l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


samedi 5 octobre 2013

LA SOIRÉE DES AMIS DU VIEUX SELONCOURT, le 4 octobre 2013


Les Passeurs.


Bonsoir, chers Amis. Je suis heureux de vous retrouver pour une nouvelle veillée. Ce soir, je vais vous raconter des histoires de Passeurs. Je ne sais pas s'il y a eu jadis des Passeurs dans notre Pays, ou plutôt si, je le sais : nous habitons à côté d'une frontière. Des Passeurs, il y en a eu par dizaines, Passeurs qui faisaient passer d'un monde terrible, de guerre, de persécution et de famine à un îlot de paix. Les contrebandiers font passer des marchandises, les trafiquants d'êtres humains font passer des personnes venant de pays pauvres dans nos pays qui le sont moins, mais ces trafiquants, à cause de leur rapacité, ne méritent pas le titre de Passeurs. Certains qui se sont enrichis pendant la dernière guerre ne le méritent sans doute pas non plus, c'est une autre histoire. Mais il reste de cette figure du Passeur dans notre pays quelque chose de bon, de noble, quelqu'un qui tend la main pour passer d'un monde à l'autre.

Dans les pays coupés en deux par une grande rivière, le Passeur transporte les voyageurs d'une rive à l'autre, sur sa barque. J'ai le souvenir d'un tel Passeur dans la ville de Bale. Son bac est attaché à un anneau qui coulisse sur un câble traversant le Rhin. C'est la force du courant qui fait déplacer l'embarcation selon la position du gouvernail. Mais jadis, là où il n'y avait pas de pont et où la rivière était trop profonde pour qu'on la traverse à gué, le Passeur était là pour la faire franchir aux voyageurs. Cette idée de passer d'un monde à l'autre est très forte et très ancienne. Ainsi, dans l'antiquité, quand on mourait, c'était un Passeur, Charon, qui vous faisait franchir le fleuve Styx séparant le monde des vivants du monde des morts. Mais ne nous attardons pas sur cette image funèbre. Pierre ! Pierre Rérat ! Qu'est-ce que je viens de dire ? Vous pouvez répéter ?
(...)
Dans le monde des vivants, il y a beaucoup d'autres Passeurs qui vous emmènent dans des endroits meilleurs ou simplement qui vous permettent de voyager. Visitez un vieux château fort : si vous avez la chance de tomber sur un guide talentueux, aimant ce qu'il fait, il vous emmènera avec lui au Moyen âge et vous verrez, assise à la fenêtre, la dame qui attend son mari parti en croisade.

Eh bien, je crois que, ce soir, nous sommes installés dans cette salle de classe comme si nous étions dans la barque d'un Passeur. Je pense à toutes ces maîtresses d'école, à tous ces maîtres d'école, qui ont fait franchir à des millions d'écoliers, filles et garçons, la frontière qui sépare un petit sauvageon d'un citoyen éclairé, nanti de son certificat d'études.
Ces maîtres d'école nous ont fait passer de la petite enfance à l'enfance, du giron de notre maman et du cocon familial à la communauté humaine. En nous tenant par la main, en nous apprenant à lire, à écrire, à compter, à trouver notre chemin sur une carte, à nous situer dans l'histoire de notre pays, ils nous ont tout doucement conduits au moment où nous pourrions prendre dans le monde notre place de vrais citoyens, apprendre un métier, que cela soit tout de suite chez un maître d'apprentissage ou de façon plus longue en suivant des études.

Ils nous ont appris la morale, le goût du travail bien fait à travers des cahiers du jour impeccables et des récitations bien apprises. Ils nous ont appris à vivre en groupe et non pas comme de petits bambins dans les jupes de leur maman ou de leur grand-mère.

Je parle des maîtres et maîtresses d'autrefois, ceux et celles que nous avons connus. Je suis sûr et certain que ceux et celles d'aujourd'hui ne déméritent pas, mais combien leur tâche est-elle devenue plus ardue, avec l'invasion des écrans, les exigences des parents et la perte des repères de jadis... Pour le meilleur ou pour le pire, selon les cas.

Danielle ! Danielle Scherler ! Répétez ce que je viens de dire ! Ce n'est pas parce que nous sommes dans une école mixte qu'il faut vous dissiper pendant les leçons d'histoire !

Cette classe me fait penser à un bateau, avec le maître d'école pour Passeur. Il nous emmenait dans des époques lointaines, au temps des Gaulois, de Jules César, au temps des châteaux forts et des croisades, puis des guerres de religion, de la méchante Catherine de Médicis et du gentil Michel de l'Hospital, au temps de la prise de la Bastille et de Napoléon.

Mais le maître nous faisait aussi voyager dans des pays lointains, dans les pays chauds avec des arbres géants et des hommes minuscules, au Sahara avec des Arabes enturbannés perchés sur des chameaux, pardon, des dromadaires. Il nous emmenait dans les pays froids peuplés d'Eskimo qui souriaient dans leur capuchon de fourrures, il nous emmenait dans des paquebots comme le Normandie qui saluaient la statue de la Liberté et les gratte-ciel de l'Amérique.

Je ne sais pas si mes camarades chahutaient, je ne crois pas, car mes maîtres étaient en général sévères. Mais quant à moi, j'étais suspendu à ces leçons et j'ai toujours la même émotion en découvrant un carton de vieux manuels scolaires.

La journée commençait par une belle leçon de morale, calligraphiée au tableau noir en dessous de la date. Hélas, c'est l'un des grands regrets de ma courte carrière d'instituteur, je n'ai jamais pu avoir une aussi belle écriture même en m'appliquant lorsqu'il s'agissait d'écrire au tableau. Puis c'était, du moins dans mes souvenirs, la leçon de lecture. Et là, encore des voyages merveilleux, des textes de Pierre Loti, de Victor Hugo ou de Henri Bosco. Je me souviens de plusieurs pages tirées de "l'enfant et la rivière", pages qui m'enchantent encore aujourd'hui presque soixante ans après. Mes maîtres ont été des Passeurs vers le monde merveilleux de la littérature, un monde qui me permettait déjà de voyager très loin les jours où une bronchite me retenait couché dans ma chambre. Et ce n'est pas la télévision qui peut jouer le rôle de Passeur. Ce n'est qu'une merveille de technologie, ce n'est pas un Passeur en chair et en os.

Annie, oui, vous, au fond, Annie Deldicque, vous resterez en retenue avec moi ce soir.

Mais ce sont mes souvenirs à moi. Peut-être les vôtres ne sont-ils pas aussi bons. Il y avait aussi des élèves malheureux, en classe, des élèves à qui l'on disait qu'ils n'étaient bons à rien, des élèves qui rêvaient en regardant les oiseaux par la fenêtre, comme dans le poème de Prévert. Ou d'autres petits ou petites qui étaient pauvres et qui n'avaient eu, pour leur petit déjeuner, qu'un oignon, et j'en ai connu une, moi qui vous parle ce soir. Tous ces enfants pour qui le bateau du Maître-Passeur ressemblait peut-être plus à une galère qu'à une embarcation de plaisance sont quand même devenus des grandes personnes et la plupart d'entre elles ont exercé de bons métiers et ont été de bons parents, malgré les punitions et les bonnets d'âne. Simplement, ils ne voient pas le Passeur avec les mêmes yeux que moi.

D'autres Passeurs n'étaient pas heureux dans leur métier, même s'ils l'exerçaient avec compétence et conscience. C'est le cas de notre ami Louis Pergaud, mal aimé de la population du Haut-Doubs qui n'appréciait pas l'école laïque, l'école du Diable. Aussi choisit-il une autre façon d'être un Passeur, en écrivant des romans avant que la guerre ne le fauche en pleine jeunesse, comme elle a fauché tous les pauvres jeunes gens dont les noms sont écrits sur les monuments aux morts. Mais je ne veux pas assombrir cette soirée avec de si tristes propos. Si seulement les guerres ressemblaient plutôt aux batailles homériques des Longevernes contre les Velrans, aux jolis mots fleuris de notre patois qui émaillent la Guerre de Boutons, des mots qui nous sont familiers au Pays des Cossis.
J'espère bien que vous ne quitterez pas votre place ce soir en disant à voix basse : "si j'aurais su j'aurais pas v'nu."

