l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


dimanche 7 octobre 2012

AU COEUR DE NOTRE HISTOIRE (récit lu à la soirée des Amis du Vieux Seloncourt pour l'exposition d'octobre 2012)


Chers amis, j'aurais bien voulu raconter une histoire avec un personnage en chair et en os auquel on s'attache et dont on écoute les aventures, les bonheurs et les malheurs, mais je n'en ai trouvé aucun qui se détache des centaines d'hommes et de femmes liés d'une façon ou d'une autre à l'histoire de la vieille église. Aussi, pour une fois, mon personnage sera de pierre, de poutres et de tuiles, et j'espère le rendre bien présent ce soir quand même.

Imaginons un matin d'été. Il est cinq heures. Le ciel commence à pâlir vers l'orient, annonçant, comme cela est la règle depuis des millions d'années, que le soleil va bientôt darder ses rayons dispensateurs de vie sur les hommes, encore endormis dans l'obscurité et la chaleur de leurs demeures. Coiffant le vieux clocher qui se dresse sur le coteau, le dôme à l'impériale attend les braises du levant pour rougeoyer lui-même, d'abord de façon à peine perceptible puis offrant de plus en plus l'apparence d'un cœur, le cœur de la petite cité de Seloncourt qui s'étend à ses pieds.
Ce matin de juin, on entend sans les voir quelques voitures qui quittent leur gîte comme des abeilles au réveil, marquant le redémarrage progressif de la ruche humaine qui occupe la vallée. La vieille église peut, pendant quelques instants, se bercer de l'illusion qu'elle est encore le cœur de la cité. Pour cela, il lui suffit d'oublier la présence de son imposante jeune sœur qui l'écrase de sa hauteur à moins de dix mètres. En contrebas, à l'écart du coteau, près du lit de la rivière, une troisième église, qui ne le cède en rien pour ses dimensions, semble attester la division de la communauté primitive qui s'était installée dans les lieux près d'un millénaire auparavant. Coiffée de son toit à bulbe, l'aînée des trois édifices semble une aïeule vénérable, une grand-mère portant diairi, entre deux jeunes sœurs dans la force de l'âge.

Il est vrai que ses deux cadettes n'ont guère plus d'un siècle d'ancienneté, alors qu'elle-même pourrait bientôt revendiquer un demi-millénaire. Et ceci sans compter la chapelle primitive, dont certains érudits prétendent qu'elle a donné son nom au village : cella, petite église et curia, ferme, habitation ou village, seraient devenus : Seloncourt au fil des générations. Très souvent, les tertres ou les coteaux ont été choisis par nos lointains ancêtres pour qu'ils y honorent la divinité.

En outre, dans les temps anciens où les hommes craignaient les bêtes sauvages, les famines, les bandes de pillards et les armées d'invasion, ils se regroupaient peureusement, frileusement, autour du lieu qui seul pouvait les rassurer et qui symbolisait leur communauté : l'église, construite en pierre, que l'on voyait de loin et où l'on pouvait se réfugier en cas de danger.

L'église était le fruit du labeur des hommes réunis dans le village. Elle rendait visible le lien qui unissait ses habitants, qui les reliait : religion vient de re-ligere, relier. Elle était comme un port prêt à abriter les marins dans la tempête, elle était déjà le cœur du village naissant.
Nous n'avons plus de trace, du moins à ma connaissance, de la petite chapelle qui s'élevait peut-être sur la butte au moyen-âge. C'est peu après 1500 que l'on commence à retrouver des témoignages attestant de la présence d'une nef de pierre, au toit de chaume, adossée à une tour coiffée d'un toit à deux pans, comme l'est actuellement le clocher de Saint-Dizier-l'Évêque. Cette nef de pierre, ainsi que la base du clocher actuel, c'est la vieille église que nous connaissons, tournée vers le soleil levant, vers l'orient, comme tous les sanctuaires que bâtissaient les vieux maîtres disparus de nos mémoires. Et, tout de suite après qu'elle est construite, la Réforme fait retentir les premiers craquements qui vont fracturer la chrétienté occidentale. La petite communauté de Seloncourt va être sommée de choisir un camp dans la terrible guerre qui commence. Pour les humbles villageois, cela ne se fit pas sans tâtonnements, malgré la sincérité de leur foi.

Mais il a d'abord fallu la construire, cette église Saint-Laurent. Elle est toujours au milieu de nous pour rappeler la mémoire des Seloncourtois de jadis, même si nous ne pouvons plus mettre de visages sur leurs noms. Ces noms, nous en connaissons quelques-uns : Coulon, Prenat, Grosrenaud, Cuenot, Aubry, Quaile, Viennot, Boname... Ils nous sont familiers. Mais rien ne prouve que ces noms étaient ceux des bâtisseurs de l'église. Peut-être les humbles tailleurs de pierres, charpentiers et charretiers qui élevèrent l'église avaient-ils des visages qui nous auraient été aussi familiers que ces noms. D'autres ouvriers se déplaçaient de chantier en chantier et n'ont été Seloncourtois que le temps de leur travail. Quand on conte une histoire, on aime bien y faire le portrait d'un héros auquel l'auditeur va s'attacher.
Dans celle-ci, il y a des centaines, des milliers de héros qui sont de petites gens disparus sans laisser d'autre trace que la vieille église. C'est elle qui est vivante, avec son clocher dont la rondeur évoque un cœur. Cependant, ne brûlons pas les étapes : à son origine, l'église n'a qu'une tour plus trapue, coiffée d'un toit à deux pans et la toiture de la nef est faite de chaume. Ce dernier détail m'invite à penser qu'elle est née de la foi des paroissiens et non du désir de grandeur d'un seigneur local.

À peine érigée, la petite église et ses fidèles furent pris dans le sillage de la Réforme. Comme disait la loi de l'époque, Cuius regio eius religio : tel roi, telle religion. Quand votre prince décidait de se convertir à l'enseignement de Luther ou au contraire qu'il prenait fait et cause pour le Vatican, le petit peuple n'avait pas le choix. Il fallait suivre ou émigrer.

