KAMA SOUTRA.
Yvon
entra dans la salle d’attente, qui était vide, et s’assit sur un siège en métal
noirci, aux formes design et à l’apparence fragile. Il se pencha pour attraper
une revue défraîchie sur la pile qui débordait de la table, écarta plusieurs
“Elle”, deux “Action Automobile”,
un “Express” de huit mois, puis revint sur un des “Elle” dont la
couverture annonçait :
“Spécial FESSES : 55 pages postérieurement correctes”. Il se recula
sur son siège et commença à feuilleter le journal, passant sur les publicités
tous azimuts pour chercher l’article annoncé.
Il n’eut pas le temps
de trouver de quoi rêver, la porte s’ouvrait, et une femme d’une quarantaine
d’années, chataine, bien faite mais d’une mise sévère, lui fit signe d’entrer.
Il se leva. Lui même était âgé de trente-sept ans, petit, les cheveux noirs et
bouclés, et donnait l’air d’une perpétuelle agitation. Il la suivit, et aucun
balancement de hanches ne vint le distraire du but de sa visite. Elle s’assit
derrière son bureau et, d’une voix grave, sobre pourrait-on dire, elle l’invita
à s’asseoir en face d’elle. Puis elle le fixa d’un regard interrogatif.
- Hum ... bonjour madame.
- Bonjour monsieur.
Yvon
était décontenancé. Les plaques posées à l’entrée du cabinet médical mentionnaient
trois médecins, dont le docteur G. Laplace, ancien interne de la Faculté de
Paris. Il avait pensé à un Georges, à un Guy, mais pas à une Geneviève. Ce
qu’il avait à dire avait du mal à arriver jusqu’à ses lèvres. Mais il était
bien obligé.
- Je ne suis pas malade, mais j’ai besoin d’aide
quand même, se lança-t-il.
Le
visage du docteur Laplace le questionna d’un air encore plus sérieux qu’à son
entrée.
- Je suis ici en vacances, et j’ai peur de finir par avoir
certains troubles du comportement, parvint-il à articuler.
Aucune
expression nouvelle n’apparut sur le visage qui lui faisait face.
- Voilà. C’est sans doute à cause de l’été, mais j’ai
très souvent envie de faire l’amour. Je suis marié, nous sommes avec ma femme
et nos deux gosses dans le village E.D.F., et elle ne veut jamais. Plus les
jours passent, plus ça me cherche. Je me retiens pour ne pas lui faire de
scène. Mais le pire, c’est sur la plage. Il y a des femmes excitantes partout,
quelquefois elles sont toutes nues. J’ai du mal à ne pas les regarder, j’ai
peur que ça se remarque, j’ai même peur de craquer et de leur sauter dessus ...
Le
Docteur l’interrompit pour demander, sans l’ombre d’un sourire, ni de sympathie
ni de moquerie :
- Et quand vous regardez ces femmes sur la plage, vous
regardez plus ... certaines parties de leur corps ?
- Oui.
(Il n’osa pas dire lesquelles.)
(Il n’osa pas dire lesquelles.)
- Et vous avez peur de quoi ? de leur sauter dessus ?
- Oui. J’ai peur de craquer. J’ai peur que ça se voie.
Le
Docteur se mit en arrière sur sa chaise, et réfléchit pendant quelques secondes.
Puis elle invita Yvon à aller s’allonger pour lui prendre la tension. Il
s’assit sur la table, se demanda s’il pouvait poser ses pieds dessus puis
décida que oui en voyant le papier ménage prévu, se coucha et se
laissa faire en fixant le plafond.
- 18-11. C’est un
peu trop pour un vacancier. Allez vous rasseoir.
Yvon
reprit place dans le fauteuil, face au bureau.
- Je vais vous donner un calmant léger si vous avez du mal à
dormir. Mais je voudrais aussi vous expliquer quelque chose. Je suis une femme.
A
ce moment Yvon se demanda pendant une fraction de seconde ce qui allait se
passer entre eux deux. Mais le visage sérieux ne portait aucun signe d’invite.
