et j’essaie de me trouver
moi-même dans la fréquentation des seconds (troisièmes ?) couteaux de
Heidelberg. Sans ressources, ce serait mentir, une mienne parente me lâche de
temps en temps un Thaler, pour soulager sa conscience de marraine.
Max a le regard ailleurs. Je sais parfaitement que
ce n’est pas le moment de parler, mais je hasarde, en regardant la pleine
lune :
-
Dire que cet
astre tourne autour de nous, et nous autour du soleil...
-
Tu gobes
vraiment tout ce qu’on te raconte, répond Moritz. J’comprends pas que des gens
qui se croient si intelligents arrivent à penser des trucs pareils.
Pas la peine d’insister. D’ailleurs, si Moritz avait
raison ? Qu’est-ce que je sais de plus qu’eux, moi, pour m'aider à
vivre ? Le Catéchisme, auquel j’ai tant cru ? Ce que m’ont appris mes
professeurs du Gymnasium ? Mes restes d’idéalisme ? Mes lectures
philosophiques ? Max a toujours les yeux dans le vague. Il éteint ce qui
reste de son cigare, lampe une gorgée de vin, et me dit d’un air ennuyé :
- Au fait, faut que je te dise, cet après-midi, j’ai
couché avec ta Gretchen. Ça te fait rien, hein ?
Mein Gott, en plus il est loyal, pas vrai ? Ne perdons pas la face. Non, Max,
tu sais bien que je suis pour une société où tout le monde serait libre de ses
actes, je vous l’ai assez rabâché : donc ça ne me fait rien. Pourtant quelque
chose se glace à l’intérieur de moi.
Ça s’en ira avec du vin, je l’espère. Mes nouveaux amis sont décidément
sourds à mes états d’âme.
J’ai maintenant le hoquet. Les autres ne disent
rien. Il faut attendre que ça passe. Je vais pisser en titubant contre un
cerisier vénérable. J’allume un débris de cigare retrouvé dans ma poche.
Autrefois, je fumais la pipe, dans les tavernes, une belle pipe en faïence. Le
hoquet s’espace un peu. Voyons les choses en face, je n’ai pas de chance avec
les femmes. Il faut dire que mes soirées à boire avec des voyous semblent
indiquer que je préfère les hommes, mais même sans avoir bu ce n’est pas un
garçon qui me met en état. Ce n’est
pas de garçons dont je suis tombé amoureux, en réussissant juste à me rendre
ridicule.
Et quoi de surprenant ? A quoi ai-je rêvé
pendant des soirs, d’une éternité d’adolescence ? Si les autres savaient…
Avant que j’aie pu serrer une fille dans mes bras. Bien avant :
Un
maître d’école me toise d’un air sarcastique, le regard brillant, la voix
doucereuse. Il m’annonce qu’il va me donner une correction devant toute la
classe. Un tourbillon de confusion m’envahit, comme le bruit de l’eau dans les
oreilles quand on plonge la tête dans la baignoire. Il me semble que tous les
élèves prennent leurs aises, à la façon des adultes que je côtoierai plus tard,
dans les salles sombres, dans les cabarets louches, quand des éclats de chair
vont se dévoiler. Il va me déculotter. Et quelle que soit ma fureur qu’il en
soit ainsi, la scène m’émeut. Je me la remémore jusqu’à satiété pour mes
plaisirs solitaires. Voilà ce que je suis, ce qu’on a fait de moi. Je mettrais
le feu au monde entier pour être lavé de cette tache, mais ça me colle comme
une tunique de Nessus. Ou, plus conformément à mon éducation religieuse, comme
le péché originel. Comment pourrais-je un jour prendre place parmis les cerfs
et les biches du troupeau, en me sachant ainsi marqué d’infamie ? Non pas
à cause de la correction, mais du plaisir que je ressens à y penser.
Pendant nos soirées estudiantines, il est
arrivé que des filles de joies, assises sur les genoux des meneurs de la bande,
évoquent, en pouffant, les gérontes qui venaient se faire flageller au bordel.
Je suis irrémédiablement souillé par le point commun que j’ai avec ces loques. J’ai,
le croiriez-vous, une certaine idée de moi-même, celle d’un homme qui se dresse
contre l’injustice, et non pas celle d’un chien qui se couche en attendant le
fouet. Qui dois-je remercier de cette mutilation, le maître d’école, le
confesseur qui tâchait de m’arracher l’aveu de pensées impures, le destin qui
m’a refusé l’attention des femmes dès ma petite enfance ? J’ai vu, chez
des gens modestes, une mère donner le bain à son petit garçon, et la tendresse
de ses gestes. En lieu et place de cela je n’aurai eu que l’air ennuyé de la
bonne s’acquittant d’une corvée, me nettoyant comme elle aurait récuré les
lieux d’aisance, et les gestes cruels du maître d‘école. Le corps est
haïssable, n’est-ce pas. Alors jouissons de cette haine. Et confessons-nous de la
honte d’en jouir. Les maîtres d’école et les curés peuvent bien rire de ma
révolte, elle n’est qu’en
surface : ils m’ont marqué à l’intérieur de moi-même, comme un embauchoir
le fait avec une chaussure. J’ai tant aimé lire Max Stirner, mais comment affirmer
la prééminence de mon individu unique
sur le monde entier, alors que ma culotte est encore en tire-bouchon sur mes
chevilles, mon derrière rouge des coups qu’il vient de recevoir, et qu’en plus,
enfer et damnation, j’en redemande ? Je n’aurais décidément pas dû naître.
