l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


dimanche 23 février 2020

les cousins oubliés


HISTOIRE COURTE POUR LECTEUR PERCHÉ


À peine installé dans cette petite ville du Doubs, je me mis en quête d’un local où je pourrais me livrer à mon incurable marotte : pratiquer et enseigner l’haltérophilie. Entendez-moi bien : il n’était pas question de monter un club de fitness, un de plus, pour des hommes jeunes cultivant leurs pecs et leurs biscotos devant une glace, ou d’appétissantes créatures en débardeur fluo et corsaire bien moulant courant sur des tapis, écouteurs à l’oreille et bouteille d’eau minérale de 50 cl à portée de main. Que nenni ! Je voulais de la fonte, de la sueur et des courbatures. La recherche du geste parfait pour fixer une barre chargée de disques au-dessus de sa tête, d’un geste aussi précis qu’un lancer et un rattrapage de bilboquet. Une impression d’aisance due à une technique parfaite, une concentration sans faille et des muscles d’acier. Plus personne ou presque n’a le courage ou le goût de s’adonner à une telle pratique, ingrate, incomprise et démodée, boudée et même décriée par les foules, mais, dans les années 80, elle attirait encore quelques mordus. Après avoir obtenu un local mis à ma disposition par la mairie, m’être affilié à une fédération pour obtenir un minimum de matériel et avoir constitué le bureau du club en présence du journaliste local, je m’attelai à enseigner mon art à quelques jeunes et moins jeunes des environs. À cette époque, il n'y avait pas encore de fémininespratiquant l'haltérophilie.

Une dizaine de jeunes gens âgés de 15 à 18 ans étaient venus s’inscrire, ainsi que deux hommes faits désireux d’exercer leur force et de se dérouiller les jointures. Les premières séances furent consacrées aux apprentissages de base, position de départ jambes fléchies, bras tendus et dos fixé, c’est-à-dire le regard tourné vers l’avant, le haut du dos entre les omoplates bien plat, les grands dorsaux contractés, les reins cambrés et le postérieur tendu en arrière. Plus l’élève est costaud, plus l’apprentissage est difficile. En effet, un adolescent gracile ou une femme acceptera très bien les directives données pour soulever la barre dans une position correcte, alors qu’un maçon ou un ripeur vous écoutera avec une expression condescendante, avant de se baisser, le dos tout rond comme un chameau, pour montrer à tous comme il est fort et combien peu vos conseils de prudence et de technique le concernent. Ainsi se prépare-t-il hernies discales et douleurs lombaires invalidantes pour ses vieux jours, mais il se sentirait déshonoré s’il écoutait vos mises en garde de gonzesse.

Au bout de quelques séances, les costauds cessaient de fréquenter la salle, dégoûtés, et les frêles jeunes gens commençaient à progresser et à s’étoffer. Comme nous étions affiliés à une fédération, je les engageai dans des compétitions régionales où les meilleurs glanèrent quelques coupes de fer blanc. Qu’importait que cela soit de la pacotille, ils étaient contents et m’aimaient bien. Quant à moi, dès que mes leçons me permettaient quelques moments de liberté, je soulevais bravement quelques barres, atteignant 100 kilos à l’épaulé-jeté dans les bons jours. C’est plutôt médiocre pour un pratiquant chevronné de mon gabarit, mais, comme je n’étais pas doué et que je devais cette performance à des années de travail acharné, c’était une immense satisfaction pour mon amour-propre. Et un moyen un peu facile de briller devant les néophytes. Au demeurant, n’importe lequel d’entre eux, s’il fréquentait la salle plus de trois ans, arrivait à en faire autant. Mais très peu restaient trois ans, le service militaire, les études à la ville, voire l’entrée dans la vie active ou le mariage les écartaient du sport dès qu’ils atteignaient leur majorité.

À quoi ça servait tout ça... À vrai dire, je n’en savais rien et je n’en sais toujours rien. Je l’ai fait, trois fois par semaine pendant un quart de siècle, c’est tout et c’est comme ça... 