- Comme
femme, je voudrais vous dire que nous ne sommes pas autant que les hommes obsédées
par l’idée de faire l’amour. Nous n’en éprouvons pas aussi souvent l’envie, ni
le besoin. Votre femme n’en a pas envie, ça ne veut pas dire qu’il y a quelque
chose qui cloche dans votre couple. Avec une autre vous auriez peut-être le
même problème. Ce n’est pas la peine de lui faire des scènes. Vous pouvez
peut-être éviter la plage, faire des marches dans l’arrière pays, ou du vélo.
Revenez si ça ne va pas.
Elle
se leva. et le raccompagna à la porte. Il fut content qu’elle ne lui tende pas
la main, il avait les paumes moites.
*******
Yvon
sortit du cabinet médical d’un pas saccadé et se dirigea vers la pharmacie de
la petite ville des Landes où il passait ses vacances en famille. Il acheta le
calmant prescrit et partit faire un tour avant de rentrer au village E.D.F., à
la fois pour calmer son énervement et tâcher de retrouver une contenance. Il ne
savait pas quelle mine il allait faire à sa femme, et se sentait ridicule, quoi
qu’il décide de faire ou de dire. Il finit par s’asseoir à l’ombre d’un
parasol, sur une terrasse, devant
une table de bistrot, et commanda un demi. Puis il se leva pour aller choisir
des cartes postales : autant se débarrasser de la corvée estivale
maintenant, ça meublerait ce temps perdu dont il ne voyait pas comment sortir.
Il
avala un comprimé de calmant avec une gorgée de bière et commença à écrire.
Restée
seule, le Docteur Geneviève Laplace remplit quelques papiers avant de faire entrer le patient suivant - qui
était une patiente. Le téléphone sonna.
- Oui, Docteur Laplace ?
- ....
- Non, Pierre, Brigitte est en visite. Non, je ne sais pas
quand elle rentre. Bonne journée, Pierre.
La
voix n’avait marqué aucun signe d’impatience. Pourtant le Docteur Laplace pensait : il ne s’est
sûrement pas beaucoup fatigué aujourd’hui. Il devrait comprendre que le travail
de Brigitte est trop prenant pour qu’on la dérange à tout bout de champ.
Sa
collègue Brigitte Vandevelde s’était récemment séparée de son mari, ingénieur
aéronautique, et s’était mise en ménage avec un plombier plutôt flemmard, un
peu chevelu, qui délaissait volontiers les chantiers pour le bistrot. Mystères
des sentiments. De l’avis général, Pierre Gondard profitait des ressources de
sa compagne, belle, intelligente et, pour un marginal, plutôt bourgeoise. Elle
devait l’aimer, pas de doute là-dessus. Et lui sans doute l’aimait moins. La
troisième associée du cabinet médical, Florence Pagnot, n’était pas mariée et
vivait avec un garçon qu’elle avait rencontré pendant ses études. Chômeur, il
avait répondu à une petite annonce de Florence qui cherchait quelqu’un pour
l’initier à l’informatique.
Il
lui avait montré comment utiliser son ordinateur pour taper sa thèse, et leurs
deux têtes rapprochées devant l’écran avaient fini par se tourner l’une vers
l’autre. Florence était jolie, et n’avait jamais trouvé le temps de s’occuper
des garçons pendant ses études. Elle était tombée amoureuse d’un bloc, et
d’autant plus fort que son Patrick, s’il en connaissait plus long qu’elle sur
le Kama Soutra, ne partageait que tièdement sa passion.
Geneviève
Laplace était toute rêveuse. Son compagnon à elle, joueur de cor dans un
quintette de cuivres, était en général en déplacements, soit pour des concerts,
soit pour enregistrer. Elle ne pouvait pas se plaindre d’être importunée par
ses assauts. Elle aurait vaguement souhaitée être mère, par contre, mais ne
voyait pas trop comment une telle chose pourrait arriver. D’autre part, sa vie
était organisée de telle façon qu’une maternité l’aurait en quelque sorte
dérangée. Tout allait très bien comme ça. Elle se demandait seulement ce qui se
passait chez le monsieur qui était venu consulter, et chez ses deux associées.