C'est ainsi que l'église était dévolue depuis 1551 au culte protestant à l'exemple de Montbéliard. Mais, au gré des héritages, des ventes ou des traités de paix, Seloncourt passa de la coupe des Wurtemberg à celle du Roi de France. Aussi, après deux siècles de pratique luthérienne, l'administration de Louis XV prit prétexte du décès du pasteur pour le faire remplacer par le curé François Larrère. L'opération s'appelait la reprise, ce qui était assez clair, mais aussi la réconciliation. Pour vous et moi, le mot réconciliation signifie que des gens qui se disputaient se raccommodent, mais, pour le pouvoir de l'époque, cela voulait dire remettre dans les rangs du concile, c'est-à-dire du Vatican. Aussi les deux cents protestants de Seloncourt durent-ils accepter sans discuter que leur petite église ne serve qu'aux douze catholiques du village.  Le curé Larrère n'était sûrement pas un méchant homme, mais l'époque ne faisait pas de sentiments et le mot liberté, que cela soit de culte, de pensée ou de parole, n'était pas à l'ordre du jour en 1740.  Ailleurs en France, c'était bien pire avec les dragonnades. À Seloncourt, au moins, on pouvait aller pratiquer le culte que l'on avait choisi en se rendant à Audincourt ou à Valentigney.

Et voici donc la petite église redevenue catholique, ce qui n'est sans doute pas sans conséquence pour son apparence. En effet, à l'orient, que cela soit en Toscane selon les uns ou en Pologne selon les autres, la mode était de coiffer les tours ou les clochers d'un dôme. Et cette mode commençait à envahir pacifiquement la France, plus pacifiquement en tout cas que les soudards de la Guerre de Trente Ans au siècle précédent.


D'aucuns prétendent que cela venait plutôt de Pologne, en passant par la Lorraine. Le roi Louis XV, outre sa volonté d'imposer le catholicisme dans son royaume, pratiquait la politique internationale à la mode de son temps, c'est-à-dire qu'une alliance était scellée par un mariage. C'est ainsi qu'il avait épousé Marie Leczynska, la fille du roi de Pologne, Stanislas Leczynski, avec évidemment des idées derrière la tête. Hélas, Stanislas fut renversé et le beau-père du roi de France se retrouva à la rue, malgré les batailles héroïques qu'il livra pour reprendre son trône. Louis XV lui offrit alors le duché de Lorraine fraîchement acquis, mais en viager, c'est-à-dire qu'à la mort de beau-papa la Lorraine reviendrait dans le domaine royal. Ce que le roi de France n'avait pas prévu, c'est que Stanislas allait vivre très, très longtemps.  Ah, les viagers...

Stanislas n'avait peut-être plus de royaume, mais c'était un homme extraordinaire qui valait mille fois son gendre débauché et irrésolu. En plus de la fameuse place qui porte son nom à Nancy, il laissa des hôpitaux, des écoles et s'illustra par sa grande culture et son amour de la vie. Et il apporta dans ses bagages, dit-on, les fameux clochers à l'impériale, ou à bulbe, qui lui rappelaient sa chère Pologne. Son architecte privé travailla ensuite pour l'Archevêque de Besançon et c'est ainsi que les bulbes qui nous sont familiers se répandirent dans toute la Franche-Comté. Belle histoire, et Stanislas Leczynski mérite que l'on sache ce qu'il a apporté à notre pays.

Mais cette explication n'est peut-être qu'une légende. D'autres historiens affirment que les clochers à l'impériale seraient plutôt venus de Florence et de l'Italie, à travers les discrètes migrations des charpentiers et couvreurs anonymes qui parcouraient l'Europe. Je vous laisse choisir la version que vous préférez. Pour ma part, j'aime bien le bon roi Stanislas, prince philosophe, musicien, aimant son peuple de Lorraine et aimé par lui, et qui accueillit même Voltaire à sa cour pendant quelques mois.

En tout cas, voici donc notre vieille église toute pimpante, sa tour rehaussée d'un niveau et coiffée à la mode du temps, lorsque survient un événement qui va bouleverser l'ordre du monde : la Révolution française. C'est tout d'abord une aubaine pour les protestants, qui se voient à nouveau autorisés à célébrer leur culte dans ses murs. Mais la Révolution, c'est comme le lait qui déborde sur le feu : quand ça commence à monter cela ne s'arrête pas toujours où l'on voudrait. Et voilà notre vieille église vouée au culte de la Déesse Raison et les cultes catholiques et protestants bien malmenés par des révolutionnaires trop zélés.
Mais tout ceci passa et la vieille église en avait déjà tellement vu avec les guerres de religion, la guerre de Trente Ans et les armées d'invasion que ce ne fut pour elle qu'une péripétie un peu désagréable et surprenante.

Elle servit encore vaillamment pendant plus d'un siècle aux cérémonies religieuses, puis vint pour elle le temps de prendre sa retraite. Seloncourt avait prospéré, les paroisses s'étaient étoffées et se trouvèrent un jour trop à l'étroit dans les vénérables murs. Et, les moyens ne manquant pas, les Seloncourtois décidèrent, à quelques années d'intervalle, de construire cette fois une église pour les catholiques et un temple pour les protestants, afin que chacun soit chez soi. Ainsi en est-il dans les familles, quand les enfants qui ne s'entendaient pas toujours ont assez d'argent pour se faire construire chacun un pavillon, au lieu de cohabiter en se faisant constamment des concessions.

Ce n'est pas seulement la forme du toit qui évoquait un cœur, c'est aussi la cloche qui battait à l'intérieur, appelant les fidèles à l'office, certes, mais aussi les ouvriers du travail au repos. Cette cloche avait été fondue en 1868 à Morteau par les établissements Humbert et un sonneur y fut affecté jusqu'en 1913, puis elle resta muette sauf pour les grandes occasions.

Et voilà notre amie la vieille église toute désoeuvrée, toute seulette, malgré la présence toute proche de sa jeune sœur. Or, dans ce monde dont le credo devient peu à peu la rentabilité, on a vite fait de regarder les choses qui ne servent plus comme encombrantes. Des édifices prestigieux comme l'abbaye de Cluny en ont fait les frais. Si l'on ne dit plus la messe, si l'on ne célèbre plus le culte dans ce bâtiment, à quoi bon l'entretenir ? Cela coûte cher en argent et en temps. Et si l'on ne l'entretient pas, il va vite tomber en ruines, enlaidissant le paysage et risquant de blesser quelqu'un. Il n'y a pas de maison de retraite pour les vieilles pierres, hormis le destin de monument historique. Et encore.

Et c'est maintenant que va se jouer une des plus belles pages de l'histoire de notre ville. Une page qui va faire oublier les guerres de religion, pour ne garder que le désir d'être une communauté humaine partageant les mêmes valeurs, rassemblée dans le lieu qu'elle a choisi.