La petite ville où j’avais fondé ce club et où j’habitais était née au bord du Doubs il y a très longtemps, comme d’imposantes ruines romaines en témoignaient. Depuis un siècle, on y fabriquait des cycles sous la bannière d'une famille d’industriels qui régnait sur tout le pays. Cependant, on devinait des signes d’essoufflement dans cette hégémonie. Comme indices apparaissaient de subtils changements dans les sigles, l'apparition des préretraites, l’intuition que les ères de prospérité et d’expansion ne durent pas éternellement. On commençait à voir des jeunes gens se tourner vers la Suisse, où les salaires étaient presque le double de ceux assurés par La Peuge, alors qu’au début du 20èmesiècle c’étaient les Suisses qui pleuraient pour se faire embaucher en France, fuyant la pauvreté. Ces énormes usines fabriquaient tout ce qui fonctionne avec une ou des roues et, comme chacun le sait, la roue tourne. Au cas où l’on aurait oublié cette loi d’airain, les vestiges de la grandeur passée de l’Empire Romain étaient là pour le rappeler. Pour ce qui me concerne, les roues auxquelles je vouais un quasi-culte étaient les disques de mes haltères, au diamètre réglementaire de 51 cm. Avec la barre sur laquelle ces disques étaient montés, on aurait vaguement pu penser à un essieu. Dans les années 1900, un colosse nommé Louis Uni, rebaptisé Apollon pour la scène, mettait effectivement un essieu de wagon et ses deux roues au-dessus de sa tête. Mais, à l’époque, ce genre de fariboles était à la mode en France, ce qui n’est plus le cas.

Si je maîtrisais la technique de l’haltérophilie, il n’en était pas de même pour la mécanique. N’importe lequel de mes élèves était plus calé que moi, démontant et remontant sa mob ou son scoot avec la même virtuosité qu’un djihadiste le fait de sa kalachnikov. Sans fausse honte, j’avais recours à leurs conseils et parfois leurs dépannages sur ma vieille Renault 4. Or, il advint que je me plaignis d’un cliquetis suspect dans les tournants.
–            le cardan, le cardan, vous-dis-je, entonnèrent mes apprentis leveurs de fonte. 
–            allez donc en chercher un à la casse. Il y en a une au bord du Doubs, quand on continue après les ruines.
–            oui, ils en ont, les Mandrins. Ils vous le feront pas cher. 
–            les Mandrins ? 
–            oui, les gens qui vivent là. Des ferrailleurs, des manouches. Il y a plusieurs familles, mais on les appelle tous les Mandrins, c’est le nom du plus vieux. Ils vont vous en trouver un, de cardan. Ils vont même vous le monter si vous leur filez un petit billet.

Ainsi fut fait. J’engageai ma 4 L sur un chemin empierré pendant un kilomètre, dépassant les ruines du théâtre romain, pour trouver d’abord une casse où des chiens enchaînés m’accueillirent bruyamment, ce qui me dissuada de descendre de voiture. Je poursuivis jusqu’à une sorte de hameau tout en longueur, au bord du Doubs. Derrière une vaste clôture, il y avait des bêtes, des ânes, des poules, un beau cochon et sa petite famille. Des maisons en parpaings pas crépis, couvertes de tuiles de casse, s’égrenaient selon un plan d’urbanisme incertain. Cela tenait plus d’un campement que d’un hameau, d’une tribu que d’un village. Tous les villages du Doubs, même les plus minuscules, ont une église. Il y a même des églises sans village. Là, il n’y avait pas d’église. C’était le domaine des Mandrins.
Ces gens devaient ignorer autant les permis de construire que les factures, pour ne pas parler de l’URSSAF ou des contributions. Par miracle, par l’influence d’un dieu protecteur plus que mystérieux, par lassitude et renoncement des autorités, que sais-je, on les laissait là, tranquilles, et après tout ils ne faisaient de mal à personne, hormis de montrer un mauvais exemple à tous ceux qui étaient tentés de vivre à la marge. Ils ne volaient pas, ne se bagarraient pas, envoyaient de temps en temps leurs gosses à l’école et se débrouillaient comme ils pouvaient pour l’eau avec des citernes et pour l’électricité avec des groupes électrogènes. La république les avait oubliés. Ils ne réintégraient la communauté que pour aller au cimetière, où les noms inscrits sur leurs sépultures surchargées de plaques gravées et de fleurs artificielles révélaient qu’il y avait plusieurs familles.
Mais cela restait, pour tout le monde, les Mandrins.

