l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


samedi 5 octobre 2013

LA SOIRÉE DES AMIS DU VIEUX SELONCOURT, le 4 octobre 2013


Les Passeurs.


Bonsoir, chers Amis. Je suis heureux de vous retrouver pour une nouvelle veillée. Ce soir, je vais vous raconter des histoires de Passeurs. Je ne sais pas s'il y a eu jadis des Passeurs dans notre Pays, ou plutôt si, je le sais : nous habitons à côté d'une frontière. Des Passeurs, il y en a eu par dizaines, Passeurs qui faisaient passer d'un monde terrible, de guerre, de persécution et de famine à un îlot de paix. Les contrebandiers font passer des marchandises, les trafiquants d'êtres humains font passer des personnes venant de pays pauvres dans nos pays qui le sont moins, mais ces trafiquants, à cause de leur rapacité, ne méritent pas le titre de Passeurs. Certains qui se sont enrichis pendant la dernière guerre ne le méritent sans doute pas non plus, c'est une autre histoire. Mais il reste de cette figure du Passeur dans notre pays quelque chose de bon, de noble, quelqu'un qui tend la main pour passer d'un monde à l'autre.

Dans les pays coupés en deux par une grande rivière, le Passeur transporte les voyageurs d'une rive à l'autre, sur sa barque. J'ai le souvenir d'un tel Passeur dans la ville de Bale. Son bac est attaché à un anneau qui coulisse sur un câble traversant le Rhin. C'est la force du courant qui fait déplacer l'embarcation selon la position du gouvernail. Mais jadis, là où il n'y avait pas de pont et où la rivière était trop profonde pour qu'on la traverse à gué, le Passeur était là pour la faire franchir aux voyageurs. Cette idée de passer d'un monde à l'autre est très forte et très ancienne. Ainsi, dans l'antiquité, quand on mourait, c'était un Passeur, Charon, qui vous faisait franchir le fleuve Styx séparant le monde des vivants du monde des morts. Mais ne nous attardons pas sur cette image funèbre. Pierre ! Pierre Rérat ! Qu'est-ce que je viens de dire ? Vous pouvez répéter ?
(...)
Dans le monde des vivants, il y a beaucoup d'autres Passeurs qui vous emmènent dans des endroits meilleurs ou simplement qui vous permettent de voyager. Visitez un vieux château fort : si vous avez la chance de tomber sur un guide talentueux, aimant ce qu'il fait, il vous emmènera avec lui au Moyen âge et vous verrez, assise à la fenêtre, la dame qui attend son mari parti en croisade.

Eh bien, je crois que, ce soir, nous sommes installés dans cette salle de classe comme si nous étions dans la barque d'un Passeur. Je pense à toutes ces maîtresses d'école, à tous ces maîtres d'école, qui ont fait franchir à des millions d'écoliers, filles et garçons, la frontière qui sépare un petit sauvageon d'un citoyen éclairé, nanti de son certificat d'études.
Ces maîtres d'école nous ont fait passer de la petite enfance à l'enfance, du giron de notre maman et du cocon familial à la communauté humaine. En nous tenant par la main, en nous apprenant à lire, à écrire, à compter, à trouver notre chemin sur une carte, à nous situer dans l'histoire de notre pays, ils nous ont tout doucement conduits au moment où nous pourrions prendre dans le monde notre place de vrais citoyens, apprendre un métier, que cela soit tout de suite chez un maître d'apprentissage ou de façon plus longue en suivant des études.

Ils nous ont appris la morale, le goût du travail bien fait à travers des cahiers du jour impeccables et des récitations bien apprises. Ils nous ont appris à vivre en groupe et non pas comme de petits bambins dans les jupes de leur maman ou de leur grand-mère.

Je parle des maîtres et maîtresses d'autrefois, ceux et celles que nous avons connus. Je suis sûr et certain que ceux et celles d'aujourd'hui ne déméritent pas, mais combien leur tâche est-elle devenue plus ardue, avec l'invasion des écrans, les exigences des parents et la perte des repères de jadis... Pour le meilleur ou pour le pire, selon les cas.

