l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


jeudi 12 novembre 2020

disponible à partir de fin novembre 2020

 Chère lectrice, cher lecteur, 


C’est par hasard que j’ai eu entre les mains un très vieux livre (1839), en grec (que je ne lis pas). Il s’agit d’Électre, de Sophocle. Il y avait sur les pages de garde des dessins à la plume qui ont mis en route mon imagination en panne pour cause de Covid. J’en ai fait un livre, qui est disponible chez moi depuis le 24 novembre. 
116 pages, 12 € + 3 € de frais de port en cas d'expédition. 
Alors, si ça vous tente, je vous invite à me le commander en m’envoyant un chèque, à l’ordre de :
François Hegwein 16 rue du 11 novembre 25700 Valentigney. 
Je vous l’enverrai dès réception de la commande. (N’oubliez pas de me donner votre adresse !)
 
Il est disponible dans les librairies suivantes :
Le Coucou qui lit Valentigney
Les Papiers Bavards Audincourt
Littera Montbéliard
Maison de la Presse Pont-de-Roide
Nom de Zeus Héricourt
Les Sandales d'Empédocle à Besançon
Maison de la Presse 58 Grande Rue à Besançon

et il a fait l'objet d'un reportage sur France Bleu Besançon :








dimanche 23 février 2020

les cousins oubliés


HISTOIRE COURTE POUR LECTEUR PERCHÉ


À peine installé dans cette petite ville du Doubs, je me mis en quête d’un local où je pourrais me livrer à mon incurable marotte : pratiquer et enseigner l’haltérophilie. Entendez-moi bien : il n’était pas question de monter un club de fitness, un de plus, pour des hommes jeunes cultivant leurs pecs et leurs biscotos devant une glace, ou d’appétissantes créatures en débardeur fluo et corsaire bien moulant courant sur des tapis, écouteurs à l’oreille et bouteille d’eau minérale de 50 cl à portée de main. Que nenni ! Je voulais de la fonte, de la sueur et des courbatures. La recherche du geste parfait pour fixer une barre chargée de disques au-dessus de sa tête, d’un geste aussi précis qu’un lancer et un rattrapage de bilboquet. Une impression d’aisance due à une technique parfaite, une concentration sans faille et des muscles d’acier. Plus personne ou presque n’a le courage ou le goût de s’adonner à une telle pratique, ingrate, incomprise et démodée, boudée et même décriée par les foules, mais, dans les années 80, elle attirait encore quelques mordus. Après avoir obtenu un local mis à ma disposition par la mairie, m’être affilié à une fédération pour obtenir un minimum de matériel et avoir constitué le bureau du club en présence du journaliste local, je m’attelai à enseigner mon art à quelques jeunes et moins jeunes des environs. À cette époque, il n'y avait pas encore de fémininespratiquant l'haltérophilie.

Une dizaine de jeunes gens âgés de 15 à 18 ans étaient venus s’inscrire, ainsi que deux hommes faits désireux d’exercer leur force et de se dérouiller les jointures. Les premières séances furent consacrées aux apprentissages de base, position de départ jambes fléchies, bras tendus et dos fixé, c’est-à-dire le regard tourné vers l’avant, le haut du dos entre les omoplates bien plat, les grands dorsaux contractés, les reins cambrés et le postérieur tendu en arrière. Plus l’élève est costaud, plus l’apprentissage est difficile. En effet, un adolescent gracile ou une femme acceptera très bien les directives données pour soulever la barre dans une position correcte, alors qu’un maçon ou un ripeur vous écoutera avec une expression condescendante, avant de se baisser, le dos tout rond comme un chameau, pour montrer à tous comme il est fort et combien peu vos conseils de prudence et de technique le concernent. Ainsi se prépare-t-il hernies discales et douleurs lombaires invalidantes pour ses vieux jours, mais il se sentirait déshonoré s’il écoutait vos mises en garde de gonzesse.

Au bout de quelques séances, les costauds cessaient de fréquenter la salle, dégoûtés, et les frêles jeunes gens commençaient à progresser et à s’étoffer. Comme nous étions affiliés à une fédération, je les engageai dans des compétitions régionales où les meilleurs glanèrent quelques coupes de fer blanc. Qu’importait que cela soit de la pacotille, ils étaient contents et m’aimaient bien. Quant à moi, dès que mes leçons me permettaient quelques moments de liberté, je soulevais bravement quelques barres, atteignant 100 kilos à l’épaulé-jeté dans les bons jours. C’est plutôt médiocre pour un pratiquant chevronné de mon gabarit, mais, comme je n’étais pas doué et que je devais cette performance à des années de travail acharné, c’était une immense satisfaction pour mon amour-propre. Et un moyen un peu facile de briller devant les néophytes. Au demeurant, n’importe lequel d’entre eux, s’il fréquentait la salle plus de trois ans, arrivait à en faire autant. Mais très peu restaient trois ans, le service militaire, les études à la ville, voire l’entrée dans la vie active ou le mariage les écartaient du sport dès qu’ils atteignaient leur majorité.

À quoi ça servait tout ça... À vrai dire, je n’en savais rien et je n’en sais toujours rien. Je l’ai fait, trois fois par semaine pendant un quart de siècle, c’est tout et c’est comme ça... 

La petite ville où j’avais fondé ce club et où j’habitais était née au bord du Doubs il y a très longtemps, comme d’imposantes ruines romaines en témoignaient. Depuis un siècle, on y fabriquait des cycles sous la bannière d'une famille d’industriels qui régnait sur tout le pays. Cependant, on devinait des signes d’essoufflement dans cette hégémonie. Comme indices apparaissaient de subtils changements dans les sigles, l'apparition des préretraites, l’intuition que les ères de prospérité et d’expansion ne durent pas éternellement. On commençait à voir des jeunes gens se tourner vers la Suisse, où les salaires étaient presque le double de ceux assurés par La Peuge, alors qu’au début du 20èmesiècle c’étaient les Suisses qui pleuraient pour se faire embaucher en France, fuyant la pauvreté. Ces énormes usines fabriquaient tout ce qui fonctionne avec une ou des roues et, comme chacun le sait, la roue tourne. Au cas où l’on aurait oublié cette loi d’airain, les vestiges de la grandeur passée de l’Empire Romain étaient là pour le rappeler. Pour ce qui me concerne, les roues auxquelles je vouais un quasi-culte étaient les disques de mes haltères, au diamètre réglementaire de 51 cm. Avec la barre sur laquelle ces disques étaient montés, on aurait vaguement pu penser à un essieu. Dans les années 1900, un colosse nommé Louis Uni, rebaptisé Apollon pour la scène, mettait effectivement un essieu de wagon et ses deux roues au-dessus de sa tête. Mais, à l’époque, ce genre de fariboles était à la mode en France, ce qui n’est plus le cas.

Si je maîtrisais la technique de l’haltérophilie, il n’en était pas de même pour la mécanique. N’importe lequel de mes élèves était plus calé que moi, démontant et remontant sa mob ou son scoot avec la même virtuosité qu’un djihadiste le fait de sa kalachnikov. Sans fausse honte, j’avais recours à leurs conseils et parfois leurs dépannages sur ma vieille Renault 4. Or, il advint que je me plaignis d’un cliquetis suspect dans les tournants.
–            le cardan, le cardan, vous-dis-je, entonnèrent mes apprentis leveurs de fonte. 
–            allez donc en chercher un à la casse. Il y en a une au bord du Doubs, quand on continue après les ruines.
–            oui, ils en ont, les Mandrins. Ils vous le feront pas cher. 
–            les Mandrins ? 
–            oui, les gens qui vivent là. Des ferrailleurs, des manouches. Il y a plusieurs familles, mais on les appelle tous les Mandrins, c’est le nom du plus vieux. Ils vont vous en trouver un, de cardan. Ils vont même vous le monter si vous leur filez un petit billet.