Notre P'tit Gibus à nous, ce pourrait être un petit garçon appelé "P'tit Cossi". Nous sommes en 1900. P'tit Cossi a 8 ans, il va rentrer au cours élémentaire de l'école de garçons. Ses parents travaillent dans une usine d'horlogerie où il espère bien entrer comme apprenti après avoir passé son certificat d'études. Nanti de ce précieux diplôme, P'tit Cossi peut envisager une belle carrière dans la ville aux trente usines. Avec du courage à la tâche, de la jugeote et deux mains habiles, tous les espoirs sont permis. C'est bien ce que lui enseigne son maître d'école, qui sait que les belles pages d'écriture, avec pleins et déliés, sont déjà la promesse d'ouvriers soigneux aimant la belle ouvrage. Et P'tit Cossi s'applique, fait de son mieux pour répondre aux espoirs que l'on met en lui, mais ce n'est pas facile de faire des devoirs à la maison quand il y a les petits frères et sœurs à garder ou même la vache à traire, quand il est assez grand pour le faire. P'tit Cossi aura quand même son certificat d'études et entrera bien en apprentissage. Il fera même une autre sorte d'apprentissage dans un bataillon scolaire, où il apprendra comment défendre la patrie et même mourir pour elle. À vingt-deux ans, P'tit Cossi revêtira l'uniforme pour une autre guerre que celle des boutons, la Grande Guerre. Pauvre P'tit Cossi, si il aurait sû, il aurait pas venu...

Quatre ans plus tard, il revient de guerre, trop sérieux pour un jeune homme de son âge. En même temps que son insouciance, il a laissé son surnom dans les tranchées. Mais on pourrait dire aussi que tous les jeunes gens dont on honore la mémoire le 11 novembre à Seloncourt s'appelaient P'tit Cossi... Quels sont les passeurs qui les ont emmenés dans ce chemin sans retour ? Leur nom est Légion, de l'Empereur d'Allemagne au Président de la République Française, de l'anarchiste Prinzip assassin de l'archiduc Ferdinand à la famille Krupp, mais aussi des instructeurs militaires au brave instituteur de l'école de garçons qui en ont fait de bons petits soldats pétris en chair à canon. Souhaitons maintenant trouver des Passeurs qui conduisent à la paix tous les hommes de la planète.

Mais P'tit Cossi, revenu de l'autre monde, est pressé de se marier et de planter une petite graine de Cossi. Ce sera un autre P'tit Cossi, je suis sûr que son papa n'y trouverait rien à redire. P'tit Cossi junior va lui aussi trouver le chemin de la communale, où un bon maître va lui faire passer le certificat d'études. Pas de bataillon scolaire cette fois-ci, mais de la gymnastique, à la Patriote.
P'tit Cossi II est un grand gaillard à la moustache virile. Avec sa casquette de travers, il attire les regards furtifs des filles de Seloncourt. Lui aussi part faire son service militaire en 1935. Mais la quille venue, il ne profite que peu de sa jeunesse et, à son tour, il est rattrapé par la Guerre. Après bien des péripéties et des évasions, c'est lui qui va devenir Passeur entre la France et la Suisse. Comme un Indien d'Amérique, P'tit Cossi II connaît par cœur tous les chemins, toutes les sentes, toutes les cachettes de la forêt comtoise. Il déjouera tous les pièges et finira la guerre en faisant le coup de feu en compagnie des Maquisards du Lomont. Il y croisera un autre Robin des Bois de la même trempe, un grand gaillard qui traversa même plus tard l'Atlantique pour aller couper les cheveux des Yankees !

On a du mal à se l'imaginer maintenant, mais à l'époque, P'tit Cossi,  c'était un vrai héros de roman d'aventures. Ne le cherchez pas dans l'assistance à cette veillée, mais plusieurs d'entre vous l'ont certainement connu. P'tit Cossi II, le Passeur de Liberté.

Et nous voici prêts à faire la connaissance de P'tit Cossi III. Cette fois, regardez autour de vous, car il est certainement ici ce soir. Si vous ne le voyez pas, c'est qu'il se promène quelque part dans l'exposition. P'tit Cossi III aime faire l'école buissonnière. Il va se promener dans la Combe de Thulay pour chercher des tritons dans les trous d'eau. Quelquefois, le jeudi ou pendant les vacances, une demoiselle travaillant à la douane, demeurant dans la rue des Sources, l'emmène avec un ou deux camarades pour découvrir les fleurs et les plantes rares qui y poussent. D'autres fois, c'est Pierre Mora, spéléologue amateur, mais chevronné, qui leur raconte comment il a découvert et exploré le trou du Chien. P'tit Cossi ne fait plus la guerre ni aux Velrans ni à personne et les passeurs qu'il rencontre sont le maître d'école, la demoiselle et le spéléologue. D'autres aussi, sans doute, mais je ne peux les citer tous. Bien sûr, il y a des Passeuses et même des P'tites Cossies, mais je parle de ce que je connais le mieux, les garçons, les P'tits Cossis, même si je n'en suis pas un moi-même.

Grâce à eux, notre P'tit Cossi III découvre des mondes qu'il aurait ignorés et que nul ordinateur, nul internet, ne lui aurait jamais permis de voir, de sentir, de toucher en écoutant les explications d'un aîné. Les liens que l'on tisse avec les Passeurs sont autrement plus riches et plus vivants que les informations qui circulent dans les câbles téléphoniques ou dans les ondes hertziennes. Les savoirs qu'ils vous transmettent ne peuvent pas se comparer avec l'amoncellement d'informations, vraies ou fausses, qui sont aujourd'hui à la disposition de tous.
Et l'on se figure que l'on connaît la planète parce qu'on a vu trois Ushuaïa, que l'on sait ce que c'est que l'aventure parce qu'on a regardé deux Koh Lanta et qu'on a tout compris de la vie de couple et de l'éducation des enfants grâce à la téléréalité.

Non, ça ne marche pas comme ça. Moi qui vous parle ce soir, je suis sûr qu'il faut toujours des Passeurs et je peux vous dire qu'il n'en manque pas.

Eh ! P'tit Cossi ! Arrête de te cacher dans le fond de la salle ! C'est à toi que je parle ! Viens donc ici, c'est toi la vedette, c'est à toi de passer au tableau ce soir. Non ? Qu'est-ce que tu dis ?
Si j'aurais su, j'aurais pas v'nu !

Il est trop timide, P'tit Cossi. Il ne viendra pas. Tant pis, je continue sans lui. Eh bien, P'tit Cossi, ou ta compagne P'tite Cossie, si tu es à l'honneur ce soir c'est que tu es toi-même devenu un Passeur. Passeur de mémoire, car, comme il est dit, lorsque tu ne sais pas où tu vas, regarde d'où tu viens.

Ce que nous font toucher les Passeurs des Amis du Vieux Seloncourt, c'est que nos aînés avaient, à leur manière, du génie, et qu'il ne tient peut-être qu'à la nouvelle génération d'en avoir autant qu'eux.

Nos aînés de Seloncourt et du Pays de Montbéliard étaient d'excellents ouvriers, capables de fabriquer des objets qui nous étonnent et qui suscitent notre admiration, à partir de ce qu'ils avaient sous la main, du minerai de fer, des cours d'eau pour l'énergie, de l'habileté dans leurs mains, des idées dans leur tête et beaucoup de courage. Quand on découvre le fruit de leurs travaux, on prend conscience qu'il n'y a pas que le temps présent, avec des tablettes tactiles, des téléphones portables, des objets de toute sorte fabriqués à l'autre bout du monde et que nous ne sommes plus capables de faire. Pour un peu, on en viendrait à croire qu'il y a peu de différence avec les hommes des cavernes et des paysans balourds, en sabot, dans les odeurs de purin, d'avant les voitures et les télévisions. On aurait presque honte de nos origines rustiques.