Toutes ses études lui soufflaient : les glandes. Alors, tout en se sentant
vaguement vide, elle les plaignit un bref instant.
Geneviève
Laplace avait dû rester quelques minutes dans sa rêverie. Dans la salle
d’attente quelqu’un se raclait bruyamment la gorge. Elle sursauta comme si elle
était réveillée en sursaut et alla ouvrir à la patiente qui devait trouver le
temps long.
- Mademoiselle Danchot ?
- Docteur, je crois que je suis enceinte.
Muriel
Danchot, jeune femme célibataire de vingt-cinq ans, n’avait rien d’attirant.
Pourtant, ses traits un peu vulgaires, sa peau et ses cheveux gras, ses vêtements
pas toujours très nets, n’empêchaient pas les hommes de défiler dans son
studio. Elle les accueillait pour le plaisir, son travail de vendeuse dans une
graineterie de la ville voisine lui procurait de quoi vivre et elle ne se
prostituait pas. Par quel autre mystère des hommes mariés avec des femmes
belles, sensibles, intelligentes, finissaient-ils dans ses draps gris de crasse ?
Autre question à laquelle Geneviève Laplace n’avait pas de réponse. D’ailleurs
elle avait assez perdu de temps à ces sornettes, décida-t-elle soudain en
commençant à interroger sa patiente.
L’après-midi
s’étirait. Le patient suivant, qui serait le dernier, n’était pas du coin.
C’était un jeune homme aux traits asiatiques, à l’air buté. Ses mains
tremblaient. Il entra et referma violemment la porte sur la salle d’attente
vide, puis sortit un cran d’arrêt et dit d’une voix brève :
- De la méthadone, de la morphine, tout ce que vous
voulez, mais je vous saigne si vous me laissez comme ça.
*******
Yvon
en était à son troisième demi. Les cartes postales étaient rédigées, et il ne
savait toujours pas qui il devait être pour retrouver sa famille. Il se recula
sur sa chaise , et fit semblant de regarder un dépliant touristique, tout en
écoutant ce qui se passait autour de lui. Deux types s’étaient assis à côté et parlaient fort.
- Faudrait quand même que je finisse
le chantier. J’ai bouffé tout l’accompte, et j’ai à peine commencé à casser
l’ancienne installation.
Celui
qui avait parlé était un homme d’une trentaine d’années, les cheveux dans le
cou, les doigts jaunes de tabac. Il était vêtu d’une salopette et d’un T-shirt
qui découvrait ses avant-bras bronzés et velus.
- Te casse pas le cylindre, Pierrot. Il fait beau, on n’est
pas malade, on n’est pas en prison. Si tu veux, je peux venir t’aider ?
- Mais tu connais rien à la plomberie. T’étais
programmeur.
- Ca sera toujours mieux que de glander toute la journée. Même
si tu me payes pas, ça m’apprendra des trucs. On sait jamais, ça peut toujours
servir.
- J’ai pas envie de travailler. J’ai pas envie de
rentrer, Brigitte va ma regarder et ça m’énerve.
- Vous remettez ça ?, lança-t-il brusquement au serveur
qui débarrassait une table voisine.
Yvon
regarda les deux consommateurs à la dérobée derrière ses lunettes de soleil. Le
programmeur avait le même âge que l’autre, la trentaine, il était châtain,
barbu, habillé baba cool.
- Fait chier. On peut même pas dire
qu’on va partir au soleil, on y est déjà.
- Justement, on n’a qu’à profiter. Y a des minettes plein la
plage.
- C’est pas que je sois en manque.Brigitte est bien foutue.
Elle dit jamais non. Mais je sens qu’elle désapprouve mes journées et ça
me gâche la vie.
- Tu te sens pas libre, quoi.
- C’est ça. Y a qu’ici que je me sens libre. Je voudrais
bien une piaule pour écouter du blues avec des potes, avec des cendriers pas
vidés. Elle est gentille, elle a un beau cul, mais elle me colle.
- Mais t’aurais plus de fric, faudrait bien bosser.
- Tu l’as dit bouffi. Je sais pas
quoi faire.