Ainsi fut fait. J’engageai ma 4 L sur un chemin empierré pendant un kilomètre, dépassant les ruines du théâtre romain, pour trouver d’abord une casse où des chiens enchaînés m’accueillirent bruyamment, ce qui me dissuada de descendre de voiture. Je poursuivis jusqu’à une sorte de hameau tout en longueur, au bord du Doubs. Derrière une vaste clôture, il y avait des bêtes, des ânes, des poules, un beau cochon et sa petite famille. Des maisons en parpaings pas crépis, couvertes de tuiles de casse, s’égrenaient selon un plan d’urbanisme incertain. Cela tenait plus d’un campement que d’un hameau, d’une tribu que d’un village. Tous les villages du Doubs, même les plus minuscules, ont une église. Il y a même des églises sans village. Là, il n’y avait pas d’église. C’était le domaine des Mandrins.
Ces gens devaient ignorer autant les permis de construire que les factures, pour ne pas parler de l’URSSAF ou des contributions. Par miracle, par l’influence d’un dieu protecteur plus que mystérieux, par lassitude et renoncement des autorités, que sais-je, on les laissait là, tranquilles, et après tout ils ne faisaient de mal à personne, hormis de montrer un mauvais exemple à tous ceux qui étaient tentés de vivre à la marge. Ils ne volaient pas, ne se bagarraient pas, envoyaient de temps en temps leurs gosses à l’école et se débrouillaient comme ils pouvaient pour l’eau avec des citernes et pour l’électricité avec des groupes électrogènes. La république les avait oubliés. Ils ne réintégraient la communauté que pour aller au cimetière, où les noms inscrits sur leurs sépultures surchargées de plaques gravées et de fleurs artificielles révélaient qu’il y avait plusieurs familles.
Mais cela restait, pour tout le monde, les Mandrins.

Nous étions mercredi. Je reconnus l’un des enfants qui jouaient au ballon au milieu des flaques. (Ai-je dit que j’étais maître d’école ? Non. Oubli réparé. Je vis seul, dans un vaste et vétuste logement de fonction au-dessus des classes. J’aime mon métier, mais ce n’est pas le sujet de cette histoire.) Je le récriai, comme on dit dans le pays pour interpeller :
–            Bonjour, Marcel.
–            Bonjour, m’sieur. 
–            Tu peux m’appeler quelqu’un pour des pièces d’auto ?
Le gosse partit vers la basse-cour et revint avec un homme plutôt jeune, trapu, casquette enfoncée jusqu’aux sourcils. L’expression de l’homme semblait à la fois naïve et aimable. Il me fit signe de le suivre et je remontai dans la 4 L. En passant, il flatta les chiens qui se firent tout doux en s’aplatissant sous les caresses. Puis je me garai entre deux flaques irisées par les divers liquides qui s’épanchaient des carcasses de voitures. Une odeur de gas-oil et d’huile de pont me prit la gorge quand je descendis. J’expliquai mon souci et l’homme, Stéphane, s’accroupit pour secouer ma roue avant droite. Il y avait du jeu. Le cardan, le cardan, vous dis-je, mes jeunes sportifs ne s’étaient pas trompés. Stéphane me demanda si j’avais un moment. Une petite heure devrait suffire. J’acquiesçai, un peu empoté, inutile, désœuvré, pendant que le Mandrin hissait ma voiture sur cric. (Dans la région, on dit cri, alambi, toubi, j’avais du mal à m’y faire.)
Il procéda à la dépose de la pièce abîmée, emmaillotée dans un soufflet de caoutchouc cuit, recuit et fendillé qui avait laissé passer sable et gravillons causes de son usure. Puis il se tourna vers le fond de la casse, où devait se trouver une autre 4 L avec des cardans en bon état. L’ayant repérée, il s’y dirigea, cherchant un deuxième cric qu’il ne trouva pas. Alors, ignorant que je l’observais, il s’empara d’un billot de bois puis, arquant son dos, souleva d’une main l’avant de la voiture pour y glisser sa cale. J’étais stupéfait. Aucun, aucun, des costauds que j’avais déjà vus à l’œuvre n’aurait pu réussir un tel tour de force avec une seule main. Apollon lui-même, qui pesait 120 kilos, n'aurait pas pu et Stéphane, qui ignorait que je le regardais, ne devait pas en peser lui-même beaucoup plus que 80. M’aurait-il vu qu’il n’aurait peut-être pas agi ainsi. Je me retirai discrètement pour reprendre ma place près de ma voiture.
La réparation fut bientôt terminée. Je sortis mon portefeuille pour payer mon dû, mais Stéphane m’arrêta d’un geste et partit chercher un Mandrin plus ancien. Ce dernier, aux manières de patriarche, m’expliqua :
–            s’il avait mieux appris à l’école, il n’aurait pas besoin de moi. Il ne sait pas trop bien rendre la monnaie. Il a peur de se tromper. 
–            je pourrais lui donner des leçons, si vous voulez. S’il est d’accord. Vous savez, je suis instituteur. C’est moi qui ai Marcel dans ma classe.
Nous avions parlé de Stéphane à la troisième personne, comme s’il n’avait pas été là. C’est lui qui nous répondit :
–            oui, j’veux bien. Mais le soir. J’ai pas trop envie qu’on me voie dans le village. Vous prenez cher ?
–            Oh non. Ce que vous voulez. Des œufs, je ne sais pas, moi, vous verrez bien. Je vous fais confiance. Tu voudrais quel jour ? demandai-je à mon nouvel élève, passant sans façon au tutoiement. Les mardis et jeudis je ne suis pas libre, je m’occupe du club. 
–            le lundi, ça irait ? 
–            va pour le lundi. 
–            sept heures du soir ?
–            c’est d’accord. Je t’attends la semaine prochaine.



Je passai une nuit agitée, ponctuée de rêves étranges. Toute cette tribu en marge de la petite ville m’évoquait d’anciennes lectures, Lovecraft, pour être précis. Je m’attendais presque à voir le Grand Cthulhu surgir des profondeurs du Doubs, ruisselant, dardant ses tentacules, au son d’incantations obscènes psalmodiées par les Mandrins. Dans le pays, on a la Vouivre, qui pourrait faire l’affaire et dans mon demi-sommeil, je mêlais des images des membres de la communauté sans église avec le long corps de serpent ou de sirène de notre créature franc-comtoise. Ce n’était pourtant pas une odeur de poisson, comme dans la malédiction d’Innsmouth, que j’avais sentie lors de ma visite. Non, de la fumée de feu de bois, l’odeur de basse-cour du hameau et l’odeur d’huile de pont de la casse, c’est tout ce que j’avais senti. Et les Mandrins n’avaient rien de batraciens. Des costauds, pas hostiles, mais pas autrement accueillants, des gens à part, mais rien de plus. Mon café du matin chassa ces délires un peu enfiévrés.
Le lundi suivant, Stéphane commença ses cours de rattrapage. Nous étions en hiver. Il faisait nuit. Mon nouvel élève gara sa mob sous le préau et réussit parfaitement à éviter d’éventuels témoins. Je l’accueillis avec une poignée de main (je suppose qu’il dut faire attention à ne pas broyer la mienne) et, après qu’il eut posé sa casquette et son blouson style aviateur, il s’assit en face de moi. Je pus l’observer plus attentivement. Il ne devait pas mesurer plus d’un mètre 70, mais, comme je l’ai dit, sa silhouette était trapue. Il n’avait rien d’un colosse et, si je n’avais pas été le témoin de sa performance de cric humain, je n’aurais rien soupçonné de sa force extraordinaire. Son visage arborait une expression plutôt aimable. Ses yeux noirs me regardaient avec curiosité, sous ses sourcils broussailleux. Deux pattes encadraient son visage, s’arrêtant avant un menton un peu fuyant. Son épaisse tignasse ne laissait voir que quelques centimètres de son front. Il posa un poulet dûment vidé et plumé sur la toile cirée de la table, en guise de salaire, et je ne pus m’empêcher de remarquer ses énormes mains, à côté desquelles les miennes semblaient des mimines de fillette. Je lui passai une ardoise, une petite éponge ronde bien mouillée et un crayon d’ardoise, pour commencer un exercice de calcul mental à l’ancienne, sous la vieille suspension qui éclairait la haute cuisine.