J'ai dans les mains une charte, une liste de noms, qui va rester gravée dans la mémoire des Seloncourtois comme les Bourgeois de Calais dans l'histoire de France. Vous rappelez-vous nos leçons à l'école communale, Eustache de Saint-Pierre, Jean d'Aire, Jacques et Pierre de Wissant, Jean de Fiennes et Andrieu d'Andres. Je ne me souvenais que des deux premiers, ce n'est pas juste : il a fallu que je cherche un peu pour retrouver les quatre autres, mais j'avais toujours en tête la vision de ces hommes mûrs en chemise et la corde au cou se sacrifiant à l'Anglais pour sauver leur ville.

La ressemblance s'arrête là, bien sûr ! Il ne s'agissait pas de sauver une ville des Anglais, mais de sauver un monument de la loi de l'utile. Cependant, ce n'était pas n'importe quel monument : c'était le symbole d'une communauté de personnes, sur le territoire d'une commune et sur plusieurs siècles. Encore une fois, ce clocher à bulbe, c'est le cœur de cette communauté séculaire et c'est le cœur de notre histoire. Quant aux Bourgeois, dans le vieux sens de ce mot, c'est-à-dire les habitants du bourg, nous avons la liste de ceux qui se sont levés et se sont mis au travail, non pas en chemise et la corde au cou, mais en salopette et la truelle à la main pour sauver la vieille église. Et, sur une feuille manuscrite qui semble sortie de l'école des chartes, voici leurs noms, ainsi que leurs prénoms lorsqu'ils sont mentionnés :
Messieurs Charles Kieffer, Noirot, Steffen, Roux, Guey, Ménegaux Jean-Pierre, Rerat Pierre, Seigneur, Coizet, Bonnot, Vidal Jean-Paul, Frieden, Thierry,
Et Madame Marie-Madeleine Noirot.

Si mes yeux ne m'ont pas fait défaut dans la lecture de cette liste, j'en trouve quatorze en tout : je soupçonne ces coquins d'avoir rajouté Madame Noirot pour qu'ils ne soient pas treize sur le chantier. Parce que cette liste est évidemment incomplète, il y manque toutes les Ami-es qui ont dépensé tant de centaines d'heures à décorer, embellir les locaux, mais aussi régaler les bricoleurs, sans parler des tâches de secrétariat, de comptabilité et de documentation. Oh non, nous savons tous ce soir combien les Amis du Vieux Seloncourt doivent à leurs compagnes, même si elles ne figurent pas sur ce document du 6 mars 1984 !

C'est là une des fantaisies de l'histoire : il manque toujours les noms des fantassins. On a bien conservé celui des généraux, mais pas celui des fantassins. Qui sont les maçons, les charpentiers, les couvreurs, les ébénistes, les facteurs de vitraux qui ont fait cette église ?
On se souvient du nom du curé qui la rendit au culte catholique, on a archivé les noms des pasteurs qui y ont exercé, on a retenu le nom des seigneurs qui ont régné sur le pays et des généraux qui l'ont ravagé, mais qui étaient ceux qui avaient bâti la vieille église ?

Au moins, nous avons une liste des Amis du Vieux Seloncourt qui se sont mis à l'ouvrage, même s'il manque les femmes. Il y a même une liste beaucoup plus exhaustive, celle de toutes les personnes qui ont acheté une tuile destinée à refaire le clocher. Et cet élan de bénévoles pour préserver notre patrimoine commun, je trouve qu'il fait écho à l'élan des obscurs fidèles qui avaient édifié l'église sur la petite butte, il y a bien des siècles, au milieu des tueries, des famines et des invasions. Ce ne sont plus la foi catholique ou la foi protestante qui ont animé les bras des Amis, c'est le sentiment d'appartenir à une communauté qui dépasse les querelles et les rivalités. Ce clocher à bulbe, c'est cela qu'il symbolise : le vivre ensemble dans un lieu qu'on aime.

Pour mon compte personnel, je préfère dire "clocher à bulbe" plutôt que "dôme à l'impériale". Tout d'abord parce que je n'aime pas trop les empereurs, mais aussi parce que les bulbes de tulipes sont originaires d'Orient, comme les bulbes de l'église Sainte Sophie à Constantinople, comme les bulbes des églises du Kremlin. C'est par là que le soleil se lève et c'est vers cette direction que sont tournées, orientées, les églises antiques comme la nôtre. C'est à cause de ce clocher que j'ai entendu parler pour la première fois des Amis du Vieux Seloncourt, un soir de calendriers, chez Claude Guey. Il tenait à me faire partager son enthousiasme, me décrivant les efforts gratuits déployés par les participants à la restauration de la vieille église. C'est lui-même qui insista sur le fait que catholiques et protestants étaient réunis, cette fois, tendus vers un même but. Ce simple fait dépassait les siècles de mésentente ou pire, de guerres de religion qui avaient opposés les deux cultes.

Il n'est même pas nécessaire d'appartenir à une religion, d'ailleurs, pour ses sentir chez soi dans la vieille église. On ne demande pas aux artistes qui exposent leurs œuvres ou qui font de la musique s'ils ont été baptisés. Cette petite église est devenue ce qu'elle était depuis toujours, une maison commune où les gens du pays se tiennent chaud ensemble.


Voilà, chers amis. J'aurais bien voulu raconter une histoire, avec un début et une fin, mais le début de la vieille église se perd dans la nuit des temps, aux époques lointaines où l'on imagine, sur la butte, un sanctuaire vénéré par nos ancêtres celtes ou même plus anciens encore. Pas de fin non plus, car la vieille église a retrouvé, par les efforts des Amis, une nouvelle jeunesse qui risque de durer encore très longtemps.

J'aurais bien voulu créer un personnage dont on suit les aventures, ou les mésaventures, et auquel on s'intéresse, mais les héros de cette histoire se comptent par centaines et très peu ont laissé leur nom, encore moins leur visage. Le seul héros est un vaisseau de pierres, de bois et de tuiles, dont on oublie peu à peu la belle voix grave. Et vous tous et toutes, qui l'avez sauvé de la ruine et doté d'une nouvelle vie.