Nous étions mercredi. Je reconnus l’un des enfants qui jouaient au ballon au milieu des flaques. (Ai-je dit que j’étais maître d’école ? Non. Oubli réparé. Je vis seul, dans un vaste et vétuste logement de fonction au-dessus des classes. J’aime mon métier, mais ce n’est pas le sujet de cette histoire.) Je le récriai, comme on dit dans le pays pour interpeller :
–            Bonjour, Marcel.
–            Bonjour, m’sieur. 
–            Tu peux m’appeler quelqu’un pour des pièces d’auto ?
Le gosse partit vers la basse-cour et revint avec un homme plutôt jeune, trapu, casquette enfoncée jusqu’aux sourcils. L’expression de l’homme semblait à la fois naïve et aimable. Il me fit signe de le suivre et je remontai dans la 4 L. En passant, il flatta les chiens qui se firent tout doux en s’aplatissant sous les caresses. Puis je me garai entre deux flaques irisées par les divers liquides qui s’épanchaient des carcasses de voitures. Une odeur de gas-oil et d’huile de pont me prit la gorge quand je descendis. J’expliquai mon souci et l’homme, Stéphane, s’accroupit pour secouer ma roue avant droite. Il y avait du jeu. Le cardan, le cardan, vous dis-je, mes jeunes sportifs ne s’étaient pas trompés. Stéphane me demanda si j’avais un moment. Une petite heure devrait suffire. J’acquiesçai, un peu empoté, inutile, désœuvré, pendant que le Mandrin hissait ma voiture sur cric. (Dans la région, on dit cri, alambi, toubi, j’avais du mal à m’y faire.)
Il procéda à la dépose de la pièce abîmée, emmaillotée dans un soufflet de caoutchouc cuit, recuit et fendillé qui avait laissé passer sable et gravillons causes de son usure. Puis il se tourna vers le fond de la casse, où devait se trouver une autre 4 L avec des cardans en bon état. L’ayant repérée, il s’y dirigea, cherchant un deuxième cric qu’il ne trouva pas. Alors, ignorant que je l’observais, il s’empara d’un billot de bois puis, arquant son dos, souleva d’une main l’avant de la voiture pour y glisser sa cale. J’étais stupéfait. Aucun, aucun, des costauds que j’avais déjà vus à l’œuvre n’aurait pu réussir un tel tour de force avec une seule main. Apollon lui-même, qui pesait 120 kilos, n'aurait pas pu et Stéphane, qui ignorait que je le regardais, ne devait pas en peser lui-même beaucoup plus que 80. M’aurait-il vu qu’il n’aurait peut-être pas agi ainsi. Je me retirai discrètement pour reprendre ma place près de ma voiture.
La réparation fut bientôt terminée. Je sortis mon portefeuille pour payer mon dû, mais Stéphane m’arrêta d’un geste et partit chercher un Mandrin plus ancien. Ce dernier, aux manières de patriarche, m’expliqua :
–            s’il avait mieux appris à l’école, il n’aurait pas besoin de moi. Il ne sait pas trop bien rendre la monnaie. Il a peur de se tromper. 
–            je pourrais lui donner des leçons, si vous voulez. S’il est d’accord. Vous savez, je suis instituteur. C’est moi qui ai Marcel dans ma classe.
Nous avions parlé de Stéphane à la troisième personne, comme s’il n’avait pas été là. C’est lui qui nous répondit :
–            oui, j’veux bien. Mais le soir. J’ai pas trop envie qu’on me voie dans le village. Vous prenez cher ?
–            Oh non. Ce que vous voulez. Des œufs, je ne sais pas, moi, vous verrez bien. Je vous fais confiance. Tu voudrais quel jour ? demandai-je à mon nouvel élève, passant sans façon au tutoiement. Les mardis et jeudis je ne suis pas libre, je m’occupe du club. 
–            le lundi, ça irait ? 
–            va pour le lundi. 
–            sept heures du soir ?
–            c’est d’accord. Je t’attends la semaine prochaine.