Stéphane s’appliqua et, au fil des séances, les progrès furent rapides. Il était loin d’être bête et ses lacunes tenaient plutôt de son irrépressible besoin de faire l’école buissonnière. Incidemment, je lui parlai du mon club et lui en proposai la visite. Il me fit répéter qu’il n’y avait personne dans la salle avant d’accepter et j’ouvris pour lui le vieux gymnase.
J'avais laissé, au centre du plateau, une barre chargée à 100 kilos que j'avais réussi à lever, avec toute ma technique, à la séance précédente. Stéphane s'accroupit, la saisit, l'épaula et la poussa au dessus de sa tête sans trop souffrir. Tout montrait que c'était la première fois qu'il empoignait un tel engin. Or, de mémoire d'entraîneur, on n'a jamais vu un néophyte, même le plus imposant des déménageurs, monter ainsi 100 kilos, tout simplement parce que, même s'il en ont la force, ils ne maîtrisent pas le geste et perdent l'équilibre, titubant et poussant l'haltère devant ou sur le côté et la lâchant avant qu'elle soit en haut. Ce n'avait pas été un souci pour mon Mandrin. Ensuite, il se dirigea vers une barre fixe. Il exécuta alors un rétablissement avec aisance, puis une série de soleils en se lâchant d’une main puis de l’autre. Devant mon expression ébahie, il m’expliqua que son pépère avait travaillé dans un cirque et qu’il avait donné des leçons aux gosses de la famille. Pour illustrer son propos, une fois redescendu, il conclut sa démonstration par un saut de mains et deux saltos arrière. J’étais sidéré. En plus de sa force prodigieuse, il était souple, vif et bien coordonné. Sans l’ombre d’un doute, j’en aurais fait un champion olympique en quelques mois ! 
Mais je ne lui en parlai même pas : je sentais qu’il n’aurait aucune envie de s’astreindre à la discipline qui règle la vie des sportifs de haut niveau, aucune envie de laisser sa famille pour faire des stages ou des concours à l’étranger, aucune envie d’être le point de mire des foules et de la presse et que l’on scrute sa vie privée. Et le tout, il faut bien le dire, pour des nèfles, dans le cas de l’haltérophilie.
L’année scolaire s’acheva et l’on s’accorda pour dire que Stéphane n’avait plus besoin de cours de soutien. Il m’avait rétribué largement après chaque séance, me faisant découvrir les trésors que sa famille tirait de la nature. Des mûres, mais aussi de la compote de nèfles, de cornouilles, de blessons, des trompettes de la mort, des cèpes, des jaunottes et des morilles. Du saucisson de sanglier et de la gigue de chevreuil, dont je préférais ne pas savoir s’ils avaient été chassés dans les règles. Pour me remercier, je fus invité à un grand barbecue à la Saint Jean d’été. Je ne cherchais pas à m’imposer, encore moins à porter un jugement sur leur vie, et à cause de cela, sans en faire de grandes démonstrations, les Mandrins m’aimaient bien. Encore mieux, j’ose dire que Stéphane et moi étions devenus amis. J’avais autant à apprendre de lui qu’il n’avait appris de moi, et je ne parle pas de mécanique, mais de sa relation avec la nature. Alors, pendant les vacances d’été, ce fut moi qui devins l’élève de Stéphane.
En dehors des plantes comestibles et de la façon pour les accommoder, je pris quelques leçons d’herboristerie. Je découvris des sources et des grottes. Comme je l’avais compris, les Mandrins braconnaient, mais le gibier qu’ils chassaient n’était pas menacé d’extinction. Sangliers et chevreuils pullulaient, à cause de l’absence de prédateurs naturels et parfois aussi parce que les chasseurs les nourrissaient en période de disette, dépôt de fourrage pour les chèvres et carrés de maïs pour les cochons. (Chèvre et cochon sont du jargon de chasseur pour chevreuil et sanglier.)
Avec mon guide, j’avais appris à marcher sans faire de bruit et en laissant le moins de traces possible. Cela me ramenait au temps de mon enfance, quand je jouais aux Indiens dans la forêt, et c’était comme si mes jeux d’enfants n’avaient été qu’un besoin très profond de retrouver certaines racines enfouies dans notre mémoire collective, comme si je renouais avec un moi oublié. Je surpris un chamois, puis un blaireau. Un jour, nous pûmes même observer un lynx et Stéphane, qui chassait à l’arc, posa doucement ses flèches et son carquois. Quand le félin eut disparu, il me chuchota :
–            celui-là, je ne lui ferai jamais de mal. Je ne mets pas de pièges parce que je ne saurais pas qui j’attraperais. J’aime bien voir les bêtes que je chasse. Pis les pièges, ça les fait souffrir. J’en ai pas besoin de beaucoup, c’est pas pour les vendre aux restaurants. Encore moins aux empailleurs. On prend juste ce qu’il nous faut pour nous, et encore, de temps en temps. Juste ceux qui sont nombreux. Les niglos[1], on n'en mange plus, y en a trop qui se font écraser. Mais les sangliers, y en a tant qu’on en veut. Les chevreuils, quand il y en a trop, ils bouffent les jeunes arbres et les jeunes pousses. Ça finit par abîmer la forêt. Faut qu'il en reste, mais faut pas qu'il y en aie trop quand même.

Puis ce fut l’ouverture de la chasse et les Mandrins se contentèrent des animaux de la basse-cour. Mieux valait ne pas croiser de chasseurs en règle. Mais, l’hiver venu, la neige apportait une trêve aux bêtes de la forêt. Alors, un dimanche, Stéphane m’invita à une balade. À cause de mes fréquentations, les gens commençaient à me regarder un peu de travers dans la petite ville, mais ne se seraient toutefois pas risqués pas à une pétition comme ils l’avaient fait pour Louis Pergaud qui partait chasser le dimanche matin au lieu d’aller à la messe. Le temps a passé et, dans le pays de Montbéliard du moins, le pouvoir de nuisance des calotins s’est affaibli avec les protestants, surtout en terre ouvrière où souffle parfois en plus un petit courant d’air de communisme – autre religion bien exigeante. Je n’avais pas d’amis, ni parmi mes collègues ni en ville, hormis mes jeunes athlètes qui passaient dans le club au fil des ans.
Donc, ce dimanche-là, Stéphane s’installa dans ma voiture pour me montrer quelque chose dont il ne voulut rien me dire. On remonta la vallée du Doubs jusqu’à ce que d’imposantes falaises nous surplombent. La voiture fut laissée sur un petit parking et mon guide m’entraîna dans la forêt. Nous avions pris des raquettes et un bon équipement en cas de bivouac, mais ni arc ni flèches.
J’avais laissé Stéphane préparer tout cela sans discuter, bien que très intrigué. C’étaient les vacances de Noël et je n’avais pas à faire la classe le lendemain. Nous avons marché longtemps. Je savais bien que Stéphane me ménageait, car, s’il était infatigable, je ne l’étais pas. Nous parlions très peu, et à voix basse. Nous avons remonté un sentier où les raquettes étaient inutiles, jusqu’au pied des falaises, et nous avons dormi dans une grotte gigantesque après avoir allumé un feu de bois. Stéphane semblait chez lui. Au réveil, nous sommes montés sur le plateau, où s’étendaient de grandes pâtures entre des bois plus petits. Là, les raquettes se montrèrent indispensables. Soudain, mon guide me montra une trace. Une grosse patte, évoquant celle d’un chien, pour un ignorant comme je l’étais. Nous nous fîmes encore plus silencieux si c’était possible, nous rapprochant de la lisière d’un bois de feuillus dépouillés parsemés de sapins bien verts. Et là, Stéphane m’immobilisa en posant sa main sur mon bras. De son seul regard, il me désigna une direction où tourner mes yeux.

Il était là. Majestueux, immobile. Il nous avait vus, mais ne sentait pas le besoin de fuir. Il nous avait laissés venir parce qu’il le voulait bien. Un loup. Nous nous observâmes pendant un temps qui me sembla très long, mais qui ne dut pas excéder une minute, puis le seigneur loup se retourna lentement et repartit dans la forêt. Nous reprîmes sans une parole le chemin du retour, jusqu’au parking. Je déposai Stéphane chez les Mandrins et rentrai dans mon vieux logement de fonction, qui sentait la cire, la craie et le feu de bois. Le cadeau que m’avait fait mon ami avait une valeur inestimable. Toute parole prononcée aurait rompu le charme. Ce charme qui nous avait ouvert une fenêtre sur le temps, quand hommes et bêtes vivaient ensemble dans la forêt, quand hommes et loups se partageaient le monde.