- Finis ton demi, qu’on recharge. Moi
c’est un peu pareil avec Florence. Sauf que toi tu pourras toujours trouver un
petit dépannage au noir si tu crèves la dalle, alors que moi plus personne ne
me prendrait en informatique.
Yvon
pensait à son travail à E.D.F. et à sa femme. Il aimait ses deux gosses, un
garçon de dix ans et une fille de huit, et si sa femme ne l’avait pas autant
énervé par ses refus il l’aurait aimée aussi, pensait-il. Même si l’idée de
tout plaquer quand il n’avait pas pu baiser l’effleurait, ça lui était
insupportable d’imaginer un divorce simplement à cause de ça. Et ces deux types
n’étaient pas contents. Le monde était vraiment bizarre. Yvon l’aurait trouvé
encore plus bizarre s’il avait su que ses deux voisins de bar avaient pour compagnes
les associées du Docteur Laplace.
*******
- Je vais vous donner ce que vous
voulez.
Il
n’y avait rien d’autre à faire devant un malade saisi d’une telle crise de
manque. Geneviève Laplace se leva
pour aller chercher une boîte de méthadone. Son visiteur bondit, et lui serra
le poignet à lui faire mal.
- N’allez pas faire de connerie,
hein.
Des larmes de douleur dans les yeux, elle
parvint à répondre :
- Je vous donne ce que vous voulez, mais je vous demande de
rester quelques minutes ici pour
que je regarde si vous n’êtes pas malade. Vous avez ma parole que ce n’est pas
pour vous dénoncer. Je suis médecin, pas flic. Et vous n’êtes sûrement pas en
bonne santé.
Tao
prit la boîte de comprimés, la déchira, en avala un avec le verre d’eau qu’elle
lui tendait. Progressivement le manque cessa de le faire souffrir, et il
commença à entrevoir qu’il pourrait peut-être tirer profit de la situation.
Geneviève lui prit la tension, fit une grimace qu’il ne vit pas, examina les bras
couverts de piqûres pas nettes, désinfecta un peu, et, voyant que l’apparence
de son patient était plus calme, commença doucement à le questionner :
- Est-ce que vous mangez tous les jours correctement ?
- Si j’avais du fric. Mais tu peux peut-être m’en donner ?
- Je veux vous aider. Pas parce que
vous me menacez, mais parce que c’est mon métier de soigner les gens, et vous
êtes malade. Si vous laissez votre couteau ici, je vous emmène chez moi pour
parler un peu.
Geneviève
ferma le cabinet, après avoir mis le téléphone sur répondeur. Elle n’était pas
de garde, son mari était parti en déplacement, et elle sentait de plus en plus
nettement qu’elle devait aider ce
jeune homme, sans savoir trop comment. Elle s’en sentait en tout cas la force.
Arrivée
chez elle, elle lui proposa de couler un bain. Cela l’apaiserait sans doute, et de toute façon il en
avait bien besoin, vu son état de saleté. Il tremblait, de fatigue, de la
tension de ne jamais savoir s’il aurait sa dose à temps. Elle lui donna une
autre boîte de méthadone pour qu’il se sente rassuré à ce sujet et le laissa
dans la salle de bains après avoir disposé des serviettes propres et un
peignoir. Puis elle s’occupa de faire à manger. Un repas ? Qu’est ce qui
serait bon pour lui, aurait-il faim ? Fallait-il mettre du vin sur la
table ?
Elle
disposa sur une table basse un repas froid, avec des olives, du chorizo, des
feuilles de vigne farcies, de la feta, des fruits, pas d’alcool, se réservant
d’ouvrir une bouteille de Chianti s’il insistait. Elle était résolue à attendre
qu’il parle, qu’il se confie, s’il arrivait à se détendre. Elle s’imaginait le
présentant à un groupe de réinsertion.
Lui,
dans le bain moussant, avait envie de fumer, et échafaudait des projets bancals
pour soutirer du fric ou de la dope. N’ayant rien à fumer, il commença à avoir
vaguement faim. Il sortit du bain, s’essuya, enfila le peignoir et la rejoignit
au salon. Elle était belle, mais aussi aguichante qu’une pastoresse
luthérienne, pensa Tao qui avait eu le privilège d’en rencontrer chez les
Scouts. Soudain intimidé, il demanda s’il pouvait fumer.