Et maintenant, revenons à notre clocher, à notre vieille église, ce matin de juin où le petit peuple de Seloncourt se réveille. Les plus jeunes qui, les yeux encore lourds de sommeil, mettent en route leur voiture pour aller travailler ou, un peu plus tard, celles qui installent leurs enfants à l'arrière sur leurs sièges auto pour les emmener à l'école ou à la crêche, ces jeunes dans la force de l'âge peuvent-ils se douter de ce que toute la ville doit au vénérable bâtiment ? Si certains d'entre eux levaient un instant les yeux vers le clocher à bulbe éclairé par le soleil levant et songeaient, avant de démarrer, à tous ceux et celles qui les ont précédés et qui ont laissé cette trace émouvante, ce serait comme une main tendue à toute la communauté des Seloncourtois depuis tous les siècles qu'elle existe. Et j'espère qu'il en sera ainsi pendant très longtemps.

mardi 27 mars 2012

KAMA SOUTRA






KAMA SOUTRA.




Yvon entra dans la salle d’attente, qui était vide, et s’assit sur un siège en métal noirci, aux formes design et à l’apparence fragile. Il se pencha pour attraper une revue défraîchie sur la pile qui débordait de la table, écarta plusieurs “Elle”, deux “Action Automobile”,  un “Express” de huit mois, puis revint sur un des “Elle” dont la couverture annonçait :  “Spécial FESSES : 55 pages postérieurement correctes”. Il se recula sur son siège et commença à feuilleter le journal, passant sur les publicités tous azimuts pour chercher l’article annoncé.

  Il n’eut pas le temps de trouver de quoi rêver, la porte s’ouvrait, et une femme d’une quarantaine d’années, chataine, bien faite mais d’une mise sévère, lui fit signe d’entrer. Il se leva. Lui même était âgé de trente-sept ans, petit, les cheveux noirs et bouclés, et donnait l’air d’une perpétuelle agitation. Il la suivit, et aucun balancement de hanches ne vint le distraire du but de sa visite. Elle s’assit derrière son bureau et, d’une voix grave, sobre pourrait-on dire, elle l’invita à s’asseoir en face d’elle. Puis elle le fixa d’un regard interrogatif.
-  Hum ... bonjour madame.
-  Bonjour monsieur.

Yvon était décontenancé. Les plaques posées à l’entrée du cabinet médical mentionnaient trois médecins, dont le docteur G. Laplace, ancien interne de la Faculté de Paris. Il avait pensé à un Georges, à un Guy, mais pas à une Geneviève. Ce qu’il avait à dire avait du mal à arriver jusqu’à ses lèvres. Mais il était bien obligé.

-    Je ne suis pas malade, mais j’ai besoin d’aide quand même, se lança-t-il.
Le visage du docteur Laplace le questionna d’un air encore plus sérieux qu’à son entrée.

-  Je suis ici en vacances, et j’ai peur de finir par avoir certains troubles du comportement, parvint-il à articuler.

Aucune expression nouvelle n’apparut sur le visage qui lui faisait face.
-   Voilà. C’est sans doute à cause de l’été, mais j’ai très souvent envie de faire l’amour. Je suis marié, nous sommes avec ma femme et nos deux gosses dans le village E.D.F., et elle ne veut jamais. Plus les jours passent, plus ça me cherche. Je me retiens pour ne pas lui faire de scène. Mais le pire, c’est sur la plage. Il y a des femmes excitantes partout, quelquefois elles sont toutes nues. J’ai du mal à ne pas les regarder, j’ai peur que ça se remarque, j’ai même peur de craquer et de leur sauter dessus ...
Le Docteur l’interrompit pour demander, sans l’ombre d’un sourire, ni de sympathie ni de moquerie :
-  Et quand vous regardez ces femmes sur la plage, vous regardez plus  ... certaines parties de leur corps  ?
-  Oui. 
(Il n’osa pas dire lesquelles.)
-  Et vous avez peur de quoi ? de leur sauter dessus ?
-   Oui. J’ai peur de craquer. J’ai peur que ça se voie.

Le Docteur se mit en arrière sur sa chaise, et réfléchit pendant quelques secondes. Puis elle invita Yvon à aller s’allonger pour lui prendre la tension. Il s’assit sur la table, se demanda s’il pouvait poser ses pieds dessus puis décida que oui en voyant le papier ménage prévu,  se coucha et  se laissa faire en fixant le plafond.
-  18-11.  C’est un peu trop pour un vacancier. Allez vous rasseoir.

Yvon reprit place dans le fauteuil, face au bureau.
-  Je vais vous donner un calmant léger si vous avez du mal à dormir. Mais je voudrais aussi vous expliquer quelque chose. Je suis une femme.
A ce moment Yvon se demanda pendant une fraction de seconde ce qui allait se passer entre eux deux. Mais le visage sérieux ne portait aucun signe d’invite.
-  Comme femme, je voudrais vous dire que nous ne sommes pas autant que les hommes obsédées par l’idée de faire l’amour. Nous n’en éprouvons pas aussi souvent l’envie, ni le besoin. Votre femme n’en a pas envie, ça ne veut pas dire qu’il y a quelque chose qui cloche dans votre couple. Avec une autre vous auriez peut-être le même problème. Ce n’est pas la peine de lui faire des scènes. Vous pouvez peut-être éviter la plage, faire des marches dans l’arrière pays, ou du vélo. Revenez si ça ne va pas.

Elle se leva. et le raccompagna à la porte. Il fut content qu’elle ne lui tende pas la main, il avait les paumes moites.

*******

Yvon sortit du cabinet médical d’un pas saccadé et se dirigea vers la pharmacie de la petite ville des Landes où il passait ses vacances en famille. Il acheta le calmant prescrit et partit faire un tour avant de rentrer au village E.D.F., à la fois pour calmer son énervement et tâcher de retrouver une contenance. Il ne savait pas quelle mine il allait faire à sa femme, et se sentait ridicule, quoi qu’il décide de faire ou de dire. Il finit par s’asseoir à l’ombre d’un parasol, sur une terrasse,  devant une table de bistrot, et commanda un demi. Puis il se leva pour aller choisir des cartes postales : autant se débarrasser de la corvée estivale maintenant, ça meublerait ce temps perdu dont il ne voyait pas comment sortir.

Il avala un comprimé de calmant avec une gorgée de bière et commença à écrire.
Restée seule, le Docteur Geneviève Laplace remplit quelques papiers avant de  faire entrer le patient suivant - qui était une patiente. Le téléphone sonna.
- Oui, Docteur Laplace ?
- ....
-  Non, Pierre, Brigitte est en visite. Non, je ne sais pas quand elle rentre. Bonne journée, Pierre.

La voix n’avait marqué aucun signe d’impatience.  Pourtant le Docteur Laplace pensait : il ne s’est sûrement pas beaucoup fatigué aujourd’hui. Il devrait comprendre que le travail de Brigitte est trop prenant pour qu’on la dérange à tout bout de champ.