S'ils n'avaient pas inventé l'industrie agroalimentaire et les fast-foods, nos aînés étaient aussi d'excellents paysans, capables de réaliser un ingénieux système d'irrigation dans la vallée du Glan. À quelques kilomètres de chez nous, des réfugiés mennonites avaient sélectionné la race montbéliarde.
Tout comme les ouvriers avaient su tirer les matières premières du sous-sol et l'énergie des rivières, les paysans savaient faire produire à la terre la nourriture, mais aussi le vin, la bière et les étoffes à travers le chanvre et la soie. Et tout ce savoir-faire serait voué à l'oubli sans vos efforts. Il ne s'agit pas de nostalgie, tout n'était pas rose dans le temps jadis. Il s'agit de ne pas être amnésique et nous vivons une époque d'amnésie contagieuse.

Et tout ça s'est transmis de P'tit Cossi en P'tit Cossi, vaille que vaille, jusqu'à aujourd'hui et cette exposition. Oui, P'tit Cossi, quand tu feras visiter nos trésors aux enfants des écoles lundi, tu seras toi-même un Passeur irremplaçable. Alors arrête de te cacher, veux-tu, sinon le maître va t'appeler au tableau pour te faire réciter une fable de La Fontaine. Allons, P'tit Cossi, reviens t'asseoir dans notre salle de classe.

Pour faire passer les voyageurs d'une rive à l'autre, les Passeurs avaient une barque. Ici, dans ce voyage dans le temps, nous avons plusieurs moyens de transport. Cette salle de classe, bien sûr, mais aussi toutes ces expositions préparées pendant des dizaines d'heures, avec les plus grands soins, comme on prépare un voyage dans un pays lointain. On prévoit des explications, des visites guidées, des reconstitutions, pour que les voyageurs aient leur content de dépaysement. On invite des Passeurs locaux, pas des Cossis, comme un certain Claude et sa complice Nicole pour nous emmener voir d'autres métiers, d'autres tableaux vivants, d'autres tranches du passé. Je crois même que ces deux-là m'ont emmené, moi qui vous parle, dans une carriole à cheval sur le plateau des trois villages, et que j'étais coiffé d'un Grand Gibus. Mais, même en frissonnant dans ma redingote, dans la bise crue de ce mois de juin 2013 où il neigeait encore, je n'ai pas dit :
Si j'aurais su j'aurais pas v'nu !

Il y a un véhicule pour lequel j'ai une tendresse particulière et vous allez tout de suite deviner duquel je parle : c'est le Petit Train, bien sûr, qui nous emmène dans le passé de la vallée, mais aussi dans le passé de notre association. Ce petit train qui transporte tous nos souvenirs et la mémoire de tous nos Amis. C'est parce qu'il incarne beaucoup plus que la reconstitution du T.V.H., il incarne l'amitié, le don de son temps à une œuvre collective, quelque chose de gratuit, de pas monnayable, que l'on offre aux visiteurs de l'exposition. Il nous transporte avant 1932, quand le tacot desservait toute la vallée en voyageurs et en marchandises, mais aussi en 1991 et après, quand toute l'équipe des Amis en fit la reconstitution.
Chacune de ses sorties est une aventure, mettant à contribution les équipes de maintenance qui ont pris la relève de Jean-Marie alias Mac Gyver. Au temps des premières automobiles, il était obligatoire de faire précéder celles-ci par un homme muni d'un drapeau rouge afin d'avertir les innocentes populations du danger que représentaient ces bolides infernaux. Nous en sommes presque là, mais pour des raisons opposées, quand il s'agit d'insérer ce visiteur venu des couloirs du temps dans la circulation de l'ancienne rue du tramway.

Et c'est à moi que revient ce soir le redoutable honneur d'être Passeur à mon tour, le temps d'une soirée. Le vaisseau où je vous embarque est une salle de classe et l'époque où je vous conduis est celle où vous étiez encore sur les bancs de l'école. Au lieu de préparer une génération au certificat d'études, j'essaie de transporter des grandes personnes au temps de leur enfance, quand elles écoutaient des histoires. Et, pour ce soir, écoutez la cloche. La visite est terminée.
Je veux qu'on sorte en rangs et en silence.






dimanche 15 septembre 2013

Dans le cadre des journées du patrimoine : soirée du 14 septembre 2013 à Valentigney


Carnet de voyage




Pendant des années, ils étaient passés à côté de la petite ville sans la voir. Ou juste pour y faire une course, un peu anxieux sur l'endroit où ils allaient stationner. Car la petite ville avait la réputation d'égarer systématiquement les étrangers, et les imprudents qui s'y aventuraient en étaient venus à appréhender toute visite. C'était un fait, point. Comme les épinards donnent du fer, comme une cuillère à café empêche les bulles du champagne de s'échapper, comme la météo se trompe à chaque prévision, si l'on se risque à Valentigney, l'on s'y perd. Du moins, c'était un fait pour les habitants des communes voisines, un fait que l'on ne discute pas. Aussi nos deux héros étaient-ils restés prudemment à l'écart, sauf de brèves incursions à la librairie, au centre culturel ou dans un gymnase, au bord du Doubs, plus de dix ans auparavant. Il est vrai que, ce soir-là, les circonstances étaient spéciales : un dîner associatif pris en face d'un ancien activiste italien reconverti en auteur de romans policiers, pendant que se déchaînait un groupe de rockers anarchistes. Ces instants improbables n'étaient pas faits pour planter des repères solides.

Après ces brèves visites, chacun de nos deux voyageurs s'était fait en secret la remarque que, non, cela ne semblait pas si difficile que ça. Mais ce n'était peut-être qu'un piège, pour faire tomber leur méfiance et les attirer dans un labyrinthe de rues qui se ressemblaient toutes. Après tout, ils n'avaient exploré que la périphérie. Et si on leur donnait un nom, à ces deux-là ? Appelons-les Marius et Jeannette. C'est déjà pris, mais je ne crois pas que le metteur en scène ou les acteurs du film m'en tiendront rigueur.

Et puis, un jour, il y eut cette maison, une petite maison mitoyenne dans leurs moyens, pour couler des jours tranquilles dans un endroit plus sympathique que la barre d'immeubles sans âme qu'ils habitaient. Une chance inespérée. Marius et Jeannette revinrent alors dans la petite ville, en vélo, cette fois, et en la regardant d'un autre œil. Malgré les averses, c'était le début de l'été. Il y avait une fête sur la place, là où l'on voyait encore un kiosque à musique. Des groupes folkloriques dansaient. Et là, vraiment, en se baladant en vélo dans les rues proches de leur future demeure, ils eurent l'impression d'être partis en vacances et de découvrir leur lieu de villégiature. Ils n'avaient parcouru que deux kilomètres depuis leur bloc, mais se sentaient comme s'ils étaient arrivés au bord de la mer. C'est vrai qu'on ne regarde pas les rues, la boulangerie, le marché de la ville où l'on passe ses vacances comme les rues, la boulangerie et le marché de là où l'on habite. Là où ils baguenaudaient, les gens ne les connaissaient pas. Cela n'empêchait pas de se saluer, mais comme on salue les gens dans une ville où l'on n'est que de passage. Après tout, est-ce qu'on ne devrait pas toujours regarder les lieux comme si l'on était de passage ? On ne verrait pas les choses et les gens de la même façon.

Il leur avait suffi de passer le pont, comme dans la chanson de Brassens, pour que ce soit tout de suite l'aventure. C'était un joli pont fleuri, franchissant le Doubs qui semblait une rivière redoutable mais au milieu duquel un pêcheur en cuissardes, lançant sa ligne, semblait le gardien de la frontière entre les deux mondes. Sur l'une des rives, des usines désertées ou réaffectées indiquaient le passé ouvrier de la ville où Marius et Jeannette allaient vivre désormais.

Il y eut bien des allées et venues, bien des travaux, des bonjours aux personnes du quartier qui apprenaient à les reconnaître, puis ce fut l'emménagement. Un qui ne parlait pas, mais qui avait tout compris et qui devait exulter en silence, c'était le chat noir. Six ans sans sortir de l'appartement, de crainte de se trouver enfermé dans l'escalier ou écrasé par une voiture s'il parvenait à en sortir, et là il ronronnait devant la porte ouverte sur la rue. Mais ses maîtres aussi se sentaient bien.