Danielle ! Danielle Scherler ! Répétez ce que je viens de dire ! Ce n'est pas parce que nous sommes dans une école mixte qu'il faut vous dissiper pendant les leçons d'histoire !

Cette classe me fait penser à un bateau, avec le maître d'école pour Passeur. Il nous emmenait dans des époques lointaines, au temps des Gaulois, de Jules César, au temps des châteaux forts et des croisades, puis des guerres de religion, de la méchante Catherine de Médicis et du gentil Michel de l'Hospital, au temps de la prise de la Bastille et de Napoléon.

Mais le maître nous faisait aussi voyager dans des pays lointains, dans les pays chauds avec des arbres géants et des hommes minuscules, au Sahara avec des Arabes enturbannés perchés sur des chameaux, pardon, des dromadaires. Il nous emmenait dans les pays froids peuplés d'Eskimo qui souriaient dans leur capuchon de fourrures, il nous emmenait dans des paquebots comme le Normandie qui saluaient la statue de la Liberté et les gratte-ciel de l'Amérique.

Je ne sais pas si mes camarades chahutaient, je ne crois pas, car mes maîtres étaient en général sévères. Mais quant à moi, j'étais suspendu à ces leçons et j'ai toujours la même émotion en découvrant un carton de vieux manuels scolaires.

La journée commençait par une belle leçon de morale, calligraphiée au tableau noir en dessous de la date. Hélas, c'est l'un des grands regrets de ma courte carrière d'instituteur, je n'ai jamais pu avoir une aussi belle écriture même en m'appliquant lorsqu'il s'agissait d'écrire au tableau. Puis c'était, du moins dans mes souvenirs, la leçon de lecture. Et là, encore des voyages merveilleux, des textes de Pierre Loti, de Victor Hugo ou de Henri Bosco. Je me souviens de plusieurs pages tirées de "l'enfant et la rivière", pages qui m'enchantent encore aujourd'hui presque soixante ans après. Mes maîtres ont été des Passeurs vers le monde merveilleux de la littérature, un monde qui me permettait déjà de voyager très loin les jours où une bronchite me retenait couché dans ma chambre. Et ce n'est pas la télévision qui peut jouer le rôle de Passeur. Ce n'est qu'une merveille de technologie, ce n'est pas un Passeur en chair et en os.

Annie, oui, vous, au fond, Annie Deldicque, vous resterez en retenue avec moi ce soir.

Mais ce sont mes souvenirs à moi. Peut-être les vôtres ne sont-ils pas aussi bons. Il y avait aussi des élèves malheureux, en classe, des élèves à qui l'on disait qu'ils n'étaient bons à rien, des élèves qui rêvaient en regardant les oiseaux par la fenêtre, comme dans le poème de Prévert. Ou d'autres petits ou petites qui étaient pauvres et qui n'avaient eu, pour leur petit déjeuner, qu'un oignon, et j'en ai connu une, moi qui vous parle ce soir. Tous ces enfants pour qui le bateau du Maître-Passeur ressemblait peut-être plus à une galère qu'à une embarcation de plaisance sont quand même devenus des grandes personnes et la plupart d'entre elles ont exercé de bons métiers et ont été de bons parents, malgré les punitions et les bonnets d'âne. Simplement, ils ne voient pas le Passeur avec les mêmes yeux que moi.

D'autres Passeurs n'étaient pas heureux dans leur métier, même s'ils l'exerçaient avec compétence et conscience. C'est le cas de notre ami Louis Pergaud, mal aimé de la population du Haut-Doubs qui n'appréciait pas l'école laïque, l'école du Diable. Aussi choisit-il une autre façon d'être un Passeur, en écrivant des romans avant que la guerre ne le fauche en pleine jeunesse, comme elle a fauché tous les pauvres jeunes gens dont les noms sont écrits sur les monuments aux morts. Mais je ne veux pas assombrir cette soirée avec de si tristes propos. Si seulement les guerres ressemblaient plutôt aux batailles homériques des Longevernes contre les Velrans, aux jolis mots fleuris de notre patois qui émaillent la Guerre de Boutons, des mots qui nous sont familiers au Pays des Cossis.
J'espère bien que vous ne quitterez pas votre place ce soir en disant à voix basse : "si j'aurais su j'aurais pas v'nu."