Je passai une nuit agitée, ponctuée de rêves étranges. Toute cette tribu en marge de la petite ville m’évoquait d’anciennes lectures, Lovecraft, pour être précis. Je m’attendais presque à voir le Grand Cthulhu surgir des profondeurs du Doubs, ruisselant, dardant ses tentacules, au son d’incantations obscènes psalmodiées par les Mandrins. Dans le pays, on a la Vouivre, qui pourrait faire l’affaire et dans mon demi-sommeil, je mêlais des images des membres de la communauté sans église avec le long corps de serpent ou de sirène de notre créature franc-comtoise. Ce n’était pourtant pas une odeur de poisson, comme dans la malédiction d’Innsmouth, que j’avais sentie lors de ma visite. Non, de la fumée de feu de bois, l’odeur de basse-cour du hameau et l’odeur d’huile de pont de la casse, c’est tout ce que j’avais senti. Et les Mandrins n’avaient rien de batraciens. Des costauds, pas hostiles, mais pas autrement accueillants, des gens à part, mais rien de plus. Mon café du matin chassa ces délires un peu enfiévrés.
Le lundi suivant, Stéphane commença ses cours de rattrapage. Nous étions en hiver. Il faisait nuit. Mon nouvel élève gara sa mob sous le préau et réussit parfaitement à éviter d’éventuels témoins. Je l’accueillis avec une poignée de main (je suppose qu’il dut faire attention à ne pas broyer la mienne) et, après qu’il eut posé sa casquette et son blouson style aviateur, il s’assit en face de moi. Je pus l’observer plus attentivement. Il ne devait pas mesurer plus d’un mètre 70, mais, comme je l’ai dit, sa silhouette était trapue. Il n’avait rien d’un colosse et, si je n’avais pas été le témoin de sa performance de cric humain, je n’aurais rien soupçonné de sa force extraordinaire. Son visage arborait une expression plutôt aimable. Ses yeux noirs me regardaient avec curiosité, sous ses sourcils broussailleux. Deux pattes encadraient son visage, s’arrêtant avant un menton un peu fuyant. Son épaisse tignasse ne laissait voir que quelques centimètres de son front. Il posa un poulet dûment vidé et plumé sur la toile cirée de la table, en guise de salaire, et je ne pus m’empêcher de remarquer ses énormes mains, à côté desquelles les miennes semblaient des mimines de fillette. Je lui passai une ardoise, une petite éponge ronde bien mouillée et un crayon d’ardoise, pour commencer un exercice de calcul mental à l’ancienne, sous la vieille suspension qui éclairait la haute cuisine.