Sa collègue Brigitte Vandevelde s’était récemment séparée de son mari, ingénieur aéronautique, et s’était mise en ménage avec un plombier plutôt flemmard, un peu chevelu, qui délaissait volontiers les chantiers pour le bistrot. Mystères des sentiments. De l’avis général, Pierre Gondard profitait des ressources de sa compagne, belle, intelligente et, pour un marginal, plutôt bourgeoise. Elle devait l’aimer, pas de doute là-dessus. Et lui sans doute l’aimait moins. La troisième associée du cabinet médical, Florence Pagnot, n’était pas mariée et vivait avec un garçon qu’elle avait rencontré pendant ses études. Chômeur, il avait répondu à une petite annonce de Florence qui cherchait quelqu’un pour l’initier à l’informatique.

Il lui avait montré comment utiliser son ordinateur pour taper sa thèse, et leurs deux têtes rapprochées devant l’écran avaient fini par se tourner l’une vers l’autre. Florence était jolie, et n’avait jamais trouvé le temps de s’occuper des garçons pendant ses études. Elle était tombée amoureuse d’un bloc, et d’autant plus fort que son Patrick, s’il en connaissait plus long qu’elle sur le Kama Soutra, ne partageait que tièdement sa passion.

Geneviève Laplace était toute rêveuse. Son compagnon à elle, joueur de cor dans un quintette de cuivres, était en général en déplacements, soit pour des concerts, soit pour enregistrer. Elle ne pouvait pas se plaindre d’être importunée par ses assauts. Elle aurait vaguement souhaitée être mère, par contre, mais ne voyait pas trop comment une telle chose pourrait arriver. D’autre part, sa vie était organisée de telle façon qu’une maternité l’aurait en quelque sorte dérangée. Tout allait très bien comme ça. Elle se demandait seulement ce qui se passait chez le monsieur qui était venu consulter, et chez ses deux associées. Toutes ses études lui soufflaient : les glandes. Alors, tout en se sentant vaguement vide, elle les plaignit un bref instant.
Geneviève Laplace avait dû rester quelques minutes dans sa rêverie. Dans la salle d’attente quelqu’un se raclait bruyamment la gorge. Elle sursauta comme si elle était réveillée en sursaut et alla ouvrir à la patiente qui devait trouver le temps long.

-  Mademoiselle Danchot ?
-  Docteur, je crois que je suis enceinte.

Muriel Danchot, jeune femme célibataire de vingt-cinq ans, n’avait rien d’attirant. Pourtant, ses traits un peu vulgaires, sa peau et ses cheveux gras, ses vêtements pas toujours très nets, n’empêchaient pas les hommes de défiler dans son studio. Elle les accueillait pour le plaisir, son travail de vendeuse dans une graineterie de la ville voisine lui procurait de quoi vivre et elle ne se prostituait pas. Par quel autre mystère des hommes mariés avec des femmes belles, sensibles, intelligentes, finissaient-ils dans ses draps gris de crasse ? Autre question à laquelle Geneviève Laplace n’avait pas de réponse. D’ailleurs elle avait assez perdu de temps à ces sornettes, décida-t-elle soudain en commençant à interroger sa patiente. 

L’après-midi s’étirait. Le patient suivant, qui serait le dernier, n’était pas du coin. C’était un jeune homme aux traits asiatiques, à l’air buté. Ses mains tremblaient. Il entra et referma violemment la porte sur la salle d’attente vide, puis sortit un cran d’arrêt et dit d’une voix brève :
-   De la méthadone, de la morphine, tout ce que vous voulez, mais je vous saigne si vous me laissez comme ça.

*******

Yvon en était à son troisième demi. Les cartes postales étaient rédigées, et il ne savait toujours pas qui il devait être pour retrouver sa famille. Il se recula sur sa chaise , et fit semblant de regarder un dépliant touristique, tout en écoutant ce qui se passait autour de lui. Deux types  s’étaient assis à côté et parlaient fort.

- Faudrait quand même que je finisse le chantier. J’ai bouffé tout l’accompte, et j’ai à peine commencé à casser l’ancienne installation.
Celui qui avait parlé était un homme d’une trentaine d’années, les cheveux dans le cou, les doigts jaunes de tabac. Il était vêtu d’une salopette et d’un T-shirt qui découvrait ses avant-bras bronzés et velus.
-  Te casse pas le cylindre, Pierrot. Il fait beau, on n’est pas malade, on n’est pas en prison. Si tu veux, je peux venir t’aider ?
-   Mais tu connais rien à la plomberie. T’étais programmeur.
-  Ca sera toujours mieux que de glander toute la journée. Même si tu me payes pas, ça m’apprendra des trucs. On sait jamais, ça peut toujours servir.

-   J’ai pas envie de travailler. J’ai pas envie de rentrer, Brigitte va ma regarder et ça m’énerve.
-  Vous remettez ça ?, lança-t-il brusquement au serveur qui débarrassait une table voisine.

Yvon regarda les deux consommateurs à la dérobée derrière ses lunettes de soleil. Le programmeur avait le même âge que l’autre, la trentaine, il était châtain, barbu, habillé baba cool.

- Fait chier. On peut même pas dire qu’on va partir au soleil, on y est déjà.
-  Justement, on n’a qu’à profiter. Y a des minettes plein la plage.
-  C’est pas que je sois en manque.Brigitte est bien foutue. Elle dit jamais non. Mais je sens  qu’elle désapprouve mes journées et ça me gâche la vie.
-  Tu te sens pas libre, quoi.
-   C’est ça. Y a qu’ici que je me sens libre. Je voudrais bien une piaule pour écouter du blues avec des potes, avec des cendriers pas vidés. Elle est gentille, elle a un beau cul, mais elle me colle.
-  Mais t’aurais plus de fric, faudrait bien bosser.
- Tu l’as dit bouffi. Je sais pas quoi faire.
- Finis ton demi, qu’on recharge. Moi c’est un peu pareil avec Florence. Sauf que toi tu pourras toujours trouver un petit dépannage au noir si tu crèves la dalle, alors que moi plus personne ne me prendrait en informatique.

Yvon pensait à son travail à E.D.F. et à sa femme. Il aimait ses deux gosses, un garçon de dix ans et une fille de huit, et si sa femme ne l’avait pas autant énervé par ses refus il l’aurait aimée aussi, pensait-il. Même si l’idée de tout plaquer quand il n’avait pas pu baiser l’effleurait, ça lui était insupportable d’imaginer un divorce simplement à cause de ça. Et ces deux types n’étaient pas contents. Le monde était vraiment bizarre. Yvon l’aurait trouvé encore plus bizarre s’il avait su que ses deux voisins de bar avaient pour compagnes les associées du Docteur Laplace.