Quand les valises furent défaites, les armoires remplies et le jardin bêché, le moment fut venu d'aller se perdre dans ces fameuses rues. À pied, cette fois. Et sans s'inquiéter de ne pas retrouver son chemin.

Pour commencer, il y avait tous ces noms de quartiers. Ce n'est pas dans toutes les villes que l'on se repère ainsi. Pour les Boroillots, dire « il habite à Pézole » ou « à la Novie », emmener les petits jouer « aux Longines », se balader « à Sous-Roches », parler « des Buis » ou « des Bruyères », c'est très clair. Pour un profane, beaucoup moins. Mais quand on s'arme de courage et qu'on part en explorateur comme Livingstone à la recherche des sources du Nil, on va au bout du monde et l'on en revient avec des cartes. Ce fut l'affaire de quelques dimanches d'hiver, et quel plaisir alors de retrouver la petite cité, avec ses maisons groupant quatre logements, ses lampadaires, ses petits jardins et même ses fils électriques et téléphoniques emmêlés comme si plusieurs générations d'araignées géantes avaient tendu des fils à linge. À la nuit tombante, sous la lumière des lampadaires qui commençaient à s'allumer, c'était une petite rue presque romantique, toute pleine de mémoire ouvrière.

Dans la ville voisine, Seloncourt, au-dessus de la falaise qui surplombait le Doubs, il y avait un bâtiment tout en longueur construit au début du siècle dernier, que l'on appelait une caserne. En d'autres pays, on aurait dit un coron. Marius y avait travaillé comme facteur pendant plus de vingt ans et ce quartier était resté cher à son cœur. À la fin de son circuit, il se retrouvait même dans un jardin situé au bord de la falaise, surplombant le Doubs qui coulait en bas et de l'autre côté la ville de Valentigney. Et voilà qu'il lui était donné d'habiter une rue datant de la même époque, empreinte du même charme, habitée par un petit peuple sans manières comme celui des Casernes. Ernest et Célestine, euh, pardon, Marius et Jeannette avaient entendu affubler les habitants de Valentigney du sobriquet de "Fiers Culs". La personne qui leur avait rapporté cela ne devait pas parler des mêmes gens. Il faisait bon rentrer chez soi dans une telle rue, même sans avoir pu trouver quel nom portait le quartier.

Cette année-là, l'hiver fut précoce. À la nuit, sous les flocons qui tourbillonnaient, les balades dans les rues de leur nouvelle ville étaient encore plus belles.

Au printemps, il faisait un temps de chien. Le jardin présentait le spectacle déprimant de quelques plants atrophiés qui ne se décidaient pas à grandir, dans la terre gorgée d'eau froide. Puis le soleil revint réchauffer le monde et le moment arriva de sortir un peu de la ville pour découvrir à quoi ressemblait la forêt alentour. Marius savait qu'il s'y trouvait des grottes qui avaient abrité des hommes des millénaires auparavant. Avec Jeannette, ils partirent en vélo jusqu'au bout des Combes Saint Germain, où ils attachèrent leurs montures à une barrière de bois pour continuer à pied. Oh, le coin de nature qu'ils découvrirent n'avait pas les dimensions d'un continent, mais il y avait des prés pleins de fleurs sauvages, le Doubs sur la gauche et des rochers sur la droite. Trop de ronces empêchaient qu'ils aillent y chercher les grottes de la Baume. Il faudrait revenir, dûment chaussé et avec un pantalon à l'épreuve des épines.

C'est avec Tom, le petit-fils de Jeannette, que Marius repartit à la recherche des fameuses grottes. Tom avait l'âge où l'on peut se prendre pour le héros de l'Île au Trésor, même si la quête ne fut pas si longue ni si périlleuse. Débouchant sur un sentier forestier, en haut des rochers, ils tombèrent sur une connaissance de Marius, qui leur indiqua le chemin. Le promeneur leur apprit même qu'ils avaient dû, pour arriver jusque là, franchir un canal asséché, un canal d'irrigation qui coulait jadis dans la ville pour y amener l'eau du Doubs. Une rivière, des bois, des grottes, les vestiges d'un canal que l'on pouvait imaginer au milieu des rues, des cités pleines de mémoire à découvrir, mémoire évoquée par une grande fresque murale sur le pignon de l'une des usines, c'est plus qu'il n'en faut pour combler tous les désirs de rêverie, et sans doute pour bien des années.

14 septembre 2013 


samedi 24 août 2013

À PARAÎTRE DÉBUT OCTOBRE...




mardi 2 juillet 2013

LITTÉRATURE - FRANÇOIS HEGWEIN, L’ANCIEN FACTEUR DE SELONCOURT, PREND LE PRÉTEXTE, DANS SON HUITIÈME ROMAN, D’UNE RUMEUR LOCALE, CELLE DE DEUX CRS TUÉS, POUR RECRÉER LES ANNÉES POST 68. ENTRE DÉSILLUSION ET LUCIDITÉ. LÉGENDE URBAINE, ÉPOQUE LOINTAINE


LES CENT PREMIERS exemplaires de « Fumées d’usine », roman sorti courant mai, se sont déjà envolés. François Hegwein, l’ancien facteur de Seloncourt, qui signe là son huitième ouvrage publié, voudrait bien croire que cet engouement est dû à son (indéniable) talent. « Mais », reconnaît-il lucidement, « j’ai bien peur qu’il n’en soit rien. Les premières personnes qui l’ont acheté étaient intéressées par la rumeur. Certains y croient même dur comme fer ».
La rumeur ? En fait, plutôt une légende urbaine, qui court depuis plus de quarante ans : celle de deux CRS, qui pendant les événements de 68, auraient disparu, tués à Peugeot Sochaux. L’histoire, encore propagée aujourd’hui sur le net, varie entre la disparition de leurs corps en fonderie et/ou dans des cuves d’acide !

L’établi du côté de l’humain

François Hegwein entend parler de la rumeur en 2001, alors qu’il vient de publier un roman historique, « L’envers du décoré ». Intrigué, l’enfant du pays, s tour à tour enseignant, informaticien puis facteur, revenu dans le Pays de Montbéliard en 1991, commence à enquêter. « Rien ne vient corroborer cette histoire » souligne-t-il, aujourd’hui. « La disparition de deux CRS a sans doute été imaginée pour faire pendant à la mort bien réelle elle, malheureusement, de deux manifestants à Sochaux (NDLR : Pierre Belot et Henri Blanchet) ».
La légende urbaine a cependant servi le propos de l’écrivain dans « Fumées d’usine » : elle est prétexte – son personnage principal en quêtant sur la rumeur- à récréer toute une époque, celle du tout début des années 70, avec les milices patronales, les maoïstes sectaires, les syndicats vomissant du gauchiste. L’intrigue ne se déroule pas à Sochaux. Mais partout et nulle part où l’Usine est omniprésente. « J’ai voulu dépayser l’histoire, presque dans un sens juridique ; du coup je me suis senti beaucoup plus libre ».
Du coup aussi, l’expérience du héros - plutôt un anti-héros d’ailleurs, avec ses doutes et des frustrations ! - touche à l’universel. Contrairement à un précédent roman « Eldorado », « Fumées d’usine », s’il évoque la jeunesse de l’auteur, n’a pas grand-chose d’autobiographique. Mais l’humanisme de son personnage, Bernard, un établi, peu enclin à faire la révolution à coup de barre de fer, sa poursuite de chimères, sa dépression même le rendent à la fois proche de François Hegwein et du lecteur. Bernard, finalement, c’est lui, c’est nous : « Les seules certitudes qui lui restaient étaient qu’il n’aurait jamais voulu se trouver du côté des fusilleurs, qu’ils soient tsaristes ou bolcheviks, franquistes ou républicains ».