Et moi et moi et moi... Faisant la classe à une vingtaine d’élèves studieux, ou du moins qui s’efforcent de rester immobiles alors que leurs jambes les démangent de courir et de jouer au ballon, alors que, comme dans le poème de Prévert, un oiseau-lyre les attend peut-être dans le ciel, dehors, loin des tables de multiplication. Alors que certains, une foi devenus grands, racontent combien ils ont souffert pendant leurs années d’école, souffert d’ennui, d’angoisse de mal faire, de peur du regard du maître ou de ses remarques humiliantes quand ce n’étaient pas de ses sévices. Pourtant, je suis de bonne foi, moi, quand je pense que mon enseignement va libérer ces enfants, les libérer du sort affreux des enfants au travail, jadis dans les usines d’Europe et aujourd’hui dans les pays d’Asie... Je suis de bonne foi quand je pense que mon enseignement laïque va les libérer des curés totalitaires de l’ancien régime, avec leurs questions inquisitrices à confesse et leurs tableaux terrifiants de l’enfer, quand je pense que mon enseignement va leur ouvrir l’esprit.
Je suis de bonne foi quand je pense que mes leçons d’haltérophilie vont donner à mes élèves un corps robuste, fiable, des moments de plaisir, de victoire sur soi-même et de partage, entre eux et entre générations. Alors que, à quelques kilomètres, Stéphane va courir les bois. Qu’est-ce que j’ai loupé ? Voilà ce qui me tourmente, dans ma vieille cuisine bonne à repeindre, les deux coudes sur la toile cirée, devant ma tasse de café refroidi. Si j’ai loupé quelque chose, je ne dois pas être le seul.

Je me demandais où Stéphane allait trouver une femme. Pourquoi cette question, indiscrète, stupide, même ? Pas dans la famille des Mandrins. Alors, où ? Prétextant une recherche en généalogie, je demandai à consulter les registres d’état civil. Les Mandrins se mariaient, certes, mais pas avec des filles du pays. Étaient-ils victimes d’une forme de ségrégation, comme jadis les charbonniers ? Peu à peu, ma curiosité devint idée fixe. Ce n’était vraiment jamais arrivé, qu’une fille de la petite ville craque pour un solide gaillard de la tribu, qu’une fille Mandrin s’entiche d’un beau conscrit de la petite ville ? Je questionnais discrètement. Si, les Mandrins sortaient, les gosses allaient à l'école. Rarement, les gars allaient au bal où, d’ailleurs, ils venaient pour s’amuser et ne cherchaient pas la bagarre. Des enfants naturels ? Pas moyen d’en trouver trace, évidemment.
J’arrivai à trouver, après des recherches fastidieuses, quelques mariages mixtes entre des gens d'ici et des Mandrins qui, du reste, ne s’appellaient pas Mandrin, il y avait plusieurs noms de famille dans le campement. Cette fois, quelle descendance ? Aucune descendance. Ces couples mixtes n’avaient pas eu d’enfants. C'était une impasse. Les Mandrins ne se mariaient pas entre eux, à l’évidence, mais pas non plus avec des personnes du coin.
Me revint en mémoire un livre que j’avais lu dans ma jeunesse rebelle : Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’état, par Friedrich Engels. Il y était question de tribus endogames et de tribus exogames, pour des raisons de génétique. Peu soucieux de me replonger dans les écrits polémiques d’Engels, je retins que les Mandrins devaient obligatoirement aller chercher maris et femmes ailleurs, sous peine soit de s’éteindre, soit de sombrer dans une consanguinité mortifère. Alors, où allaient-ils les chercher, ces maris et ces femmes ?
Et si je posais tout simplement la question à Stéphane, mon ami ?

Stéphane resta longtemps silencieux.
–            je peux te faire confiance, je crois. (Ce n’était pas une question.) Avec ce que tu connais de notre façon de chasser, de nos petits arrangements avec le fisc, je suis sûr que tu sais tenir ta langue. Mon ami, nous sommes un peu comme le loup qu’on a vu. Le mieux est que le moins de monde nous voie. Qu’on ne nous voie pas du tout, même. On n'existe pas. On n’embête personne. On veut juste vivre. 
Et Stéphane de me conter comment les siens s’étaient aperçus, au fil des ans, que les unions avec les gens du coin étaient stériles. Alors, ils avaient cherché, et trouvé, d’autres tribus de Mandrins installés çà et là, certains charbonniers, certains ferrailleurs, parfois certains gens du voyage. Ils se reconnaissaient à leur physique, à leur façon de vivre, à leur impossibilité de se reproduire avec les villageois. C’est avec des membres de ces tribus qu’ils se liaient pour fonder famille. Ils se connaissaient et s'entraidaient, d’un groupe à l’autre, depuis des millénaires, passant à travers les invasions, les guerres et les persécutions grâce à leur connaissance parfaite de la nature et leur talent pour se rendre invisibles quand c’était nécessaire.

J'en savais assez, désormais. Je ne voulais pas être celui qui serait la cause du malheur et de l'extinction des derniers Néanderthaliens. Je mourrai sans descendance et seul ce journal que je donnerai à mon ami Stéphane contient le fruit de mes recherches et du hasard qui m'a conduit à le rencontrer. Et puis, les Sapiens Sapiens sont tellements cons qu'ils finiront bien par laisser notre vieille planète aux Mandrins et à tous les peuples premiers qui auront échappé à leur irrépressible goût du pillage généralisé.

Valentigney, février 2020


[1]Niglo : hérisson, en langue manouche. On les enrobait de terre glaise et l'on mettait à la braise. Quand la terre se fendillait, il ne restait qu'à démouler. Les piquants étaient pris dans la terre cuite.

lundi 20 janvier 2020

mon jardin zoologique (fin)

MON JARDIN ZOOLOGIQUE (SUITE ET FIN)

            Valentigney ne se limite pas à un territoire pris comme au lasso dans un méandre du Doubs, elle déborde quelque peu sur la rive droite, côté Seloncourt et Mandeure. Sur cette rive droite, un coteau vient border le lit de la rivière, première allusion au massif du Jura qui va prendre toute son ampleur quelques dizaines de kilomètres en amont. Une courte route, la D38E2, mène en deux boucles au premier plateau de cette montagne, c’est le Bannot. Plateau très modeste, appelé le Haut-des-Roches, en référence au hameau perché en haut d’une falaise qui domine le Doubs et, sur l’autre rive, la ville de Valentigney. Une grande caserne et quelques petites annexes ont été bâties là par les Fils de Peugeot Frères, en 1880, afin d’y loger les ouvriers catholiques et leurs familles pour éviter qu’ils ne se mêlent au reste de la population protestante de Valentigney. Le Haut-des-Roches, relié à Valentigney par un escalier qui descendait la falaise jusqu’à il y a quelques années, ce n’est pas tout à fait Seloncourt, même si administrativement c’est un quartier de cette ville. C’est, à mes yeux, une petite enclave de Valentigney sur l’autre rive du Doubs, comme les Cités Blanches à Beaulieu. Ce n’est pas notre dévoué et méritant Président Philippe qui me contredira, j’en suis sûr. Encore aujourd’hui, et bien qu’il n’y ait plus l’escalier, les habitants du Haut-des-Roches vont volontiers faire leurs courses à Valentigney alors que, s’ils ont à faire dans leur commune véritable, ils disent qu’ils vont « à Seloncourt », comme si ce n’était pas chez eux, comme si c’était une ville voisine.

C’est l’un des quartiers où j’ai été facteur pendant 24 ans, m’arrêtant à quelques mètres du bord de la falaise pour contempler un instant la ville de l’autre rive. Au début, j’ignorais l’existence de l’escalier, aussi, lorsque je vis un jour un monsieur, vêtu comme un employé de bureau et portant une serviette, s’avancer vers le bord puis disparaître, je me frottai les yeux, posai mon vélo contre un mur et m’avançai moi-même pour aller voir. On n’avait pas encore inventé les parapentes comme au Belvédère de Mandeure ! Aussi, cette mystérieuse disparition de mon piéton (c’était monsieur Simard, grand connaisseur de champignons) me faisait-elle penser à un homme planant dans un tableau de Chagall. Et, ce jour-là,  en m’approchant de la piste d’envol imaginaire, je compris enfin le secret de la falaise. Quel dommage que cet escalier, ainsi que maints et maints passages piétonniers, disparaissent peu à peu de notre tissu urbain... Crainte des accidents dans le cas de l’escalier, crainte que ce ne soient des lieux de rencontre pour mauvais garçons, braillards, dealers ou pisseurs, pour ce qui est des ruelles, des gasses... 

 Un retraité des casernes me confia un jour que son potager venait d’être saccagé par un sanglier venu du bois, qui avait tout rebouillé dans sa fringale de racines à dévorer. Le bois du Bannot est là, tout contre le hameau, juste séparé de lui par la route en lacets et un vieux chemin empierré qui monte de façon plus directe.