Elle
alla chercher un cendrier en lui offrant de grignoter ce qui lui faisait
plaisir. Il commença à manger une olive, puis une autre.
- J’aurais bien bu un pastis.
- Il me reste un fond d’Ouzo, répondit-elle, et elle se leva
pour aller chercher la bouteille au bar.
Elle
le servit, puis, incapable d’attendre qu’il soit repu :
- Racontez-moi comment vous vivez.
Il
se renfrogna.
- Bon, vous me raconterez plus tard, dit-elle en prenant une
olive.
*******
Yvon
rentra au village vacances à l’heure du repas. Sa famille était déjà
attablée et mangeait gaiement des
frites. Sur les plateaux de plastique écornés figuraient des petits pots de
glace et des jus de fruits. Il alla faire la queue avec son plateau, qu’il
garnit d’une brochette, de ratatouille, de fromage de chèvre et d’une demi
bouteille de côte de Provence. Quand il s’assit près des siens, ils en étaient
à la glace, et l’ignorèrent, pris dans leurs rires complices. Il mangea,
l’esprit ailleurs, malheureux. Sa femme Danielle proposa aux enfants une
promenade, et il se dépêcha d’engouffrer ce qui restait pour les accompagner,
sombre. Comment me voient-ils ? Je suis rabat-joie, pensa-t-il. Il était
déjà sûr que, les enfants couchés, sa rancoeur des refus passés bloquerait les
avances qu’il aurait voulu faire à sa femme. Il avala encore un comprimé pour
trouver le sommeil plus facilement. Ne pouvant pas dormir, il sortit faire un
tour.
*******
- Je peux quand même vous demander
votre nom ? questionna gentiment Geneviève.
- Tao, répondit le jeune homme, en
raflant une rondelle de chorizo.
- Vous avez une famille ?
Subitement,
il se mit à pleurer. Surprise par cette détresse inattendue, elle le prit dans
ses bras et le berça, en répétant :
- Pauvre petit, pauvre petit ...
La
tête brune blottie contre sa poitrine cherchait ses seins. Puis il se redressa
et l’embrassa malgré qu’elle détourne la tête dans une dernière protestation de
forme.
- Tao, je suis mariée ...
Comme
enragé, Tao la bascula sur le canapé, l’embrassa encore et se pencha pour
trousser haut le tailleur beige. Il arracha presque le slip et plongea la tête
entre ses cuisses, comme un Bédouin qui aurait trouvé une source après des
jours de marche dans le désert. Elle haletait, sans résistance. Quand ils
furent un peu assouvis, Tao la retourna à plat ventre.
Le
postérieur d’un blanc crémeux, à la rondeur parfaite, au grain de peau délicat,
n’évoquait plus en rien une pastoresse luthérienne (malgré que l’Eternel, qui
avait créé les orchidées, les couchers de soleil et les clairs de lune, dans
son amour de l’Humanité, ait certainement doté les pastoresses d’un
postérieur). Tao posa ses mains sur les tendres hanches de Geneviève, et les
souleva avec douceur
Elle
accompagnait le mouvement comme une danseuse se laisse conduire, et il la
pénétra voluptueusement, avant de la chevaucher lentement d’abord, puis de plus
en plus vite. Geneviève, le visage caché sous ses cheveux châtains, gémissait
doucement, sans penser. Il finit par s’effondrer sur elle, et écarta de sa
bouche la chevelure pour poser ses lèvres sur la joue enflammée de plaisir.
*******
Pierre
et Patrick sortirent en titubant d’une camionnette, qui les avait ramenés par
miracle jusque devant la villa de Brigitte Vandevelde, après des libations
répétées et des projets de plus en plus confus. Pierre eut du mal à mettre la
clé dans la serrure, et entra en jurant. Patrick le suivit, et ils se
dirigèrent vers le bar du salon pour voir ce qu’il restait à boire. Brigitte ne
s’était pas levée à leur entrée, et maintenant pleurait doucement.
La
table était mise pour deux, et elle avait préparé le repas que son amant
préférait. C’était déjà froid.