L’école du conte

« Fumées d’usine », Les Amis du Lézard Vert, 12 €. Disponible dans les libraires Nicod (Valentigney), Les Papiers bavards (Audincourt), Le Marque-Page (Pont-de-Roide), Maison de la presse de Seloncourt.
Depuis sept ans en retraite, François Hegwein a retracé son expérience de facteur dans « Les histoires vraies du facteur Paul ».
L’auteur veut maintenant tourner la page des années 60-70. Il a en préparation un recueil de contes. Un premier aperçu en sera donné début octobre à l’occasion de l’exposition sur « L’école d’autrefois », organisé par l’association des Amis du Vieux Seloncourt.
Sophie DOUGNAC

mercredi 8 mai 2013

lundi 29 avril 2013

C'est parti !
Bouquin en vente d'ici la mi-mai. À bientôt les amis !

mercredi 20 février 2013

après-midi lectures à Pierrefontaine-lès-Blamont


 UN MATIN D'HIVER


La brave Renault 4 remontait la route mal dégagée qui menait du Bannot à Blamont. Il avait neigé ce samedi matin et, comme les Peugeot ne travaillaient pas, les chasse-neige restaient au garage. Paul revenait de la poste de Sochaux et les voitures roulaient presque normalement dans le bas, mais, à partir de Bondeval, il fallait faire attention. Certes, ce n'était pas très grave de quitter la route à petite vitesse pour aller s'empiquer dans un fossé ou un banc de neige, mais le temps de se faire dépanner, quelques dizaines de minutes pouvaient s'écouler et Paul devait prendre son travail à la poste de Blamont à neuf heures trente. Il n'était pas question d'accélérer, la neige l'interdisait, mais il ne fallait pas traîner non plus.

 Quand, à 6 heures et quart, il était sorti de la vieille école où il habitait depuis l'automne, il avait déjà perdu l'équilibre sur les vénérables marches de bois, usées par les galoches de générations d'écoliers qui l'avaient gravi ou dévalé pendant des dizaines d'années. L'odeur ne laissait aucun doute, tout comme le glissant des planches : la femme de ménage avait consciencieusement huilé l'escalier, lui assurant sa longévité de quasi-monument historique. Il était déjà là depuis longtemps quand Jules Ferry avait instauré l'école publique et la courbure de ses marches n'était pas de la fatigue, mais de la vie, comme la courbure des branches d'un vieil arbre fruitier.

Cette odeur d'huile de lin, mêlée à une indéfinissable odeur de cire, de craie et de fumée de poële à bois, renvoyait Paul des années en arrière, lorsqu'il était lui-même écolier, dans une petite ville voisine. Mais il n'eut pas le temps de laisser flâner ses pensées, car, en ouvrant la lourde porte d'entrée, il se rendit compte qu'il avait abondamment neigé pendant la nuit et que cela continuait. Pourvu que la voiture démarre, pensa-t-il. Celle-ci se réveilla courageusement après qu'il s'y fut enfilé en entrouvrant la portière pleine de neige et collée par la glace. Il laissa tourner un peu le moteur le temps de dégager le pare-brise, les phares et la lunette arrière et partit assurer son service au bureau de poste de Sochaux. Deux heures de manutention et il fallait remonter pour distribuer le courrier à Blamont. Violette, la factrice en titre, était souffrante. Le samedi matin, sa distribution couvrait tout le village. Le receveur, trop heureux d'avoir mis la main sur Paul pour se dépanner, l'attendait avec la tournée déjà toute classée, tâche que Paul aurait normalement dû faire s'il n'avait pas été occupé à Sochaux. Avec la diffusion de prospectus, son activité était faite de petits boulots accrochés les uns aux autres, mais Paul, qui venait de s'installer dans le village, ne pouvait pas faire le difficile. Et en plus il aimait ce qu'il faisait !

Ça lui permettait de se balader dans les villages des alentours, sa poignée de prospectus à la main, cherchant les boîtes aux lettres quand il y en avait, flairant les odeurs de fumée de cheminée, de rôti de veau rissolant dans des oignons ou de choucroute, qui flottaient devant les vieilles maisons. Il retrouvait le pays de son enfance, mais cette fois, il était déguisé en facteur barbu et chevelu arrivé tout droit de la capitale, avec son accent pas d'ici et son ignorance de la bonne façon de vivre. Un Parigot de Châté, comme on disait à Pont-de-Roide quand il était petit.

Pour l'heure, Paul commençait sa tournée par « le bas de Blamont », tout ce qui était à gauche en sortant de la poste. Il partit avec son vélo, mais comprit bien vite que celui-ci ne lui servirait à rien, sauf à porter ce qu'il avait à distribuer. Pas moyen de pédaler, bien entendu, mais pas moyen non plus de s'approcher des boîtes aux lettres retranchées derrière des tas de neige d'un bon mètre de haut. Il se contenta donc de le pousser, le posant ou l'empiquant contre les bourrelets laissés par le chasse-neige quand il devait mettre une lettre ou un paquet.

L'une des toutes premières maisons qu'il avait à desservir était une épicerie que les habitants du coin appelaient Les Écos. Ce n'était pas le nom de l'enseigne actuelle, mais quelle importance ? On disait aussi chez Madame Baudouin, la Dédée pour les familiers. Paul tapa ses chaussures pleines de neige sur les marches et entra pour poser le courrier sur le comptoir. La patronne l'accueillit d'un aimable « bonjour, Facteur » d'un ton beaucoup plus chaleureux que commercial. Ce n'était pas le moment de faire des emplettes, mais Paul y avait découvert le meilleur Comté du pays. Il ressortit et entra dans le restaurant mitoyen, nommé de façon fort peu franc-comtoise « Los Caballeros ». Cependant, cette enseigne était justifiée par la présence de chevaux attendant sagement dans leur écurie les cavaliers désireux d'arpenter les chemins de randonnée tout proches avant de se mettre à table.

On passait encore une grande maison, habituellement inoccupée, puis c'était une statue de la vierge et, juste derrière, le départ de l'un des chemins empierrés qu'empruntaient les promeneurs à cheval. Ce chemin descendait assez raidement jusqu'à une source, mais l'heure n'était pas à la promenade. Paul passa devant la vierge, puis devant l'église, et se retrouva sur la petite place de l'école, là où il habitait. Il appuya son vélo contre le vieux mur de pierre qui entourait la petite cour de l'école et distribua le courrier dans les boîtes aux alentours.

Quelques maisons plus loin, il y avait une ferme et son étable où les bêtes passaient l'hiver. C'est là que Paul venait chercher son lait chaque soir, dans un pot de camp en aluminium, comme il le faisait étant enfant. Il emplissait ses narines de l'odeur chaude des vaches pendant que le paysan versait le lait tiède dans son pot, mais là non plus ce n'était pas le moment d'aller saluer les grosses bêtes paisibles. Il fallait repartir en poussant son vélo, longeant cette fois le mur de l'hospice. (Plus tard, on dirait « maison de retraite ». Mais ces années-là, c'était encore l'hospice.)