*******

- Je vais vous donner ce que vous voulez.    
Il n’y avait rien d’autre à faire devant un malade saisi d’une telle crise de manque.  Geneviève Laplace se leva pour aller chercher une boîte de méthadone. Son visiteur bondit, et lui serra le poignet à lui faire mal.
- N’allez pas faire de connerie, hein.
Des  larmes de douleur dans les yeux, elle parvint à répondre :
-  Je vous donne ce que vous voulez, mais je vous demande de rester quelques minutes  ici pour que je regarde si vous n’êtes pas malade. Vous avez ma parole que ce n’est pas pour vous dénoncer. Je suis médecin, pas flic. Et vous n’êtes sûrement pas en bonne santé.
Tao prit la boîte de comprimés, la déchira, en avala un avec le verre d’eau qu’elle lui tendait. Progressivement le manque cessa de le faire souffrir, et il commença à entrevoir qu’il pourrait peut-être tirer profit de la situation. Geneviève lui prit la tension, fit une grimace qu’il ne vit pas, examina les bras couverts de piqûres pas nettes, désinfecta un peu, et, voyant que l’apparence de son patient était plus calme, commença doucement à le questionner :
-  Est-ce que vous mangez tous les jours correctement ?
-  Si j’avais du fric. Mais tu peux peut-être m’en donner ?
- Je veux vous aider. Pas parce que vous me menacez, mais parce que c’est mon métier de soigner les gens, et vous êtes malade. Si vous laissez votre couteau ici, je vous emmène chez moi pour parler un peu.

Geneviève ferma le cabinet, après avoir mis le téléphone sur répondeur. Elle n’était pas de garde, son mari était parti en déplacement, et elle sentait de plus en plus nettement  qu’elle devait aider ce jeune homme, sans savoir trop comment. Elle s’en sentait en tout cas la force.

Arrivée chez elle, elle lui proposa de couler un bain. Cela l’apaiserait  sans doute, et de toute façon il en avait bien besoin, vu son état de saleté. Il tremblait, de fatigue, de la tension de ne jamais savoir s’il aurait sa dose à temps. Elle lui donna une autre boîte de méthadone pour qu’il se sente rassuré à ce sujet et le laissa dans la salle de bains après avoir disposé des serviettes propres et un peignoir. Puis elle s’occupa de faire à manger. Un repas ? Qu’est ce qui serait bon pour lui, aurait-il faim ? Fallait-il mettre du vin sur la table ?

Elle disposa sur une table basse un repas froid, avec des olives, du chorizo, des feuilles de vigne farcies, de la feta, des fruits, pas d’alcool, se réservant d’ouvrir une bouteille de Chianti s’il insistait. Elle était résolue à attendre qu’il parle, qu’il se confie, s’il arrivait à se détendre. Elle s’imaginait le présentant à un groupe de réinsertion.

Lui, dans le bain moussant, avait envie de fumer, et échafaudait des projets bancals pour soutirer du fric ou de la dope. N’ayant rien à fumer, il commença à avoir vaguement faim. Il sortit du bain, s’essuya, enfila le peignoir et la rejoignit au salon. Elle était belle, mais aussi aguichante qu’une pastoresse luthérienne, pensa Tao qui avait eu le privilège d’en rencontrer chez les Scouts. Soudain intimidé, il demanda s’il pouvait fumer.

Elle alla chercher un cendrier en lui offrant de grignoter ce qui lui faisait plaisir. Il commença à manger une olive, puis une autre.
-  J’aurais bien bu un pastis.
-  Il me reste un fond d’Ouzo, répondit-elle, et elle se leva pour aller chercher la bouteille au bar.
Elle le servit, puis, incapable d’attendre qu’il soit repu :
- Racontez-moi comment vous vivez.
Il se renfrogna.
-  Bon, vous me raconterez plus tard, dit-elle en prenant une olive.

*******

Yvon rentra au village vacances à l’heure du repas. Sa famille était déjà attablée  et mangeait gaiement des frites. Sur les plateaux de plastique écornés figuraient des petits pots de glace et des jus de fruits. Il alla faire la queue avec son plateau, qu’il garnit d’une brochette, de ratatouille, de fromage de chèvre et d’une demi bouteille de côte de Provence. Quand il s’assit près des siens, ils en étaient à la glace, et l’ignorèrent, pris dans leurs rires complices. Il mangea, l’esprit ailleurs, malheureux. Sa femme Danielle proposa aux enfants une promenade, et il se dépêcha d’engouffrer ce qui restait pour les accompagner, sombre. Comment me voient-ils ? Je suis rabat-joie, pensa-t-il. Il était déjà sûr que, les enfants couchés, sa rancoeur des refus passés bloquerait les avances qu’il aurait voulu faire à sa femme. Il avala encore un comprimé pour trouver le sommeil plus facilement. Ne pouvant pas dormir, il sortit faire un tour.

*******

- Je peux quand même vous demander votre nom ? questionna gentiment Geneviève.
- Tao, répondit le jeune homme, en raflant une rondelle de chorizo.
-  Vous avez une famille ?

Subitement, il se mit à pleurer. Surprise par cette détresse inattendue, elle le prit dans ses bras et le berça, en répétant :
- Pauvre petit, pauvre petit ...

La tête brune blottie contre sa poitrine cherchait ses seins. Puis il se redressa et l’embrassa malgré qu’elle détourne la tête dans une dernière protestation de forme.
-  Tao, je suis mariée ...

Comme enragé, Tao la bascula sur le canapé, l’embrassa encore et se pencha pour trousser haut le tailleur beige. Il arracha presque le slip et plongea la tête entre ses cuisses, comme un Bédouin qui aurait trouvé une source après des jours de marche dans le désert. Elle haletait, sans résistance. Quand ils furent un peu assouvis, Tao la retourna à plat ventre.