Pierre
alla vomir en se cognant aux murs. La porte des toilettes, restée ouverte, ne
laissait rien ignorer de ses déboires. Patrick se tourna vers Brigitte et lui
déclara d’une voix pâteuse :
- Il vous aime, Brigitte. C’est parce qu’il est malheureux
qu’il a bu comme ça. Et il est malheureux parce qu’il vous fait souffrir. Vous
comprenez, hein, Brigitte ?
Ravalant
ses sanglots, Brigitte lui répondit :
- Rentrez chez vous, Patrick.
Florence aussi doit vous attendre. Je vais vous raccompagner, ajouta-t-elle en
voyant qu’il perdait l’équilibre.
Elle
le laissa devant chez son associée, peu soucieuse d’assister aux retrouvailles.
Quand elle rentra chez elle, Pierre cuvait tout habillé sur la banquette du
salon. Elle jeta le repas à la poubelle et alla se coucher avec un somnifère.
Dans
la camionnette cuvait également un autre homme, que les deux copains avaient
rencontré au café. Ils ne savaient rien de lui sinon qu’il s’appelait Yvon.
L’inconfort de sa position et le froid du petit matin le réveillèrent. Il se
demanda où il était.
Il
sortit, alla pisser contre une murette, et regarda la villa cossue, de style
méridional, devant laquelle il avait passé la nuit. Il ne savait pas comment
rentrer au village E.D.F., et ne pouvait pas sonner à cinq heures et demie du
matin pour demander son chemin, même si c’était là qu’habitait un de ses
compagnons de beuverie. Il se rappela vaguement de projets de voyage à Avignon.
Il décida de s’allonger contre la murette, côté intérieur de la propriété, de
telle façon qu’on ne puisse pas le manquer en sortant de la maison - en plus,
le soleil le caressait agréablement. Encore ivre, et imprégné de
tranquillisant, il se rendormit béatement.
A
huit heures, il fut réveillé par une injonction sèche :
- Debout. Ma maison n’est pas un asile pour les ivrognes.
Il
se redressa sur un coude, et contempla une belle femme brune, mince, attirante,
mais pour l’heure complètement furieuse.
- Comment êtes vous arrivé ici ? Vous avez passé la
soirée avec Pierre ? Je vous demande de déguerpir, vous êtes tout juste
bon à le faire boire, il n’a rien à faire avec des gens comme vous.
- Je voudrais bien, mais je me suis perdu. Je cherche le
village E.D.F.
- Quel village E.D.F. ? Qu’est ce que vous essayez de me
raconter ?
- Je suis en vacances au village
familial E.D.F., par le comité d’entreprise. C’est en allant vers la mer quand
on est au centre ville.
- Au village familial ! Je vais vous ramener, dans votre
village familial, dit-elle en appuyant sur ces derniers mots. Il y en a bien
pour dix kilomètres et je vais dans la direction. Comme ça, au moins, je serai
sûre de ne plus vous voir ici.
Il
monta dans le coupé de la dame brune, qui sentait bon, en plus d’être belle.
Elle conduisit vite, dans un dédale de lotissements dont il ne serait jamais
sorti seul. Arrivée devant le cabinet médical, elle gara sa voiture et lui fit
signe de descendre :
- Voilà, c’est à un kilomètre par là, toujours tout droit.
- Merci, madame. Merde, pensa-t-il, dire que j’aurais pu
tomber sur elle cet après-midi.
*******
Geneviève
n’osait pas réveiller Tao, qui dormait si bien. Elle n’osait pas non plus le
laisser seul dans la maison. Elle finit par se décider à lui caresser doucement
l’épaule, après avoir posé une tasse de café fumant sur la table de chevet.
- Tao, il faut que tu m’écoutes avant que j’aille travailler.
- Je n’ai pas envie de bouger. Laisse-moi ici, je ferai le
ménage.
Il
ouvrit les yeux :
- Ton mari ne risque pas de rentrer ?
- Non, on est tranquille jusqu’à la
semaine prochaine.
- Alors laisse-moi. Bon courage. dit-il en se retournant,
l’oreiller sur la tête.