Stéphane s’appliqua et, au fil des séances, les progrès furent rapides. Il était loin d’être bête et ses lacunes tenaient plutôt de son irrépressible besoin de faire l’école buissonnière. Incidemment, je lui parlai du mon club et lui en proposai la visite. Il me fit répéter qu’il n’y avait personne dans la salle avant d’accepter et j’ouvris pour lui le vieux gymnase.
J'avais laissé, au centre du plateau, une barre chargée à 100 kilos que j'avais réussi à lever, avec toute ma technique, à la séance précédente. Stéphane s'accroupit, la saisit, l'épaula et la poussa au dessus de sa tête sans trop souffrir. Tout montrait que c'était la première fois qu'il empoignait un tel engin. Or, de mémoire d'entraîneur, on n'a jamais vu un néophyte, même le plus imposant des déménageurs, monter ainsi 100 kilos, tout simplement parce que, même s'il en ont la force, ils ne maîtrisent pas le geste et perdent l'équilibre, titubant et poussant l'haltère devant ou sur le côté et la lâchant avant qu'elle soit en haut. Ce n'avait pas été un souci pour mon Mandrin. Ensuite, il se dirigea vers une barre fixe. Il exécuta alors un rétablissement avec aisance, puis une série de soleils en se lâchant d’une main puis de l’autre. Devant mon expression ébahie, il m’expliqua que son pépère avait travaillé dans un cirque et qu’il avait donné des leçons aux gosses de la famille. Pour illustrer son propos, une fois redescendu, il conclut sa démonstration par un saut de mains et deux saltos arrière. J’étais sidéré. En plus de sa force prodigieuse, il était souple, vif et bien coordonné. Sans l’ombre d’un doute, j’en aurais fait un champion olympique en quelques mois ! 
Mais je ne lui en parlai même pas : je sentais qu’il n’aurait aucune envie de s’astreindre à la discipline qui règle la vie des sportifs de haut niveau, aucune envie de laisser sa famille pour faire des stages ou des concours à l’étranger, aucune envie d’être le point de mire des foules et de la presse et que l’on scrute sa vie privée. Et le tout, il faut bien le dire, pour des nèfles, dans le cas de l’haltérophilie.
L’année scolaire s’acheva et l’on s’accorda pour dire que Stéphane n’avait plus besoin de cours de soutien. Il m’avait rétribué largement après chaque séance, me faisant découvrir les trésors que sa famille tirait de la nature. Des mûres, mais aussi de la compote de nèfles, de cornouilles, de blessons, des trompettes de la mort, des cèpes, des jaunottes et des morilles. Du saucisson de sanglier et de la gigue de chevreuil, dont je préférais ne pas savoir s’ils avaient été chassés dans les règles. Pour me remercier, je fus invité à un grand barbecue à la Saint Jean d’été. Je ne cherchais pas à m’imposer, encore moins à porter un jugement sur leur vie, et à cause de cela, sans en faire de grandes démonstrations, les Mandrins m’aimaient bien. Encore mieux, j’ose dire que Stéphane et moi étions devenus amis. J’avais autant à apprendre de lui qu’il n’avait appris de moi, et je ne parle pas de mécanique, mais de sa relation avec la nature. Alors, pendant les vacances d’été, ce fut moi qui devins l’élève de Stéphane.
En dehors des plantes comestibles et de la façon pour les accommoder, je pris quelques leçons d’herboristerie. Je découvris des sources et des grottes. Comme je l’avais compris, les Mandrins braconnaient, mais le gibier qu’ils chassaient n’était pas menacé d’extinction. Sangliers et chevreuils pullulaient, à cause de l’absence de prédateurs naturels et parfois aussi parce que les chasseurs les nourrissaient en période de disette, dépôt de fourrage pour les chèvres et carrés de maïs pour les cochons. (Chèvre et cochon sont du jargon de chasseur pour chevreuil et sanglier.)
Avec mon guide, j’avais appris à marcher sans faire de bruit et en laissant le moins de traces possible. Cela me ramenait au temps de mon enfance, quand je jouais aux Indiens dans la forêt, et c’était comme si mes jeux d’enfants n’avaient été qu’un besoin très profond de retrouver certaines racines enfouies dans notre mémoire collective, comme si je renouais avec un moi oublié. Je surpris un chamois, puis un blaireau. Un jour, nous pûmes même observer un lynx et Stéphane, qui chassait à l’arc, posa doucement ses flèches et son carquois. Quand le félin eut disparu, il me chuchota :
–            celui-là, je ne lui ferai jamais de mal. Je ne mets pas de pièges parce que je ne saurais pas qui j’attraperais. J’aime bien voir les bêtes que je chasse. Pis les pièges, ça les fait souffrir. J’en ai pas besoin de beaucoup, c’est pas pour les vendre aux restaurants. Encore moins aux empailleurs. On prend juste ce qu’il nous faut pour nous, et encore, de temps en temps. Juste ceux qui sont nombreux. Les niglos[1], on n'en mange plus, y en a trop qui se font écraser. Mais les sangliers, y en a tant qu’on en veut. Les chevreuils, quand il y en a trop, ils bouffent les jeunes arbres et les jeunes pousses. Ça finit par abîmer la forêt. Faut qu'il en reste, mais faut pas qu'il y en aie trop quand même.