Pendant une centaine de mètres, Paul se retrouva donc avec à sa gauche la haute muraille au pied de laquelle, au printemps, il guetterait l'apparition des premiers petits lézards gris mettant le nez hors des fissures puis, plus tard, les pousses de fenouil sauvage. Mais ça, ce ne serait pas avant plusieurs mois. À sa droite, le Lomont étirait sa crête majestueuse à huit cents mètres d'altitude, dominant la vallée des Vaugonderis, comme une barrière entre le village et le pays du Haut-Doubs. Il se souvint du conseil donné par la factrice en titre, Violette :
Paul, en hiver, moi, je mets le courrier sur une luge et je la tire derrière moi. Tu verras, c'est bien plus pratique.
Et se promit de s'arrêter chez lui quand il repasserait devant l'école, pour y laisser son vélo dans un coin et prendre la luge des enfants. Mais il restait, après le courrier de l'hospice, quelques maisons retranchées plus loin, juste à la pointe du promontoire sur lequel Blamont était bâtie. Un peu comme une presqu'île, pensait Paul, s'avançant dans une mer d’arbres couverts de neige, entre la vallée de la Creuse d'un côté et les Vaugonderis de l'autre. À l'extrémité de cette presqu'île se trouvait un petit quartier appelé Faubourg d'Alsace. La première maison où il s'arrêta était habitée par Monsieur Munnier, un vieil homme aveugle à qui Paul devait payer un mandat de quelques centaines de francs. Il sonna et entra à tâtons, dans une obscurité presque totale, pris à la gorge par une odeur de fumée de bois. Le vieil homme ne trouvait vraiment aucune utilité ni à ouvrir ses volets ni à faire poser une ampoule convenable dans sa pièce à vivre, puisque de toute façon il n'y voyait rien. Quand ses yeux se furent habitués, Paul poussa doucement une assiette et un verre afin de faire de la place sur la table. Il y posa le titre du mandat et guida la main de Monsieur Munnier pour qu'il signe, puis lui remit la somme due. Il avait déjà vu le vieil homme à l'extérieur, le buste à l'horizontale, poussant un vélo qui lui servait à la fois à poser ses commissions et à tâtonner le long des murs à la façon d'une canne blanche. Monsieur Munnier était peut-être aveugle, cassé en deux et guère soucieux de faire le ménage chez lui, mais il était très loin d'être sot et sa conversation était agréable. Après l'avoir salué, Paul sortit et s'approcha de la maison suivante.
Sur sa droite habitait un autre ancien, bien connu dans la vallée, à la fois pour son humour et pour son talent à la belote. Il n'y avait pas de courrier pour lui ce jour-là mais il y en avait pour la dernière maison, un peu plus loin, sur la gauche. À la façon d'une loge de gardien, elle se trouvait à l'entrée d'une propriété actuellement inoccupée, mais tantôt colonie de vacances tantôt demeure d'un mystérieux général. La petite maison qui gardait son entrée s'appelait « les Oisillons ».

La boîte aux lettres affichait deux noms, Mademoiselle Graber et Mademoiselle Canel. L'une de ces deux demoiselles ne sortait pas. Mais l'autre, Mademoiselle Graber, s'envolait quotidiennement pour faire les courses. Âgée de quatre-vingts printemps, elle poussait sa mobylette et, l'ayant démarrée, sautait sur la selle puis mettait les gaz. Pour Paul, elle évoquait une héroïne de bande dessinée, Adèle Blanc-Sec. Ou encore le personnage d'Agatha Christie, Miss Marple. Mademoiselle Graber avait toujours un mot aimable pour ceux qu'elle croisait dans la rue. Elle s'exprimait dans un langage châtié, presque précieux. Aux Écos, elle commandait à la Dédée « un morceau de fromage de gruyère ».

Cette distinction avait fait dire un jour à leur voisin, Monsieur Munnier, que s'il allait un jour au Paradis, ce ne pouvait pas être le Paradis de Mesdemoiselles Graber et Canel, où il aurait fait tache. On lui aurait réservé une petite place dans un abri de jardin ou une soupente.

Tous ces anciens vivaient retirés du monde, derrière l'hospice, et Paul repartit en sens inverse retrouver le temps présent et la vie du village. Après avoir dépassé le long mur d'enceinte, il prit à gauche pour aller à la gendarmerie.  

Si elle ne le montrait pas sur sa façade, côté village, cette grosse maison dominait, comme un nid d'aigle, les Vaugonderis. Avant d'être la caserne des gendarmes, elle avait été celle des douaniers, idéalement placés pour avoir vue sur la Suisse. Même si, pensait Paul, il devait falloir de bons yeux pour distinguer un contrebandier la nuit en pleine forêt. Mais telle quelle, avec ses terrasses dégringolant le val, la gendarmerie aurait pu faire un magnifique hôtel de tourisme. Paul n'en connaissait que l'extérieur : les gendarmes avaient une boîte postale et venaient chercher le courrier de la brigade au bureau de poste. Il en était réduit à laisser courir son imagination, et celle-ci lui représentait la vue que l'on devait avoir le matin en ouvrant ses volets sur la vallée ! Il aurait donné cher pour passer des vacances dans l'un des logements.

La tournée de Paul continuait ensuite dans de vieilles petites rues pleines de charme, encombrées de tas de neige que l'on n'avait pas la place de pousser ailleurs, embaumées de cette bonne odeur de fumée de bois qui, en hiver, indique au passant qu'il y a, derrière les murs de pierre, des endroits bien chauds et des gens qui y vivent. L'itinéraire décrivait une sorte de huit pour desservir toutes les boîtes aux lettres du quartier et, finalement, ressurgir dans la rue principale presque en face de l'école. Paul y procéda alors à l'échange de son vélo contre une luge de bois qu'il venait d'acheter et décida d'emmener l'une de ses chiennes, la plus âgée, la moins turbulente, avec lui. Il traversa la cour de récréation où s'ébattait une volée de gamins et gamines se balançant des boules de neige derrière le dos des institutrices et monta à son appartement, sur le même palier qu'une salle de classe. Le temps de mettre sa chienne en laisse et la récréation était finie. En redescendant, il croisa une classe entière d'élèves qui montait, étouffant progressivement les voix et tapant du pied sur les vieilles marches malgré les injonctions de la maîtresse. Paul salua poliment cette dernière et attendit que le flot soit passé, rangé avec sa chienne dans un tournant de l'escalier, là où les marches sont les plus larges. Au rez-de-chaussée, deux autres institutrices s'apprêtaient à refermer les portes de leur classe après que leurs élèves y étaient rentrés. Alice, la Directrice, qu'il n'aurait jamais imaginé appeler par son prénom, le gratifia également d'un mot affable sur son courage à travailler dehors par ce temps. C'est égal, pensa Paul, elle est quand même bien compréhensive à propos de ma chienne. J'en connais plus d'une qui m'aurait fait une réflexion aigre-douce.

Une fois dans la rue, il saisit d'une main la laisse, de l'autre main la ficelle de la luge, puis reprit son chemin. La luge semblait une solution pratique, la chienne un peu moins... Après avoir décrit une grande boucle englobant de la Place des Tilleuls et ses abords immédiats, il finit par revenir devant le bureau de poste. Sa sacoche était vide et le moment était venu de la remplir. Il attacha sa chienne à la grille le temps d'empiler paquets et liasses de courrier sur la luge. À l'intérieur du bureau, une file de personnes attendaient leur tour devant le guichet. Le receveur invita Paul à passer à l'arrière, où son épouse avait préparé un grog brûlant. Le facteur l'avala le plus vite qu'il put et il lui fallut deux voyages pour préparer la suite de la distribution, lettres, revues et surtout colis. Il fallait maintenant desservir le haut du village.




Cela commençait par la remontée d'une rue qui menait au temple. Sur sa droite, il laissa le Monument aux Morts et la Mairie. Sur le côté gauche, un vénérable autocar affecté au ramassage scolaire semblait affaissé sur des amortisseurs à bout de souffle. Cependant les contrôles techniques dûment effectués attestaient qu'il était en état de marche, malgré les apparences.

Au niveau de l'autocar se trouvait l'entrée d'une supérette un peu défraîchie, faisant aussi office de quincaillerie et de bazar. C'était encore l'époque où un village de moins de mille âmes pouvait se permettre d'avoir deux magasins d'alimentation, une pharmacie, une boucherie, un marchand de journaux et une boulangerie. À quelques années près, Paul aurait même pu connaître une fromagerie, mais elle était maintenant fermée. Il fallait désormais aller se fournir à Villars, l'un des villages satellites de Blamont, juste avant la frontière suisse. En sortant de la supérette, il nota l'apparition furtive d'une petite silhouette derrière lui, silhouette prestement escamotée derrière le vieil autocar. Il n'y accorda pas d'importance. Quelques dizaines de mètres plus loin, sur la place du Temple, se trouvait la boulangerie.