Elle
sortit sur la pointe des pieds.
Elle
gara sa voiture devant le cabinet médical et s’apprêta à rendre sa première
visite. Rien d’urgent à l’horizon, des personnes âgées qu’elle voyait
régulièrement, un gosse avec une angine dont la mère avait téléphoné à huit
heures. Elle se refusa à faire des projets d’avenir, c’était impossible, et
Dieu merci son travail ne lui permettait pas de rêver. Elle se sentait dans son
corps comme elle ne s’était jamais sentie, et ça la portait à être plus
souriante que d’habitude, sa façon à elle d’avoir envie d’embrasser tout le
monde. Même le danger d’avoir eu un rapport sexuel sans préservatif lui
paraissait lointain. Il faudra quand même que nous fassions des tests,
décida-t-elle, sans angoisse.
*******
Yvon
trouva sa famille en train de prendre le petit déjeuner. Danielle le salua d’un
air distrait. Son petit garçon Sylvain lui demanda :
- Ou est-ce que tu étais, papa ?
Mais la question ne portait aucun
jugement, les papas ont des occupations mystérieuses qui les retiennent parfois
sans qu’un gamin s’en inquiète. La petite fille, Anne, vint se mettre sur ses
genoux.
- Tu me lis un livre ?
Il
ne pouvait pas refuser. Il avait envie de pleurer, et de dormir. Mal à la tête.
Les mains qui tremblaient. Il lut une histoire à Anne d’une voix un peu
fébrile, comme ses mains quand il tournait les pages. Puis comme tout le monde
se préparait à aller à la plage, il alla se coucher dans la chambre aux volets
fermés sans donner d’explication. On ne lui en demanda d’ailleurs pas.
Sur
son lit, sans crainte d’être dérangé, Yvon se sentit à nouveau envie de faire
l’amour, ou plutôt de satisfaire son imagination. Les images tourbillonnaient,
et il revenait toujours à l’évocation de Danielle, de sa chair familière qui
l’obsédait. Il commença à se caresser doucement, puis renonça, furieux contre
lui-même, non pas qu’il avait un interdit à ce sujet, mais parce qu’il se
contenterait à nouveau d’un ersatz, une fois de plus, comme un adolescent
ridicule. Puis il changea encore d’avis et décida que ça le détendrait
peut-être, et que demain serait un autre jour.
Le
mal de tête allait croissant au fur et à mesure qu’il se concentrait pour
obtenir une évocation plus précise du corps de sa femme.
A
la fin, crispé comme un constipé sur le trône, il tira quelques gouttes de sa
verge à demi érigée. Dépité, pas
plus détendu qu’avant, il se tourna rageusement sur le côté pour essayer de
trouver le sommeil. N’y parvenant pas, il se leva pour prendre un comprimé, et,
sur une impulsion, comme s’il réglait un vieux compte avec toute l’humanité, il
avala tout le contenu du paquet. puis il attendit, un peu angoissé.
*******
Le
Docteur Laplace se rendait, sans trop s’alarmer, au village E.D.F. après un
coup de téléphone. Un pensionnaire avait fait une tentative de suicide aux
tranquillisants. Arrivée sur place, on la conduisit à une chambre, où une femme
et l’infirmière du camp assistaient un homme brun, pâteux, qui s’efforçait à
vomir dans une cuvette. Elle reconnut son patient de la veille, et partit avec
lui en suivant l’ambulance des pompiers qui avaient été appelés en même temps
qu’elle. De ce ringard aussi elle était responsable, pensa-t-elle.
Yvon fut pris en charge à l’hôpital, ses
jours n’étaient pas en danger. Lavage d’estomac, puis repos. Lui indiquer une
psychothérapie quand il va émerger, pensa le Docteur Laplace. Elle prit aussi
le temps de parler à sa femme.
- Votre mari a des problèmes professionnels en ce moment ?
- Non. Pas de graves en tout cas, Docteur.
- Des problèmes affectifs ? demanda doucement le Docteur.
- Non. Il est nerveux depuis le début des vacances, concéda
Danielle.
- Nous n’avez aucune idée de la cause de cet énervement ?