            Je me suis longtemps interrogé sur le sens du mot bannot. Finalement, un jour, j’ai demandé à mon ami Jacques — Jacques Monamy — grand érudit devant l’Éternel, quelles en étaient la racine et la signification. Voici sa réponse : 
Bannot  est un mot d’origine germanique composé des deux termes  «ban» et «holz».
Ban apparaît au XIIe siècle en moyen allemand, il est d’origine francique et a un triple sens : loi, (dont la non-observance entraîne une peine), défense, enfin juridiction.           Le ban désigne un territoire, une circonscription administrative appartenant à un seigneur et sur lequel / laquelle s’exerce son autorité.
Holz  signifie «bois, forêt»
Bannot signifie donc étymologiquement «partie boisée, forêt appartenant à un seigneur» Ce mot est attesté à Montbéliard et à Seloncourt sous la forme «rue du Bannot». J’ignore si on le trouve également dans d’autres localités voisines; mais cela ne me surprendrait pas, car il est antérieur à l’appartenance de ces deux villes du Pays de Montbéliard au Wurtemberg. On pourrait donc le trouver dans la partie nord de la Franche-Comté (Haute-Saône) ainsi qu’en Lorraine (ancienne partie de la Lotharingie) après le partage de l’empire de Charlemagne en 962!

Voilà pour les curieux qui, comme moi, cherchent avec entêtement à comprendre pourquoi il y a une rue du bannot, ou une impasse de la gasse, ou une rue de la ribe, ou une rue de la pâle, ou une rue de la prairie ou une rue du canal, dans les bourgs des alentours. Et qu’est-ce que ça veut dire.

Mais revenons au bois du bannot et à sa faune — animale, pas humaine ! Les Fils de Peugeot Frères obtinrent en 1885 l’autorisation de faire ouvrir un chemin empierré qui descendait des casernes jusqu’aux rives du Doubs, coupant un méandre de la route actuelle. Ce chemin, qui, comme l’escalier, cessa pratiquement d’être utilisé par le commun des mortels, eut jadis la réputation d’être fréquenté par des exhibitionnistes, à tel point qu’une vieille demoiselle avec qui j’aimais bavarder me l’avait dénommé en riant « le chemin des montre-cul ». À tout le moins, il n’y avait plus que quelques originaux pour l’emprunter, note Georges Bugler, un historien local en 1970, il fallait être un spécimen de la noble race des piétons, espèce en voie de disparition. Mais il n’est ici question que de la gent animale, naturellement vêtue de plumes, d’écailles ou de fourrure. Si le quartier du Haut-des-Roches est, bon gré mal gré, rattaché à Seloncourt, le bois du Bannot et ce chemin, eux, appartiennent à Valentigney.

De beaux sentiers sillonnent ce bois du Bannot. L’un d’eux est le sentier André Beucler. Imaginons ensemble que nous venons de franchir le pont de la Libération. Nous longeons le Doubs sur notre droite, en empruntant la piste cyclable, puis nous montons à gauche la route du Bannot, que nous abandonnons très vite pour fuir les voitures  qui foncent dans les méandres de la D38E2. Sur le bas côté de cette voie, j’ai vu un jour le cadavre d’un malheureux blaireau d’assez bonne taille, victime du trafic automobile. J’ai déjà été renversé par une auto. Je ne veux pas finir comme le blaireau. Le vieux chemin empierré, raboteux comme dit Georges Bugler, même quand il est malencontreusement barré par la chute d’un arbre ou un amas de branchages, est un moyen plus sécure, ou moins dangereux si vous préférez, d’accéder sur le Haut-des-Roches. Après un bref passage par la rue des Sapins,  qui, elle, fait partie de Seloncourt, nous arrivons presque tout de suite au rond-point du Bannot. Prenons alors, à droite, la route qui mène à Bondeval, jusqu’à l’entrée du bois du Bannot. Nous longeons le château et la propriété de Bertrand Peugeot, avant de nous enfiler dans le bois et de retrouver le sentier André Beucler. Si j’ai bien regardé la carte, nous n’avons pas ou très peu quitté les limites de la commune de Valentigney. Vous me reprendrez si je me trompe. En tout cas, notre blaireau, que j’aurais beaucoup aimé croiser de son vivant, venait sans doute de là. 

C’est un bel animal, le blaireau. On le braconne, bien entendu, et même sans cela il n’est pas très prudent quand il faut traverser une route. On a même fait de son nom une sorte d’injure. On l’a réduit à un objet servant à faire mousser le savon avant le rasage. J’espère bien avoir la chance d’en croiser un pendant mes balades. 

Mais on peut aussi accéder au sentier André Beucler par le bas. En remontant le Doubs depuis le pont de la Libération, sur la piste cyclable qui fut jadis un chemin de fer, on longe l’Asile du Rocher, puis plus loin une impressionnante falaise, reste d’une carrière, en face du pont des Longines. Enfin, on arrive aux premières maisons avant les Cités Blanches et, là, un sentier balisé vous invite à monter à Bondeval. C’est l’autre entrée du sentier André Beucler, que l’écrivain empruntait pour descendreà Beaulieu et qu’il a si bien décrit dans Gueule d’amour. C’est là que j’ai rencontré, à deux reprises, un chamois. La première fois, j’ai bien pensé avoir la berlue et j’ai téléphoné à un copain chasseur, à mon retour, pour lui demander si c’était possible. Bien sûr, que c’est possible. Les chamois s’aventurent dans le bas, jusqu’à proximité des villes. 
Arrivé en haut du raidillon, je délaisse le large chemin qui redescend sur ma gauche et je prends un sentier plus petit, non balisé, qui longe la colline en surplombant le Doubs et Valentigney, jusqu’à rejoindre le chemin principal. Il ne me reste plus qu’à sortir du Bois du Bannot, en face de la déchetterie de Seloncourt, à parcourir quelques centaines de mètres sur le trottoir du bord de la route et, arrivé au rond-point, à redescendre par le petit Bannotjusqu’au pont de la Libération, en sens inverse de ce que je décrivais précédemment. 

Pour terminer cette petite visite en trois étapes de mon jardin zoologique boroillot, j’ai invité deux fantômes à m’accompagner pendant quelques lignes. Selon Georges Bugler, entre 1890 et 1900, des familles de Valentigney se rendaient à pied le dimanche à Fahy ou à Damvant pour y acheter ce que le fisc permettait : café, sucre, tabac, allumettes, bonbons et petits cigares, en quantités limitées. À cause de ces limites, la contrebande ne chômait pas. Elle était pratiquée par des hommes, parfois des femmes et même par des chiens. Les deux derniers chiens contrebandiers de Valentigney, «la Bellone» et «le Mousse» appartenaient à un certain Fallot. Chaque bête, équipée d’un fourreau spécial, pouvait de nuit, sans guide, rapporter environ 10 kg de marchandises. Ces chiens finirent par être surpris et tombèrent sous les balles des policiers.

J’ai une pensée émue pour ces deux pauvres bêtes. D’autres chiens furent décorés pendant la Première Guerre Mondiale pour services rendus à la Patrie, mais ni les chiens soldats ni les chiens contrebandiers ne comprirent jamais rien aux missions qui leur furent confiées, se contentant d’obéir à leur maître. Ils n’avaient rien demandé. Si je croise les fantômes du Mousse et de la Bellone, je leur ferai un petit signe de la main, les invitant à rejoindre mes amis la chouette, le renard, le blaireau et le corbeau, les foulques, les colverts, le mandarin et les poules d’eau, les chats et les chevesnes, le chamois, les hérons et les hérissons. Et même le Coucou qui Lit.


Valentigney, novembre 2019 

mon jardin zoologique (suite)

Mon jardin zoologique (suite de la visite)

Aux confins de la ville s’étendent des forêts. L’une d’elles est presque comme un décor en trompe-l’œil. C’est le Bois du Fouré, m’indique la carte de l’IGN. Je dis « en trompe-l’œil », car, vu du bourg, le long coteau boisé pourrait laisser croire qu’il existe une vaste forêt au-delà de son arête. En réalité, cette forêt n’a qu’une profondeur de quelques centaines de mètres, après quoi l’on est arrêté par une haute clôture protégeant le circuit Belchamp, un centre d’essais pour automobiles. Néanmoins, elle recèle tout un bestiaire et toute une histoire.