Le pain de Blamont valait le détour. Hormis les incontournables baguettes, on trouvait ici de gros pains de ménage appelés miches plates dont Paul se régalait le soir avec une poignée de noix et de l'emmenthal de Villars ou du comté de chez Madame Baudouin. Et comme il faisait bon humer l'odeur d'une boulangerie par un temps d'hiver comme ce jour-là... Chez tous ces commerçants, il fallait entrer et poser le courrier sur le comptoir, mais c'était plus un plaisir qu'une corvée. Une visite de courtoisie, en quelque sorte. Mais au-delà de ces lieux ouverts commençait une vaste zone de pavillons de construction plus récente, plus dispersés que le vieux village, où les bonjours de Paul se firent de plus en plus rares. Il lâcha sa chienne, qui n'avait pas un tempérament à s'éloigner et ne risquait pas d'effrayer les passants puisqu'il n'y en avait pas. En se retournant pour la rappeler auprès de lui, il eut le temps d'apercevoir le même petit personnage qu'il avait entrevu quelques instants plus tôt qui, comme la fois précédente, disparut derrière le pilier d'un portail.

Paul avait instinctivement allongé le pas. Il faisait froid, les habitations étaient parfois distantes de quelques dizaines de mètres les unes des autres et quand il en aurait fini avec les rues des cerisiers, du Clair-Soleil et la rue neuve jusqu'au Ranch des Poneys, il lui resterait toute la grande rue en direction de Bondeval, puis la rue des genévriers avant que sa tournée ne soit achevée. S'il voulait se mettre à table à une heure raisonnable, ce n'était plus le moment de flâner.
En sortant du Ranch des Poneys, il eut le temps de distinguer plus nettement le petit personnage qui semblait le suivre. C'était un petit garçon, bien emmitouflé, portant un anorak rouge, un bonnet de laine à motif jacquard, une écharpe et des gants assortis, qui se cacha à nouveau derrière un portail pour le laisser passer. Cette fois, Paul était intrigué. Ce petit garçon était sans doute sorti de l'école au moment où le facteur chargeait sa luge, mais pourquoi le suivait-il ? Il n'avait pas le temps de chercher des réponses à ces questions. L'heure tournait et il fallait redescendre vers la grande rue pour y distribuer le courrier jusqu'aux dernières maisons du village. Ce secteur comprenait aussi la boucherie et la pharmacie, et il fallait y passer avant la fermeture de midi. Le facteur y parvint de justesse. Dans l'étroite boutique où était installée la boucherie, quelques personnes attendaient sagement leur tour assises sur un banc. Le boucher, un homme grand et mince prénommé Marcel, était pour l'instant occupé à aplatir des escalopes en les battant vigoureusement du plat de son hachoir. Mais cela ne semblait pas l'empêcher de tenir en même temps une aimable conversation avec la cliente qui attendait sa commande. Paul posa le courrier sur le comptoir et répondit d'un « à votre service » à peine audible aux remerciements de Marcel, puis il sortit juste à temps pour voir le petit garçon donner un gâteau sec à sa chienne qui attendait sagement attachée au range-vélo. Mais avant qu'il ait eu le temps de le dévisager, le petit s'était enfui en contournant la pharmacie. En posant le courrier de cette dernière sur le comptoir, Paul demanda qui était ce petit garçon. Le pharmacien, grand, mince et calme comme son voisin boucher, ne l'avait pas vu. Une préparatrice l'avait aperçu, mais ne le connaissait pas. Paul ressortit et reprit son chemin. Nul bavardage, nulle rêverie devant une vieille façade ne risquaient maintenant de le retarder. Même l'ancienne ferme, joliment décorée de vieux outils agricoles, qu'habitait sa collègue Violette ne parvint pas à le faire ralentir. Il distribua son courrier jusqu'aux dernières maisons du village, sur la route d'Audincourt et, comme nul témoin ne risquait de le surprendre, il s'amusa à saluer d'un « hi-han » pas trop mal imité une ânesse qui pâturait par là. Ensuite, il revint sur ses pas pour terminer sa tournée par la rue des genévriers, toujours tirant sa luge, la chienne trottant d'un air affairé à quelques mètres de lui.

À la dernière maison, au moment de prendre le chemin du retour pour rendre ses comptes à la poste, il se retrouva nez à nez avec le petit garçon. Cette fois, passant outre le protocole qui voulait que cela soit le petit qui le salue le premier, il s'adressa à lui du ton le plus aimable qu'il pouvait, désireux de ne pas l'effaroucher.
Bonjour, petit.
Bonjour, m'sieur.
Comment tu t'appelles ?
Louis, m'sieur.
Tu es déjà sorti de l'école ?
J'y suis pas allé. Je suis en vacances chez mes grands-parents.
Ah ! d'accord ! Ils ne t'attendent pas pour manger ? Ça va être l'heure de dîner, demanda Paul, usant, comme on le faisait par ici, du mot « dîner » pour parler du déjeuner.

Le petit garçon ne répondit pas, ce qui était bien embarrassant pour le facteur. Un peu agaçant, même. À une question on doit donner réponse. Le facteur fronça les sourcils et se racla la gorge, ce qui était une façon d'insister sans donner vraiment un ordre. Mais Louis répondit par une autre question :
Tu ne continues pas par là ?
Ben non, j'ai fini. Je rentre. Et j'ai faim. Pas toi ?
Alors tu n'es pas celui que je croyais, continua le petit garçon. D'ailleurs, ton habit n'est pas rouge. Il fait jour. Et tu as un chien, pas des rennes.
Paul commençait à comprendre. Il sentit fondre la petite rancune qu'il avait éprouvée lorsque Louis avait éludé sa question. Aussi la reposa-t-il, d'un ton tout différent :
Tes grands-parents vont s'inquiéter, non ? Ils habitent loin ?
Non, pas trop. Enfin, dans le bas.
Oui. À l'autre bout, quand même.

C'était bien avant qu'on ait inventé les téléphones portables. Tout en marchant sur le chemin du retour, tirant sa luge cette fois vide, guettant les allées et venues de sa chienne et couvant d'un œil attendri le petit garçon, Paul songea qu'il lui fallait rassurer les grands-parents qui devaient en avoir besoin. Il était déjà une heure de l'après-midi. Le froid lui avait aiguisé l'appétit et il lui tardait de se mettre à table, mais pas avant d'avoir fait le nécessaire. Ils étaient arrivés au début de la rue des genévriers, tout près de la maison de Violette la factrice. Paul eut l'idée de sonner pour demander à utiliser le téléphone, mais il n'en eut pas le temps : une voiture s'arrêta près d'eux.
Papy ! cria Louis en se précipitant vers la vitre du conducteur.
Le visage un peu contrarié, celui-ci lui lui ordonna de monter à l'arrière d'un signe de tête. Paul s'approcha de la grand-mère, assise à l'avant, et elle baissa sa vitre. En deux mots, il expliqua pourquoi le petit garçon l'avait suivi, et de loin, sinon, précisa-t-il, je l'aurais détrompé tout de suite pour qu'il ne se mette pas en retard.
Ne le grondez pas, conclut-il. Il est très bien élevé et puis ça partait d'un bon sentiment.
Et pis c'est pas de ma faute, dit Louis, penché depuis la banquette arrière, je n'avais jamais vu un facteur avec une luge et un chien. Chez nous, en ville, ils sont pas comme ça. Au revoir, m'sieur.

Et la voiture repartit, laissant Paul tout songeur. Décidément, ces tournées à l'approche de Noël étaient pleines de surprises, pensa-t-il. Il faudra que je dise à Violette d'emprunter l'ânesse de Jacky, on la prendra pour la Tante Arie.


AYAD



Ça commence comme une histoire de facteur – encore une ! Mais ce n'est même pas une histoire, du moins pas une histoire inventée, ce n'est pas celle du facteur, le décor principal n'est ni Seloncourt ni Blamont, mais Pierrefontaine-lès-Blamont.

Revoilà donc ce brave Paul à qui il en est tant et tant arrivé. Nous sommes un matin d'automne de l'an 1983, à Seloncourt, sur la rue du Général Leclerc, autrefois appelée rue du tramway, celle qui mène à Hérimoncourt. À peu près en face de la Panse, qui n'est pas encore le parc de la Panse, mais plutôt l'usine Wittmer. C'est donc que Paul fait un remplacement sur la tournée 2, celle de Philippe. Il n'y a pas grand monde sur le trottoir, avec ce temps de chien. Les sacoches en cuir sont complètement détrempées et il est bien difficile de garder le courrier sec. Le long ciré noir de Paul le protège jusqu'aux genoux, mais l'eau lui dégouline dans le dos depuis sa casquette et ses chaussures font un coassement de grenouille à chaque pas. Il vient de mettre une lettre molle comme une crêpe froide dans la boîte du fleuriste Trassaert et reprend son chemin en direction de Berne quand un passant un peu étrange l'agrippe par le bras.