Puis ce fut l’ouverture de la chasse et les Mandrins se contentèrent des animaux de la basse-cour. Mieux valait ne pas croiser de chasseurs en règle. Mais, l’hiver venu, la neige apportait une trêve aux bêtes de la forêt. Alors, un dimanche, Stéphane m’invita à une balade. À cause de mes fréquentations, les gens commençaient à me regarder un peu de travers dans la petite ville, mais ne se seraient toutefois pas risqués pas à une pétition comme ils l’avaient fait pour Louis Pergaud qui partait chasser le dimanche matin au lieu d’aller à la messe. Le temps a passé et, dans le pays de Montbéliard du moins, le pouvoir de nuisance des calotins s’est affaibli avec les protestants, surtout en terre ouvrière où souffle parfois en plus un petit courant d’air de communisme – autre religion bien exigeante. Je n’avais pas d’amis, ni parmi mes collègues ni en ville, hormis mes jeunes athlètes qui passaient dans le club au fil des ans.
Donc, ce dimanche-là, Stéphane s’installa dans ma voiture pour me montrer quelque chose dont il ne voulut rien me dire. On remonta la vallée du Doubs jusqu’à ce que d’imposantes falaises nous surplombent. La voiture fut laissée sur un petit parking et mon guide m’entraîna dans la forêt. Nous avions pris des raquettes et un bon équipement en cas de bivouac, mais ni arc ni flèches.
J’avais laissé Stéphane préparer tout cela sans discuter, bien que très intrigué. C’étaient les vacances de Noël et je n’avais pas à faire la classe le lendemain. Nous avons marché longtemps. Je savais bien que Stéphane me ménageait, car, s’il était infatigable, je ne l’étais pas. Nous parlions très peu, et à voix basse. Nous avons remonté un sentier où les raquettes étaient inutiles, jusqu’au pied des falaises, et nous avons dormi dans une grotte gigantesque après avoir allumé un feu de bois. Stéphane semblait chez lui. Au réveil, nous sommes montés sur le plateau, où s’étendaient de grandes pâtures entre des bois plus petits. Là, les raquettes se montrèrent indispensables. Soudain, mon guide me montra une trace. Une grosse patte, évoquant celle d’un chien, pour un ignorant comme je l’étais. Nous nous fîmes encore plus silencieux si c’était possible, nous rapprochant de la lisière d’un bois de feuillus dépouillés parsemés de sapins bien verts. Et là, Stéphane m’immobilisa en posant sa main sur mon bras. De son seul regard, il me désigna une direction où tourner mes yeux.

Il était là. Majestueux, immobile. Il nous avait vus, mais ne sentait pas le besoin de fuir. Il nous avait laissés venir parce qu’il le voulait bien. Un loup. Nous nous observâmes pendant un temps qui me sembla très long, mais qui ne dut pas excéder une minute, puis le seigneur loup se retourna lentement et repartit dans la forêt. Nous reprîmes sans une parole le chemin du retour, jusqu’au parking. Je déposai Stéphane chez les Mandrins et rentrai dans mon vieux logement de fonction, qui sentait la cire, la craie et le feu de bois. Le cadeau que m’avait fait mon ami avait une valeur inestimable. Toute parole prononcée aurait rompu le charme. Ce charme qui nous avait ouvert une fenêtre sur le temps, quand hommes et bêtes vivaient ensemble dans la forêt, quand hommes et loups se partageaient le monde.

Et moi et moi et moi... Faisant la classe à une vingtaine d’élèves studieux, ou du moins qui s’efforcent de rester immobiles alors que leurs jambes les démangent de courir et de jouer au ballon, alors que, comme dans le poème de Prévert, un oiseau-lyre les attend peut-être dans le ciel, dehors, loin des tables de multiplication. Alors que certains, une foi devenus grands, racontent combien ils ont souffert pendant leurs années d’école, souffert d’ennui, d’angoisse de mal faire, de peur du regard du maître ou de ses remarques humiliantes quand ce n’étaient pas de ses sévices. Pourtant, je suis de bonne foi, moi, quand je pense que mon enseignement va libérer ces enfants, les libérer du sort affreux des enfants au travail, jadis dans les usines d’Europe et aujourd’hui dans les pays d’Asie... Je suis de bonne foi quand je pense que mon enseignement laïque va les libérer des curés totalitaires de l’ancien régime, avec leurs questions inquisitrices à confesse et leurs tableaux terrifiants de l’enfer, quand je pense que mon enseignement va leur ouvrir l’esprit.
Je suis de bonne foi quand je pense que mes leçons d’haltérophilie vont donner à mes élèves un corps robuste, fiable, des moments de plaisir, de victoire sur soi-même et de partage, entre eux et entre générations. Alors que, à quelques kilomètres, Stéphane va courir les bois. Qu’est-ce que j’ai loupé ? Voilà ce qui me tourmente, dans ma vieille cuisine bonne à repeindre, les deux coudes sur la toile cirée, devant ma tasse de café refroidi. Si j’ai loupé quelque chose, je ne dois pas être le seul.