À mon arrivée à Valentigney, je me donnai pour programme de découvrir quelles balades on pouvait faire sans prendre la voiture. Vieille manie de ma part, ce n’est même pas par principe, plutôt par instinct : chaque fois que je peux éviter d’utiliser un moteur, que ce soit pour scier, visser, percer, me déplacer, jardiner ou même raper des carottes, je n’utilise que ma force motrice. C’est comme ça, je fais la grimace quand on me parle moteur. Inutile de vous dire l’effet que me font le bruit des tronçonneuses quand je me promène dans la forêt, celui d’un scooter à l’échappement approximatif dans la rue où nous habitons, celui de la balayeuse municipale en train de ramasser les feuilles mortes à la vitesse d’une tortue qui grignote sa salade, celui d’un voisin qui tond son carré d’herbe, passe l’aspirateur dans sa voiture ou nettoie sa cour avec une souffleuse... Je sais, il faut bien que les gens travaillent, que le monde tourne, je ne fais d’ailleurs aucun reproche à toutes ces personnes si vaillantes, mais... je préfère le bruit du vent dans les branches et le gazouillis des petits oiseaux. J’étais déjà comme ça étant gosse et, par-dessus le marché, j’ai fait toute ma carrière sur une bicyclette. Ça a dû me donner comme une déformation professionnelle. Bon, revenons à nos moutons, ou plutôt à nos balades autour de Valentigney en saluant les bêtes que je rencontre.

De ma fenêtre, on voit la ferme des Buis. À toute heure, s’il fait beau, elle est éclairée par le soleil et se détache à une extrémité de la colline qui borde Valentigney sur le flanc ouest. C’est par là que mes pas m’ont porté, tout naturellement, lors de mon exploration pédestre de la petite ville. C’est là aussi que nous avons amené, mon épouse et moi, nos petits enfants pour leur montrer les poneys et leur offrir une promenade sur leur dos. Nous y avons assisté également à un concours hippique. Certes, ce sont là bêtes apprivoisées, animaux domestiques, mais, puisque le thème de mes balades est la rencontre de la faune, il ne serait pas juste que j’oublie les chevaux. Pas plus que les poules qui caquettent dans les rares poulaillers boroillots ni les chiens, roquets hargneux qui m’interpellent à mon passage, brave chien d’aveugle qui attend son maître ou miniatures bien peignées qui courent dans tous les sens pour des affaires mystérieuses.
Ce n’est pas à vous, lectrices et lecteurs de la revue du VVN, que je vais apprendre l’histoire de la ferme des Buis. Moi-même, Boroillot de fraîche date, j’ai découvert cette histoire en feuilletant des livres à la médiathèque qui se trouve à deux pas de chez moi.
De cette ferme, qui n’est donc devenue équestre que plus tard, l’on rejoint un chemin qui longe le coteau depuis la rue des Buis jusqu’à la route de Mathay. C’est le Chemin de Comberut, indique le plan, mais je l’appellerais plus volontiers Chemin des Cavaliers ainsi que le précisent les panneaux. C’est un agréable lieu de promenade pour les citadins le dimanche. À l’endroit où confluent les deux chemins, celui qui part de la ferme et celui qui monte de la rue des Buis, se trouve une maison aux volets fermés. À ce niveau, une voie empierrée part à angle droit, à travers champs, pour venir buter sur la clôture du centre d’essais à quelques centaines de mètres.
Pour les Boroillots de souche, cette petite maison, c’est le bacu, que l’on peut aussi écrire bacul ou baccut, mais que l’on n’écrit en fait presque jamais. On le prononce, c’est tout. Ce n’est point là langage académique.
Ce mot m’évoque immédiatement les huttes de charbonniers. Jadis, ils étaient relativement nombreux dans les forêts des alentours afin d’alimenter en charbon de bois l’industrie métallurgique locale, avant que l’on n’utilise le coke. Mais le plus souvent, un bacu, c’est une cabane, quelque chose d’un peu plus grand et construit que la simple hutte qui servait à veiller près de la meule. Plus tard, quand il n’y eut plus de charbonniers, il arriva que les bacus restés debout servent aux chasseurs, aux randonneurs et même aux archéologues[1]pour leurs agapes.
De nos jours, ce que les Boroillots appellent le bacu, c’est la maison aux volets fermés que j’évoquais plus haut. Elle m’a intrigué immédiatement, comme du miel attire une mouche, cette maison. Naturellement, je me suis projeté en imagination comme une sorte de garde forestier un peu ermite résidant là, ou en couple de vénérables retraités avec ma petite femme, ramassant les pommes du verger voisin, accueillant une ribambelle de gosses pour le goûter, entretenant de beaux rosiers grimpants sur sa façade... Vaines rêveries de quelqu’un qui n’a vraiment rien d’autre à faire.
Un autre promeneur, rencontré sur le chemin des cavaliers, me parla du bacu. Là, me dit-il, on venait faire la bringue le dimanche. Puis il allongea le pas et la conversation s’arrêta là, me laissant sur ma faim. J’essayais de me représenter une sorte de guinguette où des ouvriers endimanchés seraient venus se distraire le jour du Seigneur. J’étais, m’affirma-t-on ailleurs, dans l’erreur complète. D’ailleurs, la maisonnette n’avait rien d’une guinguette, elle aurait plutôt fait penser à une maison de garde-barrière — s’il y avait eu un train !
Pourtant, un vrai bacu, ce n’est pas une maison en dur. C’est juste une cabane, même si elle était remarquablement bien conçue, aménagée et isolée du froid avec les moyens du bord, ou plutôt les moyens du bois. Bacu désigne donc un lieu-dit et non la maison elle-même. Laquelle a peut-être été construite à l’emplacement d’un vrai bacu de charbonniers, allez savoir. Pour ce qui est des buvettes, d’autres me dirent que, lorsque la maison fut abandonnée pendant quelques années, des chasseurs, parfois venus en 4x4, s’y livrèrent parfois à des moments bien arrosés... Ah... les Quatre-vingts chasseurs...

Qu’ils soient 80 ou pas, qu’ils soient venus en cat-cat ou pas, les chasseurs ont fait fuir mes petits amis de la forêt. Restent les chevaux, puisque nous sommes sur le chemin des cavaliers. Il arrive que je me range bien courtoisement pour me laisser doubler par une colonne de cavaliers, précisément, lesquels me saluent non moins courtoisement. J’aurais dû écrire « lesquelles », car j’ai toujours vu beaucoup plus de cavalières que de cavaliers. Parfois, un crottin bien frais vient orner le chemin. Je n’ai pas besoin de vous préciser que je préfère cette rencontre à celle d’un essaim de petites motos fumantes et pétaradantes, ou de scooters, ou pire encore de quads. Même si, à mon agréable surprise, les pilotes de tous âges me saluent souvent bien poliment. Je préfère l’odeur du crottin à celle des gaz d’échappement d’un deux-temps. Et le claquement des sabots, les ébrouements ou hennissements aux vroums-vroums.

J’ai dépassé le Belvédère, où des vestiges de feux de bois et quelques canettes attestent qu’il fait bon ripailler dans la nature. Coupant sur ma gauche avant d’arriver au château d’eau, je vais traverser à nouveau le chemin des cavaliers puis longer l’aire des Gens du Voyage, où quelques roquets me feront parfois sentir que je n’ai rien à faire là. Mais c’est en général ce que me disent tous les chiens quand je suis séparé d’eux par un grillage. Une grande route à traverser, cette fois, puis de grands champs, les Essarts, et je ne vais pas tarder à retrouver le bois du Vernois. Je prends à droite sur un petit sentier qui descend de plus en plus pour me déposer au fond de la combe, au pied de la Baume et des abris sous roche où, il y a quelques milliers d’années, vécurent des Boroillots sans boroille. Ils n’ont pas laissé de canettes vides, mais des silex taillés et quelques éclats. Là encore, si je vois des animaux, cela risque d’être des fantômes, ceux de la faune que croisèrent jadis ces hommes abrités sous la roche, loups, castors et ours. Et plus tard, peut-être les poissons fantômes du canal fantôme qui partait irriguer Valentigney avec l’eau détournée du Doubs à peu près à cet endroit. Poissons, écrevisses, tritons, grenouilles, chabots qu’on nommait aussi meutelles...