- Non, conclut Danielle avec un geste d’agacement.
Il
était trop difficile de trouver le biais pour parler de la consultation qu’elle
avait donné à Yvon. Geneviève se rappelait aussi ses propres paroles : je suis une femme. Elle se rappelait
aussi de la nuit qu’elle avait passé avec Tao. Son visage ne montra aucun
trouble, aucun doute, quand elle suggéra :
- Il faudra qu’il voie un psychologue quand il ira
mieux. Éventuellement vous aurez peut-être à participer au traitement, au moins
en allant discuter avec ce psychologue. Vous pouvez rejoindre vos enfants,
votre mari est hors de danger.
Avant
de retourner à son cabinet, Geneviève eut une entrevue avec le psychiatre de
l’hôpital, c’était le minimum de la part du médecin qui avait prescrit les
tranquillisants.
- Et vous n’avez pas eu envie de le consoler ? plaisanta
le psychiatre.
- Vos plaisanteries n’amusent que vous, il aurait quand même
pu y rester.
Puis,
après avoir visité ses derniers patients, qui ne l’étaient plus du tout, elle
rentra chez elle.
Geneviève
eut un frisson de brève panique quand elle vit que la voiture de son mari était
garée devant chez elle. Elle se prépara à une scène, à toute vitesse, en toute
urgence. Il n’y avait personne dans le salon. Elle résista à l’envie d’appeler :
Paul ? ou Tao ?
La
porte de la chambre était ouverte. Elle entra, et resta saisie : sur le
lit, deux corps d’hommes enlacés, tête-bêche, gémissaient de plaisir. Elle sortit précipitamment, fonça à
sa voiture, et roula jusqu’à chez Brigitte. Personne. Elle repartit, cette fois
chez Florence, qui était de garde, se rappela-t-elle. Une odeur de barbecue
flottait aux alentours. Sur une balancelle, Pierre et Patrick sirotaient du
pastis, pendant que Brigitte et Florence retournaient les brochettes. Devant ce
cliché d’un bonheur domestique de notre siècle, elle fut prise d’un fou-rire
incommunicable et accepta l’invitation qui lui fut faite de se joindre à eux.
*******
Après
quelques scènes cinglantes et glaciales, Paul partit avec Tao. Tao devait
mourir quelques mois après à Rotterdam d’une overdose. Paul le suivit cinq ans
plus tard, mais c’est du sida qu’il mourut.
Geneviève
est séropositive, mais, grâce à la trithérapie, elle ne se sent ni malade, ni
condamnée. Elle élève sa fille Yasmina, une enfant aux traits doucement
asiatiques née peu après sa rupture avec Paul - ce qui a fait jaser Muriel
Danchot, mère presque en même temps :
- Des partouzards, ces toubibs. Ca voudrait donner des leçons,
a-t-elle ajouté en clignant de l’oeil vers un consommateur.
Geneviève
sait que si elle meurt, ses deux associées, qui ont plaqué leurs chercheurs de
fortune, ont déjà adopté sa fille devant notaire, en secret. Yasmina n’est pas
séropositive.
Yvon
suit une psychothérapie qui promet
d’être longue. Danielle, conviée au début par le thérapeute, s’est fait
ligaturer les trompes et s’est inscrite dans un groupe d’expression corporelle
et de gymnastique chinoise réunies. Elle ne se refuse plus systématiquement à
Yvon, depuis qu’elle couche avec Baptiste, le moniteur de son groupe. Au
contraire, elle est plutôt bonne fille quand elle revient de chez lui.
- Mais ton mari ne se doute de rien ? demande
Baptiste, un sourire en coin.
- Penses-tu, il a mon cul de temps en temps, et comme il
ne sait pas que je viens de chez toi, qu’est-ce que ça peut lui faire ?
répond Danielle, angélique, avant de cueillir un baiser sur les lèvres de son
amant. Elle lui caresse, d’une main légère comme un souffle, sa poitrine, son
sexe, puis ses fesses, et déguste
amoureusement des yeux le corps qui
se tend au devant d’elle.
Et Yvon, bien calmé par son traitement et
la sollicitude de Danielle, va beaucoup mieux.
FIN
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