Je me demandais où Stéphane allait trouver une femme. Pourquoi cette question, indiscrète, stupide, même ? Pas dans la famille des Mandrins. Alors, où ? Prétextant une recherche en généalogie, je demandai à consulter les registres d’état civil. Les Mandrins se mariaient, certes, mais pas avec des filles du pays. Étaient-ils victimes d’une forme de ségrégation, comme jadis les charbonniers ? Peu à peu, ma curiosité devint idée fixe. Ce n’était vraiment jamais arrivé, qu’une fille de la petite ville craque pour un solide gaillard de la tribu, qu’une fille Mandrin s’entiche d’un beau conscrit de la petite ville ? Je questionnais discrètement. Si, les Mandrins sortaient, les gosses allaient à l'école. Rarement, les gars allaient au bal où, d’ailleurs, ils venaient pour s’amuser et ne cherchaient pas la bagarre. Des enfants naturels ? Pas moyen d’en trouver trace, évidemment.
J’arrivai à trouver, après des recherches fastidieuses, quelques mariages mixtes entre des gens d'ici et des Mandrins qui, du reste, ne s’appellaient pas Mandrin, il y avait plusieurs noms de famille dans le campement. Cette fois, quelle descendance ? Aucune descendance. Ces couples mixtes n’avaient pas eu d’enfants. C'était une impasse. Les Mandrins ne se mariaient pas entre eux, à l’évidence, mais pas non plus avec des personnes du coin.
Me revint en mémoire un livre que j’avais lu dans ma jeunesse rebelle : Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’état, par Friedrich Engels. Il y était question de tribus endogames et de tribus exogames, pour des raisons de génétique. Peu soucieux de me replonger dans les écrits polémiques d’Engels, je retins que les Mandrins devaient obligatoirement aller chercher maris et femmes ailleurs, sous peine soit de s’éteindre, soit de sombrer dans une consanguinité mortifère. Alors, où allaient-ils les chercher, ces maris et ces femmes ?
Et si je posais tout simplement la question à Stéphane, mon ami ?

Stéphane resta longtemps silencieux.
–            je peux te faire confiance, je crois. (Ce n’était pas une question.) Avec ce que tu connais de notre façon de chasser, de nos petits arrangements avec le fisc, je suis sûr que tu sais tenir ta langue. Mon ami, nous sommes un peu comme le loup qu’on a vu. Le mieux est que le moins de monde nous voie. Qu’on ne nous voie pas du tout, même. On n'existe pas. On n’embête personne. On veut juste vivre. 
Et Stéphane de me conter comment les siens s’étaient aperçus, au fil des ans, que les unions avec les gens du coin étaient stériles. Alors, ils avaient cherché, et trouvé, d’autres tribus de Mandrins installés çà et là, certains charbonniers, certains ferrailleurs, parfois certains gens du voyage. Ils se reconnaissaient à leur physique, à leur façon de vivre, à leur impossibilité de se reproduire avec les villageois. C’est avec des membres de ces tribus qu’ils se liaient pour fonder famille. Ils se connaissaient et s'entraidaient, d’un groupe à l’autre, depuis des millénaires, passant à travers les invasions, les guerres et les persécutions grâce à leur connaissance parfaite de la nature et leur talent pour se rendre invisibles quand c’était nécessaire.

J'en savais assez, désormais. Je ne voulais pas être celui qui serait la cause du malheur et de l'extinction des derniers Néanderthaliens. Je mourrai sans descendance et seul ce journal que je donnerai à mon ami Stéphane contient le fruit de mes recherches et du hasard qui m'a conduit à le rencontrer. Et puis, les Sapiens Sapiens sont tellements cons qu'ils finiront bien par laisser notre vieille planète aux Mandrins et à tous les peuples premiers qui auront échappé à leur irrépressible goût du pillage généralisé.

Valentigney, février 2020


[1]Niglo : hérisson, en langue manouche. On les enrobait de terre glaise et l'on mettait à la braise. Quand la terre se fendillait, il ne restait qu'à démouler. Les piquants étaient pris dans la terre cuite.