Notre P'tit Gibus à nous, ce pourrait être un petit garçon appelé "P'tit Cossi". Nous sommes en 1900. P'tit Cossi a 8 ans, il va rentrer au cours élémentaire de l'école de garçons. Ses parents travaillent dans une usine d'horlogerie où il espère bien entrer comme apprenti après avoir passé son certificat d'études. Nanti de ce précieux diplôme, P'tit Cossi peut envisager une belle carrière dans la ville aux trente usines. Avec du courage à la tâche, de la jugeote et deux mains habiles, tous les espoirs sont permis. C'est bien ce que lui enseigne son maître d'école, qui sait que les belles pages d'écriture, avec pleins et déliés, sont déjà la promesse d'ouvriers soigneux aimant la belle ouvrage. Et P'tit Cossi s'applique, fait de son mieux pour répondre aux espoirs que l'on met en lui, mais ce n'est pas facile de faire des devoirs à la maison quand il y a les petits frères et sœurs à garder ou même la vache à traire, quand il est assez grand pour le faire. P'tit Cossi aura quand même son certificat d'études et entrera bien en apprentissage. Il fera même une autre sorte d'apprentissage dans un bataillon scolaire, où il apprendra comment défendre la patrie et même mourir pour elle. À vingt-deux ans, P'tit Cossi revêtira l'uniforme pour une autre guerre que celle des boutons, la Grande Guerre. Pauvre P'tit Cossi, si il aurait sû, il aurait pas venu...

Quatre ans plus tard, il revient de guerre, trop sérieux pour un jeune homme de son âge. En même temps que son insouciance, il a laissé son surnom dans les tranchées. Mais on pourrait dire aussi que tous les jeunes gens dont on honore la mémoire le 11 novembre à Seloncourt s'appelaient P'tit Cossi... Quels sont les passeurs qui les ont emmenés dans ce chemin sans retour ? Leur nom est Légion, de l'Empereur d'Allemagne au Président de la République Française, de l'anarchiste Prinzip assassin de l'archiduc Ferdinand à la famille Krupp, mais aussi des instructeurs militaires au brave instituteur de l'école de garçons qui en ont fait de bons petits soldats pétris en chair à canon. Souhaitons maintenant trouver des Passeurs qui conduisent à la paix tous les hommes de la planète.

Mais P'tit Cossi, revenu de l'autre monde, est pressé de se marier et de planter une petite graine de Cossi. Ce sera un autre P'tit Cossi, je suis sûr que son papa n'y trouverait rien à redire. P'tit Cossi junior va lui aussi trouver le chemin de la communale, où un bon maître va lui faire passer le certificat d'études. Pas de bataillon scolaire cette fois-ci, mais de la gymnastique, à la Patriote.
P'tit Cossi II est un grand gaillard à la moustache virile. Avec sa casquette de travers, il attire les regards furtifs des filles de Seloncourt. Lui aussi part faire son service militaire en 1935. Mais la quille venue, il ne profite que peu de sa jeunesse et, à son tour, il est rattrapé par la Guerre. Après bien des péripéties et des évasions, c'est lui qui va devenir Passeur entre la France et la Suisse. Comme un Indien d'Amérique, P'tit Cossi II connaît par cœur tous les chemins, toutes les sentes, toutes les cachettes de la forêt comtoise. Il déjouera tous les pièges et finira la guerre en faisant le coup de feu en compagnie des Maquisards du Lomont. Il y croisera un autre Robin des Bois de la même trempe, un grand gaillard qui traversa même plus tard l'Atlantique pour aller couper les cheveux des Yankees !

On a du mal à se l'imaginer maintenant, mais à l'époque, P'tit Cossi,  c'était un vrai héros de roman d'aventures. Ne le cherchez pas dans l'assistance à cette veillée, mais plusieurs d'entre vous l'ont certainement connu. P'tit Cossi II, le Passeur de Liberté.