Le postérieur d’un blanc crémeux, à la rondeur parfaite, au grain de peau délicat, n’évoquait plus en rien une pastoresse luthérienne (malgré que l’Eternel, qui avait créé les orchidées, les couchers de soleil et les clairs de lune, dans son amour de l’Humanité, ait certainement doté les pastoresses d’un postérieur). Tao posa ses mains sur les tendres hanches de Geneviève, et les souleva avec douceur

Elle accompagnait le mouvement comme une danseuse se laisse conduire, et il la pénétra voluptueusement, avant de la chevaucher lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Geneviève, le visage caché sous ses cheveux châtains, gémissait doucement, sans penser. Il finit par s’effondrer sur elle, et écarta de sa bouche la chevelure pour poser ses lèvres sur la joue enflammée de plaisir.

*******

Pierre et Patrick sortirent en titubant d’une camionnette, qui les avait ramenés par miracle jusque devant la villa de Brigitte Vandevelde, après des libations répétées et des projets de plus en plus confus. Pierre eut du mal à mettre la clé dans la serrure, et entra en jurant. Patrick le suivit, et ils se dirigèrent vers le bar du salon pour voir ce qu’il restait à boire. Brigitte ne s’était pas levée à leur entrée, et maintenant pleurait doucement.

La table était mise pour deux, et elle avait préparé le repas que son amant préférait. C’était déjà froid.

Pierre alla vomir en se cognant aux murs. La porte des toilettes, restée ouverte, ne laissait rien ignorer de ses déboires. Patrick se tourna vers Brigitte et lui déclara d’une voix pâteuse :
-  Il vous aime, Brigitte. C’est parce qu’il est malheureux qu’il a bu comme ça. Et il est malheureux parce qu’il vous fait souffrir. Vous comprenez, hein, Brigitte ?
Ravalant ses sanglots, Brigitte lui répondit :
- Rentrez chez vous, Patrick. Florence aussi doit vous attendre. Je vais vous raccompagner, ajouta-t-elle en voyant qu’il perdait l’équilibre.

Elle le laissa devant chez son associée, peu soucieuse d’assister aux retrouvailles. Quand elle rentra chez elle, Pierre cuvait tout habillé sur la banquette du salon. Elle jeta le repas à la poubelle et alla se coucher avec un somnifère.
Dans la camionnette cuvait également un autre homme, que les deux copains avaient rencontré au café. Ils ne savaient rien de lui sinon qu’il s’appelait Yvon. L’inconfort de sa position et le froid du petit matin le réveillèrent. Il se demanda où il était.

Il sortit, alla pisser contre une murette, et regarda la villa cossue, de style méridional, devant laquelle il avait passé la nuit. Il ne savait pas comment rentrer au village E.D.F., et ne pouvait pas sonner à cinq heures et demie du matin pour demander son chemin, même si c’était là qu’habitait un de ses compagnons de beuverie. Il se rappela vaguement de projets de voyage à Avignon. Il décida de s’allonger contre la murette, côté intérieur de la propriété, de telle façon qu’on ne puisse pas le manquer en sortant de la maison - en plus, le soleil le caressait agréablement. Encore ivre, et imprégné de tranquillisant, il se rendormit béatement.

A huit heures, il fut réveillé par une injonction sèche :
-  Debout. Ma maison n’est pas un asile pour les ivrognes.
Il se redressa sur un coude, et contempla une belle femme brune, mince, attirante, mais pour l’heure complètement furieuse.
-  Comment êtes vous arrivé ici ? Vous avez passé la soirée avec Pierre ? Je vous demande de déguerpir, vous êtes tout juste bon à le faire boire, il n’a rien à faire avec des gens comme vous.
-  Je voudrais bien, mais je me suis perdu. Je cherche le village E.D.F.
-  Quel village E.D.F. ? Qu’est ce que vous essayez de me raconter ?
- Je suis en vacances au village familial E.D.F., par le comité d’entreprise. C’est en allant vers la mer quand on est au centre ville.
-  Au village familial ! Je vais vous ramener, dans votre village familial, dit-elle en appuyant sur ces derniers mots. Il y en a bien pour dix kilomètres et je vais dans la direction. Comme ça, au moins, je serai sûre de ne plus vous voir ici.

Il monta dans le coupé de la dame brune, qui sentait bon, en plus d’être belle. Elle conduisit vite, dans un dédale de lotissements dont il ne serait jamais sorti seul. Arrivée devant le cabinet médical, elle gara sa voiture et lui fit signe de descendre :
-  Voilà, c’est à un kilomètre par là, toujours tout droit.
-  Merci, madame. Merde, pensa-t-il, dire que j’aurais pu tomber sur elle cet après-midi.

*******

Geneviève n’osait pas réveiller Tao, qui dormait si bien. Elle n’osait pas non plus le laisser seul dans la maison. Elle finit par se décider à lui caresser doucement l’épaule, après avoir posé une tasse de café fumant sur la table de chevet.
-  Tao, il faut que tu m’écoutes avant que j’aille travailler.
-  Je n’ai pas envie de bouger. Laisse-moi ici, je ferai le ménage.

Il ouvrit les yeux :
- Ton mari ne risque pas de rentrer ?
- Non, on est tranquille jusqu’à la semaine prochaine.
-  Alors laisse-moi. Bon courage. dit-il en se retournant, l’oreiller sur la tête.
Elle sortit sur la pointe des pieds.

Elle gara sa voiture devant le cabinet médical et s’apprêta à rendre sa première visite. Rien d’urgent à l’horizon, des personnes âgées qu’elle voyait régulièrement, un gosse avec une angine dont la mère avait téléphoné à huit heures. Elle se refusa à faire des projets d’avenir, c’était impossible, et Dieu merci son travail ne lui permettait pas de rêver. Elle se sentait dans son corps comme elle ne s’était jamais sentie, et ça la portait à être plus souriante que d’habitude, sa façon à elle d’avoir envie d’embrasser tout le monde. Même le danger d’avoir eu un rapport sexuel sans préservatif lui paraissait lointain. Il faudra quand même que nous fassions des tests, décida-t-elle, sans angoisse.

*******

Yvon trouva sa famille en train de prendre le petit déjeuner. Danielle le salua d’un air distrait. Son petit garçon Sylvain lui demanda :
-  Ou est-ce que tu étais, papa ?
Mais la question ne portait aucun jugement, les papas ont des occupations mystérieuses qui les retiennent parfois sans qu’un gamin s’en inquiète. La petite fille, Anne, vint se mettre sur ses genoux.
- Tu me lis un livre ?
   