Mais, pour l’heure, je n’ai plus qu’à rentrer chez moi par les Combes-Saint-Germain, faisant s’envoler papillons et sauterelles, faisant fuir couleuvres et orvets dans les champs avant que je n’arrive aux premières maisons. Je vais rejoindre le Doubs et la promenade des Droits de l’Homme, saluant les canards — tiens, il y en a un blanc, et même un très différent des autres, on le croirait en plastique. Non, c’est un canard mandarin, sans doute émigré du Près-la-Rose. Je vois aussi des foulques, des poules d’eau, parfois un héron ou un cygne. Et, dans l’eau, des chevesnes que convoite le groupe de pêcheurs installé au barrage, avec des canettes pour se consoler s’ils rentrent bredouilles. Je ne verrai plus que des chats, des chiens et des pigeons en passant devant le Musée de la Paysannerie, puis la Mairie, et, dernier animal avant d’être dans la rue du 11 novembre, un oiseau insolite, Le Coucou qui lit.

Cette fois, c’est en rêve que je vais compléter ma visite. J’ai bien du mal à m’endormir, assailli par les questions que me posent tous ces lieux chargés d’histoires. Je me promets d’aller consulter ceux qui savent, historiens, archéologues ou Boroillots de naissance[2]qui en ont si long à conter. Puis le sommeil me gagne, ouvrant la porte à une autre forme de liberté. C’est mon amie la Chouette Effraie qui vient me tirer de mon lit douillet pour m’emmener en balade. Sur le sentier des Cavaliers. Au Bacu. Et alors, comme projetées par une lanterne magique, ou plus familièrement un projecteur super-8 offrant, sur un drap tendu dans une pièce sombre, des séquences de vie familiale prises des dizaines d’années auparavant, tout un récit se déroule devant mes yeux. À rebours.
Je vais laisser une équipe d’ouvriers du bâtiment rafraîchir l’apparence de la maison, qui aujourd’hui semble neuve et prête à ouvrir ses volets pour de nouveaux arrivants. Je crois qu’elle avait brûlé. Quelques années auparavant, c’était le fameux rendez-vous des chasseurs. Je préfère zapper la séquence comme un téléspectateur impatient et versatile. Je n’ai pas d’animosité envers la totalité des chasseurs, Pergaud était chasseur, mais j’ai entendu dire que ceux qui ont fréquenté le bacu étaient un peu louches. Enfin, pas tous, semble-t-il, de braves citoyens aussi venaient y boire un coup entre amis jusqu’à il y a pas si longtemps. Laissons-les boire en paix et zappons.
Remontons dans le temps, dans les années soixante. Devant la maison, un couple, des grands-parents, sans doute, et un bébé dans un berceau. Qui a pris la photo ?   
Remontons encore, avant la naissance du bébé, quand sa maman était encore une petite fille. Deux sœurs, Monique et Renée, sortent de la petite maison un jour d’hiver en tirant une schlitte sur laquelle elles vont s’installer pour descendre le chemin de Comberut jusqu’au bourg, en criant comme des folles quand l’engin prend de la vitesse. Elles ne sont pas habillées de bons vêtements de sport chauds, légers, imperméables, aux couleurs vives, comme de nos jours, mais de pantalons de golf, manteau, bonnet et gants de laine. Aux pieds, elles portent des caoutchoucs par-dessus leurs galoches.
Elles descendent sans doute à l’école des Chardonnerets, où elles seront pas tout à fait comme les autres gosses de la ville, même dans la presque uniformité des blouses de coton. Vivre au bacu, c’est être un peu à la marge.
Et je me repose les mêmes questions que plus haut sur la signification de ce mot. La réponse va m’être donnée par la séquence suivante. On y voit une longue baraque de bois près de laquelle des grumes, des tas de bois, un chevalet, une grosse meule à aiguiser indiquent la présence de forestiers. Et même de charbonniers. Le bacu de Comberut a été pris en photo par Émile Barbier avant 1900, puis Louis Vuillequez à fait l’un de ses si dessins si beaux, si expressifs, si chargé d’âme et de mémoire à partir du cliché. Les charbonniers étaient employés par la Compagnie des Forges au temps où le coke n’était pas suffisant pour alimenter la métallurgie. Mais, même ainsi, les charbonniers étaient à la marge des villes et des villages. Leur vie à l’écart des communautés humaines, leur visage souvent noirci en font des gens pas comme les autres. Pas des hors-la-loi quand même, on sait comme leur foi est proverbiale, mais peut-être n’ont-ils pas tout à fait les mêmes lois que le commun des mortels.


Cela peut avoir ses avantages pour les habitants des villes. D’antiques règlements, puis plus tard le regard sévère des pieux industriels de la région ont contrecarré la multiplication des débits de boisson. Aussi, c’est au bacu, où il se tenait buvette, que les Boroillots se rendaient  jadis en promenade le dimanche pour s’évader de la vallée fumeuse et des patrons prônant la tempérance.



Mais le soir tombe, les ouvriers redescendent chez eux. Le bacu se fond petit à petit dans l’obscurité. Ma guide et amie la Chouette Effraie vole silencieusement d’un arbre à l’autre. Tout le petit peuple de la forêt se réveille à mesure que les hommes sortent de la scène. Le bacu est là, comme un poste-frontière entre la ville et la forêt sauvage, entre le jour et la nuit, entre le présent et le passé.


(à suivre)



[1]Voir sur le site speleo-mandeure.fr : méchouis au bacu du Pitet.
[2]Merci, Pierre Croissant, Pierre Mora, Marie-Hélène Midey, Annie Perrin

Mon jardin zoologique (première partie)

MON JARDIN ZOOLOGIQUE



            Tout a commencé un matin de l’été 2013. Nous avions emménagé l’automne précédent dans cette petite cité ouvrière construite un peu moins d’un siècle auparavant à Valentigney. Pour la première fois, Zoé, ma petite fille de la banlieue parisienne, c’est-à-dire de Paris, pour nous autres provinciaux, passait une semaine chez nous, sans ses parents. Et comme elle n’avait que trois ans et demi, nous avions un peu peur qu’elle n’ait l’ennui. Mais non, tout semblait bien se passer.
            
            Le soleil se levait tôt. Les premières lueurs du jour commençaient à poindre vers les cinq heures du matin. Nos fenêtres étaient restées grandes ouvertes à cause de la chaleur de l’été et l’on pouvait entendre le croassement d’un corbeau perché sur le toit de la maison d’en face. Plus précisément, il s’agissait d’un freux, mais l’habitude est tellement ancrée de dire "corbeau"  que c’est ainsi que nous l’appellerons. Donc, le corbeau en question émettait des séries de trois croassements : 
            Crohah ! Crohah ! Crohah ! et j’avais peur qu’il ne fasse peur à ma petite Parisienne. Mais que nenni : j’eus la surprise d’entendre, venant de la chambre des enfants, une petite voix répondre au corbeau : Crohah ! Crohah ! Crohah !
            Celui-ci, après un temps d’hésitation, commença une conversation en émettant quatre cris, cette fois : Crohah ! Crohah ! Crohah ! Crohah ! à quoi la petite Zoé répondit de sa voix flûtée d’enfant de trois ans et demi : Crohah ! Crohah ! Crohah ! Crohah ! et ainsi de suite pendant un bon quart d’heure. Je ne sais pas ce qu’ils se disaient, mais je n’avais aucun doute sur la complicité qui était née entre la toute petite fille et le vénérable corbeau. Cela me rappela une comptine que je disais jadis à ma fille pour la faire rire avant l’heure de dormir :

"un grand corbeau noir,
tout noir,
m’a crié ce soir :
Bonsoir !
Du fond de mon lit,
j’ai dit :
Ne crie pas si fort !
Je dors !"

            Décidément, il y a de bien étranges amitiés qui se nouent entre les petites filles et les corbeaux. Et pas seulement les petites filles, d’ailleurs, puisque me revint en mémoire l’histoire de Germaine et de Gégène. Voici cette petite histoire. Du temps où j’étais facteur, au siècle dernier, je fis la connaissance d’une vieille dame qui habitait à Seloncourt sur le Haut-des-Roches, au-dessus de la falaise qui surplombe Valentigney. Un soir d’hiver où je m’étais attardé à bavarder chez elle pour cause de calendrier, elle me conta comment elle avait tissé des liens avec un corbeau qu’elle avait appelé Gégène. Quand elle partait faire des courses sur son bima, c’est ainsi que l’on nomme un cyclomoteur dans notre pays, Gégène l’attendait, perché sur un poteau des cordes à linge. Quand elle rentrait, il venait frapper du bec à la fenêtre de la cuisine. Alors, Germaine lui donnait de petits morceaux de lard qu’il rangeait soigneusement derrière les volets en prévision des jours de disette. 
Cette histoire me fut confirmée par ses voisins, à mes visites suivantes : ah oui, Germaine et son Gégène ! Elle l’a gardé longtemps. J’y pensai un peu puis je n’y pensai plus. Ma petite-fille repartit pour sa banlieue et je repris mon train-train quotidien. Lorsqu’une nuit...