Et nous voici prêts à faire la connaissance de P'tit Cossi III. Cette fois, regardez autour de vous, car il est certainement ici ce soir. Si vous ne le voyez pas, c'est qu'il se promène quelque part dans l'exposition. P'tit Cossi III aime faire l'école buissonnière. Il va se promener dans la Combe de Thulay pour chercher des tritons dans les trous d'eau. Quelquefois, le jeudi ou pendant les vacances, une demoiselle travaillant à la douane, demeurant dans la rue des Sources, l'emmène avec un ou deux camarades pour découvrir les fleurs et les plantes rares qui y poussent. D'autres fois, c'est Pierre Mora, spéléologue amateur, mais chevronné, qui leur raconte comment il a découvert et exploré le trou du Chien. P'tit Cossi ne fait plus la guerre ni aux Velrans ni à personne et les passeurs qu'il rencontre sont le maître d'école, la demoiselle et le spéléologue. D'autres aussi, sans doute, mais je ne peux les citer tous. Bien sûr, il y a des Passeuses et même des P'tites Cossies, mais je parle de ce que je connais le mieux, les garçons, les P'tits Cossis, même si je n'en suis pas un moi-même.

Grâce à eux, notre P'tit Cossi III découvre des mondes qu'il aurait ignorés et que nul ordinateur, nul internet, ne lui aurait jamais permis de voir, de sentir, de toucher en écoutant les explications d'un aîné. Les liens que l'on tisse avec les Passeurs sont autrement plus riches et plus vivants que les informations qui circulent dans les câbles téléphoniques ou dans les ondes hertziennes. Les savoirs qu'ils vous transmettent ne peuvent pas se comparer avec l'amoncellement d'informations, vraies ou fausses, qui sont aujourd'hui à la disposition de tous.
Et l'on se figure que l'on connaît la planète parce qu'on a vu trois Ushuaïa, que l'on sait ce que c'est que l'aventure parce qu'on a regardé deux Koh Lanta et qu'on a tout compris de la vie de couple et de l'éducation des enfants grâce à la téléréalité.

Non, ça ne marche pas comme ça. Moi qui vous parle ce soir, je suis sûr qu'il faut toujours des Passeurs et je peux vous dire qu'il n'en manque pas.

Eh ! P'tit Cossi ! Arrête de te cacher dans le fond de la salle ! C'est à toi que je parle ! Viens donc ici, c'est toi la vedette, c'est à toi de passer au tableau ce soir. Non ? Qu'est-ce que tu dis ?
Si j'aurais su, j'aurais pas v'nu !

Il est trop timide, P'tit Cossi. Il ne viendra pas. Tant pis, je continue sans lui. Eh bien, P'tit Cossi, ou ta compagne P'tite Cossie, si tu es à l'honneur ce soir c'est que tu es toi-même devenu un Passeur. Passeur de mémoire, car, comme il est dit, lorsque tu ne sais pas où tu vas, regarde d'où tu viens.

Ce que nous font toucher les Passeurs des Amis du Vieux Seloncourt, c'est que nos aînés avaient, à leur manière, du génie, et qu'il ne tient peut-être qu'à la nouvelle génération d'en avoir autant qu'eux.

Nos aînés de Seloncourt et du Pays de Montbéliard étaient d'excellents ouvriers, capables de fabriquer des objets qui nous étonnent et qui suscitent notre admiration, à partir de ce qu'ils avaient sous la main, du minerai de fer, des cours d'eau pour l'énergie, de l'habileté dans leurs mains, des idées dans leur tête et beaucoup de courage. Quand on découvre le fruit de leurs travaux, on prend conscience qu'il n'y a pas que le temps présent, avec des tablettes tactiles, des téléphones portables, des objets de toute sorte fabriqués à l'autre bout du monde et que nous ne sommes plus capables de faire. Pour un peu, on en viendrait à croire qu'il y a peu de différence avec les hommes des cavernes et des paysans balourds, en sabot, dans les odeurs de purin, d'avant les voitures et les télévisions. On aurait presque honte de nos origines rustiques.