Je ne suis même pas un monstre romantique, je suis une erreur grotesque, je
voudrais juste qu’on me froisse comme une feuille raturée et qu’on me jette au
feu.
Max et Moritz ont peut-être subi cette lapidation de
l’amour-propre d’un enfant, mais ils s’en fichent maintenant. Ils sont de ceux
qui se poussaient jadis sans scrupules pour assister au supplice de leurs
semblables sur la grande place. C’est avec leurs poings qu’ils se font
reconnaître de leurs pairs, et ça leur suffit. Si une telle humiliation leur est arrivée, ils jouaient déjà
alors dans les encoignures avec leurs petites voisines. Moi pas, je ne savais
même pas comment elles étaient faites. Je n’ai découvert que beaucoup trop tard
les délices qu’offraient leurs différences physiques.
J’ai été pendant mon adolescence d’une admiration
servile pour les maîtres bien autoritaires, qui mettaient en valeur mes
qualités de bon élève. Aurais-je fait fusiller des ouvriers, si le destin avait
choisi que je sois sous-officier d’infanterie ? Moi, le Révolutionnaire… En
fait, la Révolution s’engage dans la vie quotidienne, et je ne me rappelle pas
m’être opposé aux curés ni aux maîtres d’école, fut-ce en baissant le front
d’un air buté, ou discrètement ironique. Max et Moritz ne se sentent, eux,
jamais coupables.
Et pourtant je ne voudrais pas être comme eux.
Je regagne en titubant la bauge où sont couchés mes
complices. En marchant me reviennent mes rêves d’héroïsme. Les barricades, à
Paris, à Varsovie ou à Vienne. Je me dresse, poitrine offerte aux balles,
superbe. Ils me prennent, me torturent, mais je n’avoue pas. Mes camarades
prisonniers me regardent avec admiration et tendresse. Les filles voudraient
essuyer le sang qui coule sur mon visage. Je n’ai pas cédé. Ou alors, je me
dresse contre Max quand il bouscule sa femme. Nous nous battons, gourdins
levés. Il connaît infiniment mieux que moi le combat de rue, mais je fais front
avec courage. D’ailleurs il n’est pas seul, je me bats contre plusieurs
adversaires. Je saigne, je tombe, mais je me relève. Enfin je suis victorieux.
Ils s’en vont comme des chiens, la queue basse, tandis que la femme de Max
panse mes plaies avec sollicitude, une lueur d’admiration dans le regard. C’est
ma poitrine mâle et soulevée d’indignation qu’elle touche doucement, du bout
des doigts, pour m’apaiser. Le hoquet me reprend. Je me dis que ces rêveries
sont encore plus ridicules que mes émois d’enfant battu.
Moritz et Max décident d’émigrer plus à l’écart de
la route, où passent des étudiants venus s’encanailler dans une barraque de
planches d'où sortent des rires et des chansons, quelques dizaines de mètres
plus loin. On trouve un endroit pour continuer à vider laborieusement le
contenu des bouteilles qui nous restent. Je vais vomir dans un coin, puis
j’essaie de boire encore et de fumer mon débris de cigare, mais mes doigts me
semblent épais et inertes comme des morceaux de boudin. Oubliés les rêves
d’héroïsme, la douleur d’être trompé, la honte secrète d’avoir des rêves
contre-nature, avec des hommes, et qui plus est des hommes qui incarnent
l’autorité c’est-à-dire ce que je prétends haïr.
Renonçant à
transporter leur compagnon ivre-mort, Max et Moritz rentrèrent dormir dans sa
soupente – Max dans le lit, Moritz par terre, des vêtements roulés en boule
sous la tête, couvert d'un manteau trouvé dans l’armoire.
Lors de ses
travaux matinaux, un des maraîchers découvrit un corps, à demi caché dans des
fourrés. D’autant plus grotesque que le pantalon était baissé jusqu’aux genoux.
Foudroyé par le Tout-Puissant en plein péché, en pleine orgie !
pensa-t-il. Plutôt que de jeter le cadavre dans le Neckar, le maraîcher prévint
la police, dans l’espoir que quelques descentes calmeraient un temps les
milieux interlopes qui avaient établi des lieux de débauche trop près de ses
champs.
– Qu’ils
fassent ce qu’ils veulent, mais sans mettre leurs ordures dans mes rangées de
choux !
Les vêtements de la victime semblaient indiquer
qune s'agissait pas d'un rôdeur de barrière, aussi y eut-il recherche
d’identité et autopsie. Celle-ci révéla que la victime avait été violée, ce qui
ne surprit pas les policiers, et qu’elle était en état d’ivresse profonde
lorsque le ou les agresseurs lui avaient fracassé la nuque à coup de gourdin.
Bien entendu, on ne retrouva jamais les coupables. Instruits de la rumeur par
l’amie de leur hôte, Max et Moritz avaient déguerpi depuis longtemps, emportant
ce qui pouvait se vendre. Les étudiants qui se hasardaient hors de la ville
firent toutefois l’objet d’une mise en garde toute paternelle lors d'un interrogatoire
de pure forme – il faut bien que jeunesse se passe, mais il y a des bornes à ne
pas franchir.
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