Il ne pouvait pas refuser. Il avait envie de pleurer, et de dormir. Mal à la tête. Les mains qui tremblaient. Il lut une histoire à Anne d’une voix un peu fébrile, comme ses mains quand il tournait les pages. Puis comme tout le monde se préparait à aller à la plage, il alla se coucher dans la chambre aux volets fermés sans donner d’explication. On ne lui en demanda d’ailleurs pas.
Sur son lit, sans crainte d’être dérangé, Yvon se sentit à nouveau envie de faire l’amour, ou plutôt de satisfaire son imagination. Les images tourbillonnaient, et il revenait toujours à l’évocation de Danielle, de sa chair familière qui l’obsédait. Il commença à se caresser doucement, puis renonça, furieux contre lui-même, non pas qu’il avait un interdit à ce sujet, mais parce qu’il se contenterait à nouveau d’un ersatz, une fois de plus, comme un adolescent ridicule. Puis il changea encore d’avis et décida que ça le détendrait peut-être, et que demain serait un autre jour.

Le mal de tête allait croissant au fur et à mesure qu’il se concentrait pour obtenir une évocation plus précise du corps de sa femme.
A la fin, crispé comme un constipé sur le trône, il tira quelques gouttes de sa verge à demi érigée. Dépité,  pas plus détendu qu’avant, il se tourna rageusement sur le côté pour essayer de trouver le sommeil. N’y parvenant pas, il se leva pour prendre un comprimé, et, sur une impulsion, comme s’il réglait un vieux compte avec toute l’humanité, il avala tout le contenu du paquet. puis il attendit, un peu angoissé.

*******

Le Docteur Laplace se rendait, sans trop s’alarmer, au village E.D.F. après un coup de téléphone. Un pensionnaire avait fait une tentative de suicide aux tranquillisants. Arrivée sur place, on la conduisit à une chambre, où une femme et l’infirmière du camp assistaient un homme brun, pâteux, qui s’efforçait à vomir dans une cuvette. Elle reconnut son patient de la veille, et partit avec lui en suivant l’ambulance des pompiers qui avaient été appelés en même temps qu’elle. De ce ringard aussi elle était responsable, pensa-t-elle.

     Yvon fut pris en charge à l’hôpital, ses jours n’étaient pas en danger. Lavage d’estomac, puis repos. Lui indiquer une psychothérapie quand il va émerger, pensa le Docteur Laplace. Elle prit aussi le temps de parler à sa femme.
-  Votre mari a des problèmes professionnels en ce moment ?
-  Non. Pas de graves en tout cas, Docteur.
-  Des problèmes affectifs ? demanda doucement le Docteur.
-  Non. Il est nerveux depuis le début des vacances, concéda Danielle.
-  Nous n’avez aucune idée de la cause de cet énervement ?
-  Non, conclut Danielle avec un geste d’agacement.

Il était trop difficile de trouver le biais pour parler de la consultation qu’elle avait donné à Yvon. Geneviève se rappelait aussi ses propres paroles :  je suis une femme. Elle se rappelait aussi de la nuit qu’elle avait passé avec Tao. Son visage ne montra aucun trouble, aucun doute, quand elle suggéra :

-   Il faudra qu’il voie un psychologue quand il ira mieux. Éventuellement vous aurez peut-être à participer au traitement, au moins en allant discuter avec ce psychologue. Vous pouvez rejoindre vos enfants, votre mari est hors de danger.

Avant de retourner à son cabinet, Geneviève eut une entrevue avec le psychiatre de l’hôpital, c’était le minimum de la part du médecin qui avait prescrit les tranquillisants.
-  Et vous n’avez pas eu envie de le consoler ? plaisanta le psychiatre.
-  Vos plaisanteries n’amusent que vous, il aurait quand même pu y rester.

Puis, après avoir visité ses derniers patients, qui ne l’étaient plus du tout, elle rentra chez elle.
Geneviève eut un frisson de brève panique quand elle vit que la voiture de son mari était garée devant chez elle. Elle se prépara à une scène, à toute vitesse, en toute urgence. Il n’y avait personne dans le salon. Elle résista à l’envie d’appeler : Paul ? ou Tao ?

La porte de la chambre était ouverte. Elle entra, et resta saisie : sur le lit, deux corps d’hommes enlacés, tête-bêche,  gémissaient de plaisir. Elle sortit précipitamment, fonça à sa voiture, et roula jusqu’à chez Brigitte. Personne. Elle repartit, cette fois chez Florence, qui était de garde, se rappela-t-elle. Une odeur de barbecue flottait aux alentours. Sur une balancelle, Pierre et Patrick sirotaient du pastis, pendant que Brigitte et Florence retournaient les brochettes. Devant ce cliché d’un bonheur domestique de notre siècle, elle fut prise d’un fou-rire incommunicable et accepta l’invitation qui lui fut faite de se joindre à eux.

*******

Après quelques scènes cinglantes et glaciales, Paul partit avec Tao. Tao devait mourir quelques mois après à Rotterdam d’une overdose. Paul le suivit cinq ans plus tard, mais c’est du sida qu’il mourut.

Geneviève est séropositive, mais, grâce à la trithérapie, elle ne se sent ni malade, ni condamnée. Elle élève sa fille Yasmina, une enfant aux traits doucement asiatiques née peu après sa rupture avec Paul - ce qui a fait jaser Muriel Danchot, mère presque en même temps :
-  Des partouzards, ces toubibs. Ca voudrait donner des leçons, a-t-elle ajouté en clignant de l’oeil vers un consommateur.

Geneviève sait que si elle meurt, ses deux associées, qui ont plaqué leurs chercheurs de fortune, ont déjà adopté sa fille devant notaire, en secret. Yasmina n’est pas séropositive.

Yvon suit une  psychothérapie qui promet d’être longue. Danielle, conviée au début par le thérapeute, s’est fait ligaturer les trompes et s’est inscrite dans un groupe d’expression corporelle et de gymnastique chinoise réunies. Elle ne se refuse plus systématiquement à Yvon, depuis qu’elle couche avec Baptiste, le moniteur de son groupe. Au contraire, elle est plutôt bonne fille quand elle revient de chez lui.

-   Mais ton mari ne se doute de rien ? demande Baptiste, un sourire en coin.
-   Penses-tu, il a mon cul de temps en temps, et comme il ne sait pas que je viens de chez toi, qu’est-ce que ça peut lui faire ? répond Danielle, angélique, avant de cueillir un baiser sur les lèvres de son amant. Elle lui caresse, d’une main légère comme un souffle, sa poitrine, son sexe, puis ses fesses, et  déguste amoureusement des yeux le corps qui  se tend au devant d’elle.
Et  Yvon, bien calmé par son traitement et la sollicitude de Danielle, va beaucoup mieux.


  FIN