S'ils n'avaient pas inventé l'industrie agroalimentaire et les fast-foods, nos aînés étaient aussi d'excellents paysans, capables de réaliser un ingénieux système d'irrigation dans la vallée du Glan. À quelques kilomètres de chez nous, des réfugiés mennonites avaient sélectionné la race montbéliarde.
Tout comme les ouvriers avaient su tirer les matières premières du sous-sol et l'énergie des rivières, les paysans savaient faire produire à la terre la nourriture, mais aussi le vin, la bière et les étoffes à travers le chanvre et la soie. Et tout ce savoir-faire serait voué à l'oubli sans vos efforts. Il ne s'agit pas de nostalgie, tout n'était pas rose dans le temps jadis. Il s'agit de ne pas être amnésique et nous vivons une époque d'amnésie contagieuse.

Et tout ça s'est transmis de P'tit Cossi en P'tit Cossi, vaille que vaille, jusqu'à aujourd'hui et cette exposition. Oui, P'tit Cossi, quand tu feras visiter nos trésors aux enfants des écoles lundi, tu seras toi-même un Passeur irremplaçable. Alors arrête de te cacher, veux-tu, sinon le maître va t'appeler au tableau pour te faire réciter une fable de La Fontaine. Allons, P'tit Cossi, reviens t'asseoir dans notre salle de classe.

Pour faire passer les voyageurs d'une rive à l'autre, les Passeurs avaient une barque. Ici, dans ce voyage dans le temps, nous avons plusieurs moyens de transport. Cette salle de classe, bien sûr, mais aussi toutes ces expositions préparées pendant des dizaines d'heures, avec les plus grands soins, comme on prépare un voyage dans un pays lointain. On prévoit des explications, des visites guidées, des reconstitutions, pour que les voyageurs aient leur content de dépaysement. On invite des Passeurs locaux, pas des Cossis, comme un certain Claude et sa complice Nicole pour nous emmener voir d'autres métiers, d'autres tableaux vivants, d'autres tranches du passé. Je crois même que ces deux-là m'ont emmené, moi qui vous parle, dans une carriole à cheval sur le plateau des trois villages, et que j'étais coiffé d'un Grand Gibus. Mais, même en frissonnant dans ma redingote, dans la bise crue de ce mois de juin 2013 où il neigeait encore, je n'ai pas dit :
Si j'aurais su j'aurais pas v'nu !

Il y a un véhicule pour lequel j'ai une tendresse particulière et vous allez tout de suite deviner duquel je parle : c'est le Petit Train, bien sûr, qui nous emmène dans le passé de la vallée, mais aussi dans le passé de notre association. Ce petit train qui transporte tous nos souvenirs et la mémoire de tous nos Amis. C'est parce qu'il incarne beaucoup plus que la reconstitution du T.V.H., il incarne l'amitié, le don de son temps à une œuvre collective, quelque chose de gratuit, de pas monnayable, que l'on offre aux visiteurs de l'exposition. Il nous transporte avant 1932, quand le tacot desservait toute la vallée en voyageurs et en marchandises, mais aussi en 1991 et après, quand toute l'équipe des Amis en fit la reconstitution.
Chacune de ses sorties est une aventure, mettant à contribution les équipes de maintenance qui ont pris la relève de Jean-Marie alias Mac Gyver. Au temps des premières automobiles, il était obligatoire de faire précéder celles-ci par un homme muni d'un drapeau rouge afin d'avertir les innocentes populations du danger que représentaient ces bolides infernaux. Nous en sommes presque là, mais pour des raisons opposées, quand il s'agit d'insérer ce visiteur venu des couloirs du temps dans la circulation de l'ancienne rue du tramway.

Et c'est à moi que revient ce soir le redoutable honneur d'être Passeur à mon tour, le temps d'une soirée. Le vaisseau où je vous embarque est une salle de classe et l'époque où je vous conduis est celle où vous étiez encore sur les bancs de l'école. Au lieu de préparer une génération au certificat d'études, j'essaie de transporter des grandes personnes au temps de leur enfance, quand elles écoutaient des histoires. Et, pour ce soir, écoutez la cloche. La visite est terminée.
Je veux qu'on sorte en rangs et en silence.