            Je ne dormais que d’un œil, allez savoir pourquoi. La pleine lune, peut-être. On dit qu’elle est la cause d’insomnies, à défaut de réveiller les Loups-Garous. Bref, je ne sais pas quelle heure il pouvait être quand j’entendis toquer à la fenêtre de la chambre des enfants. Elle est au premier étage et les pièces sont hautes, aussi il était impossible que ce fût une personne qui toque de la sorte. Et si on y avait lancé des petits cailloux ainsi que font les amoureux qui veulent réveiller leur belle, on n’aurait pas pu le faire en rafale comme ce que j’entendais. D’ailleurs, quel amoureux aurait pu faire cela, à moins que de se tromper de maison ? Il n’y avait pas, chez nous, de fille à marier. Un corbeau, alors, un grand corbeau noir, tout noir ? Mais ils ne se promènent pas la nuit. Je me levai donc sans bruit et allai voir ce qui se passait. Nous n’avions pas fermé les volets de la chambre et la pleine lune éclairait la pièce. Jouets, poupées, pantins et doudous semblaient m’attendre, immobiles, mais peut-être s’étaient-ils figés à mon approche alors qu’ils se livraient l’instant d’avant à un sabbat interdit aux grandes personnes. Peu importe, car je découvris l’auteur des coups à la fenêtre. Devant moi, une sorte de poupée me tournait le dos. J’en fus très effrayé, cette fois, car comment une poupée pouvait-elle se promener devant ma fenêtre, à plus de six mètres de hauteur ? Quelle personne malveillante voulait me jeter un sort en la brandissant au bout d’une perche, en pleine nuit ? Je n’eus pas le temps de faire d’autres conjectures délirantes, car la poupée se retourna et je reconnus, perchée sur la barre d’appui, une Chouette Effraie qui frappa à nouveau trois coups comme avant le lever de rideau dans un théâtre. Malgré ma crainte qu’elle ne s’envolât, j’ouvris en grand les deux vantaux et j’attendis la suite. La Chouette pencha la tête en me regardant, puis se tourna et s’envola pour se poser sur l’un des deux piliers du portail. Là, elle se retourna vers moi et, à nouveau, pencha la tête. Elle semblait attendre, visiblement. Je lui chuchotai :
            –            j’arrive !
            Elle m’attendit le temps que je m’habille et que je descende l’escalier, en silence et en vitesse et, quand je fus devant elle, elle reprit son vol pour se poser vingt mètres plus loin dans la rue. À nouveau, elle se tourna vers moi. L’invite était assez claire et je me mis en route. Mais qu’avait-elle de si important à me montrer, dans la ville déserte et endormie ?

            Elle commença par remonter toute la rue du 11 novembre, celle où j’habite, jusqu’à ce que nous arrivions au croisement avec la rue de Franche-Comté et s’envola vers la droite, vers la rue des Graviers et le Doubs. Chemin faisant, je rencontrai un hérisson qui se carapata dans un jardin et un gros rat qui détala et s’enfila dans une bouche d’égout. Levant la tête après avoir entendu un son stridulant, je vis un ballet de chauves-souris traquant les insectes dans le halo d’un réverbère. Pour une ville déserte, je trouve qu’il y a bien du monde dans la rue, pensai-je en suivant mon guide silencieux. Enfin, silencieux... avez-vous déjà entendu le cri délicat de la Chouette Effraie ? Non ? Vous croyez peut-être que c’est un doux hululement, comme dans un film de cape et d’épée sur le Mouron Rouge ? Un peu comme ça ?
            –            OuhOuhOuh...
            Eh bien non. Pas du tout. La Chouette Effraie grince comme les freins d’un vieux vélo, ou même comme un cochon enroué au moment fatal où l’on va s’occuper de son cas. Je préfère encore le cri du corbeau. 

            Dans la rue des Graviers, mon guide ailé eut la prévenance de voler sur le côté droit de la chaussée, c’est-à-dire sur la piste cyclable. Outre qu’elle était plus large que le trottoir, cette piste longeait des surfaces boisées, plantées de peupliers et envahies par des ronces, qui nous séparaient du Doubs. Tout un petit peuple semblait y vivre, à en juger les bruits de battements d’ailes et de buissons froissés qui accompagnaient ma marche nocturne. Et un moment, j’eus la surprise de voir déboucher à ma gauche, presque comme s’ils venaient de la piscine ou descendaient de la Novie, deux renards l’un derrière l’autre, museau bas, très pressés, rentrant au terrier après le pillage de quelques poubelles. Poursuivant ma balade guidée, j’arrivai au coin pique-nique aménagé au bord du Doubs, à l’abri de grands saules. Sur ma gauche se trouvait le joli quartier de Sous-Roches. La chouette s’engagea dans une rue bordée de petits pavillons mitoyens, plein du charme propre à ce quartier. Et là, c’était le royaume des chats. J’en avais vu quelques-uns au début de ma promenade nocturne, mais là, j’en voyais partout, de toutes les races, de toutes les couleurs, noirs, blancs, bicolores, tricolores, tigrés, chartreux gris et persans bleus, qui nous regardaient passer en se pavanant la queue en chandelle, margottant avec une voix d’enfant qui pleure. La chouette se dirigea dans le dédale des ruelles jusqu’à l’entrée des jardins communautaires. 

Hélas, je n’avais pas la clé pour la suivre. Je me promis de me renseigner afin de devenir jardinier moi-même, s’il restait des parcelles disponibles. Mais pour cette fin de nuit, je me contentai d’observer à travers le portail. Il n’y avait pas grand-monde à cette heure-là, je veux dire aucun humain à la tâche. Mais s’ils avaient pu voir, les jardiniers, ils auraient été fort contrariés. En effet, quelques petits lapins se baladaient sans façon sur l’allée centrale et je ne doute pas qu’ils avaient goûté à quelque tendre feuillage dans les jardins déserts. Heureusement pour les jardiniers, ils étaient peu nombreux. Je suppose que ce sont les renards qui régulaient leur population : aucun chasseur ne se serait permis d’aller faire un carton en plein faubourg.

Ce spectacle me rappela un moment que j’avais vécu quelques années auparavant, en Bretagne. Par un beau soir de juin, je m’étais invité dans les alignements mégalithiques de Carnac après avoir franchi la clôture qui les protégeait. Non pas que je me refuse à payer l’entrée, je comprends très bien qu’il faut participer à l’entretien du site, mais l’heure de la visite était passée depuis longtemps. Dans la faible lumière du crépuscule, donc, je déambulais entre ces pierres plusieurs fois millénaires. Et je voyais, partout, des petits lapins gambader, aussi nombreux que les chats du quartier de Sous-Roches. Sans doute les âmes des hommes qui avaient dressé ces menhirs, pensai-je. Pardonnez-moi, je suis totalement hors sujet. Revenons à mon jardin zoologique imaginaire de Valentigney.

 J’avais perdu de vue ma chouette et j’en étais presque chagriné, quand j’eus soudain l’idée de tourner mes yeux sur ma droite, où de hauts arbres commençaient à se deviner dans le ciel pâlissant de l’aube. Je me souvins avoir entendu, quand je me promenais en plein jour au bord du Doubs, des claquements impossibles à confondre avec autre chose, ceux d’un bec de cigogne. De fait, plusieurs de ces grands oiseaux avaient construit un nid tout en haut des grands arbres. 
Il y avait là un centre Athénas de la Ligue de Protection des Oiseaux dont l’emblème était une chouette. Mon guide de la nuit s’y dirigea pour y prendre son repos sans me donner congé. Je ne pus donc pas la remercier. C’est par ces lignes que je le fais et, si vous la voyez un jour, saluez-la de ma part. Je lui dois cette merveilleuse balade nocturne.

(à suivre)