C'est un homme déjà âgé, qui fait des efforts désespérés pour se faire comprendre. En effet, il s'acharne à s'expliquer en bégayant, dans un français très fragmentaire. Heureusement, Paul l'a déjà vu, sur le plateau de Blamont où il habite, et peut reconstituer l'histoire comme un archéologue reconstitue un beau vase à partir de quelques éclats de terre cuite. C'est un vieil Arabe, au visage orné d'une grande barbe blanche qui évoque celle du sapeur Camember. Paul a pu lire son nom une fois sur sa boîte aux lettres, un jour où il distribuait des prospectus. Il n'a pas oublié ce nom : ce n'est pas un nom du coin, c'est Ayad Khellaf.

Ayad est descendu ce matin-là à Hérimoncourt pour toucher sa pension à la perception, croit comprendre Paul. Et puis... il s'est passé Dieu sait quoi et Ayad se retrouve sur ce trottoir, sous la pluie battante, ne sachant pas comment remonter à Pierrefontaine. Il lui faut téléphoner, c'est ça, qu'il essaye de faire comprendre, mais il ne sait pas comment ni où. Jetant un coup d'œil aux alentours, Paul se souvient qu'un nommé Léon habite tout près de là. Léon, un septuagénaire assez alerte et de contact plutôt facile, qui a exercé jadis le noble métier de facteur pendant quelque temps. C'est Philippe, le titulaire de la tournée où Paul fait son remplacement, qui le lui a présenté au café de la Mairie, ou au Bar Français, enfin bref, là où les retraités se rencontrent et causent avec les facteurs.
Léon ne refusera certainement pas à un jeune collègue qu'il utilise son téléphone pour venir en aide à un homme dans le besoin. À un ancien combattant, même, dans le besoin. Car Ayad est un ancien combattant, et la pension qu'il est venu chercher à grand péril au Trésor Public d'Hérimoncourt a été méritée pour ses faits d'armes.

Donc, Paul sonne, et lit instantanément la contrariété qui assombrit le visage de Léon à la vue de ces deux personnes trempées comme des barbets : un jeune facteur barbu aux cheveux tombant sur les épaules et un vieil Arabe encore plus barbu, bègue et un peu éméché... Léon, pourtant si sociable au Bar Français... Paul s'empresse de lui expliquer qu'il connaît bien Ayad, qu'il habite sur le plateau, qu'il faut qu'il téléphone pour rentrer chez lui en taxi ou autrement. Sans doute à contrecoeur, Léon accepte et consent même à ce qu'Ayad reste à l'abri en attendant son taxi. Rassuré, Paul repart en tournée après avoir chaleureusement remercié Léon et serré la main d'Ayad qui ne veut plus le lâcher.

Si Paul sait un peu qui est Ayad, c'est grâce à Annie et Jean, des amis instituteurs. Il y a bien des années, Annie a pris son premier poste de titulaire à Pierrefontaine-lès-Blamont, alors que Jean était nommé à Bethoncourt. Ayad, à cette époque cantonnier du village, était chargé d'arroser les plantes et d'allumer le fourneau dans la salle avant que la classe ne commence et ils en gardent un bon souvenir, le souvenir d'un homme à la vie bien mouvementée. Pour ce qu'ils connaissent de lui, c'est un homme qui a quitté jadis sa Kabylie natale pour aller guerroyer contre Mussolini et Hitler et qui est resté finir ses jours en France comme cantonnier dans un petit village du Doubs. Il n'en savent guère plus, sinon qu'Ayad vit seul avec ses chats dans un appartement au milieu du village.

C'est bien plus tard que Paul découvrira quel roman d'aventures a été la vie d'Ayad. D'abord, en écoutant Marie-Louise, sa vieille amie de Seloncourt qui a fait la 2ème guerre mondiale dans les transmissions après s'être engagée en Algérie, où elle venait d'avoir 20 ans. Elle a vécu la campagne d'Italie et le débarquement de Provence. Cette héroïne nostalgique chouchoute comme elle peut ses anciens frères d'armes et, en particulier, elle envoie de temps à autre un colis à Ayad, qui s'est battu à Monte Cassino dans un mètre de neige. Il a même a été l'un des quatre survivants de sa compagnie, écopant d'une balle dans la jambe et de deux pieds gelés. Bien qu'antimilitariste et plutôt anar, Paul a du respect pour ces deux anciens. C'est  grâce à eux s'il peut respirer et penser librement.

Au cours d'autres conversations, avec son ami Bertrand, puis avec Jean Fleury, Paul va apprendre ce que devint Ayad après avoir pourchassé les nazis jusqu'à leur écrasement, quand il fut démobilisé.

Par quel sortilège, par quel coup de dé d'un djinn facétieux Ayad mit-il un jour les pieds dans la ménagerie du cirque Amar ? Paul a un souvenir étonnamment précis d'une petite aventure qui lui était arrivée à lui, à l'âge de 5 ans, dans la ménagerie d'un cirque de passage à Auxonne. Il était là, tout petit, devant un éléphant, et lui avait tendu un croûton de pain que la grande bête avait saisi délicatement avec sa trompe. L'a-t-il rêvé ? l'a-t-il inventé ? Pourtant, l'image est si nette dans sa mémoire. Est-ce qu'Ayad a tendu un jour un morceau de pain à un éléphant du cirque Amar ? Peut-être. Sans doute, même, puisqu'il s'est retrouvé pendant des années employé à soigner les pachydermes. Ce qui lui permet de faire presque le tour du monde. Est-il passé un jour de 1954 à Auxonne, a-t-il vu un petit blondinet tout bouclé tendre sa petite main vers l'un de ses protégés ? Qui sait ?

Puis Ayad se lasse de ce métier et s'arrête en Lorraine, où il est un peu mineur, un peu ouvrier dans une fabrique de poëles en faïence. Ensuite il se fait embaucher à Colmar, dans une entreprise de travaux publics, et un beau jour il se retrouve à Pierrefontaine-lès-Blamont, pour l'adduction d'eau potable entre la frontière suisse et Écurcey. Le chantier va durer deux ans, au bout desquels Ayad ne voudra pas repartir. Après toutes ces pérégrinations, après toutes ces errances, il décide de se fixer dans le joli village qui a poussé au pied du Lomont. Peut-être ce contrefort du massif du Jura a-t-il quelque chose qui lui rappelle la Kabylie de son enfance. Peut-être est-il fatigué de cette vie d'aventures. Peut-être a-t-il noué des amitiés avec les gens du coin et se sent-il enfin chez lui.

Un maire compréhensif l'embauche comme cantonnier. Compréhensif, car la vie de baroudeur qu'Ayad a menée ne lui a pas forgé un caractère placide. Il n'est pas réglé comme une pendule suisse et n'a jamais adhéré à la Croix-Bleue. Pourtant, le village l'a adopté, et Ayad, avec sa grande barbe, ses chats, sa diction heurtée fait bientôt partie de Pierrefontaine tout autant que le lavoir ou le temple. Un jour, il doit être hospitalisé et, pendant son absence, des habitants généreux lui font la surprise de repeindre son logement, qui en avait grand besoin ! Certes, les gens du pays regardent les Arabes avec plus que de la méfiance, mais Ayad, c'est Ayad, ce n'est pas pareil... Quand il mourra, des personnes au bon cœur prendront soin de ses chats, comme s'ils étaient un peu de lui-même.

Et pour Paul, qui aime tant les cartes postales couleur sépia, il n'est plus possible de se représenter le petit village plein de charme sans son lavoir, sans son temple, sans son épicerie fermée il y a peu mais aussi sans le vieux guerrier bégayant, barbu et bourru qui aimait les chats et les enfants, et son histoire digne d'une page dans un album d'Épinal...


Pierrefontaine-lès-Blamont, le 20 février 2013