l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


mardi 27 mars 2012

KAMA SOUTRA






KAMA SOUTRA.




Yvon entra dans la salle d’attente, qui était vide, et s’assit sur un siège en métal noirci, aux formes design et à l’apparence fragile. Il se pencha pour attraper une revue défraîchie sur la pile qui débordait de la table, écarta plusieurs “Elle”, deux “Action Automobile”,  un “Express” de huit mois, puis revint sur un des “Elle” dont la couverture annonçait :  “Spécial FESSES : 55 pages postérieurement correctes”. Il se recula sur son siège et commença à feuilleter le journal, passant sur les publicités tous azimuts pour chercher l’article annoncé.

  Il n’eut pas le temps de trouver de quoi rêver, la porte s’ouvrait, et une femme d’une quarantaine d’années, chataine, bien faite mais d’une mise sévère, lui fit signe d’entrer. Il se leva. Lui même était âgé de trente-sept ans, petit, les cheveux noirs et bouclés, et donnait l’air d’une perpétuelle agitation. Il la suivit, et aucun balancement de hanches ne vint le distraire du but de sa visite. Elle s’assit derrière son bureau et, d’une voix grave, sobre pourrait-on dire, elle l’invita à s’asseoir en face d’elle. Puis elle le fixa d’un regard interrogatif.
-  Hum ... bonjour madame.
-  Bonjour monsieur.

Yvon était décontenancé. Les plaques posées à l’entrée du cabinet médical mentionnaient trois médecins, dont le docteur G. Laplace, ancien interne de la Faculté de Paris. Il avait pensé à un Georges, à un Guy, mais pas à une Geneviève. Ce qu’il avait à dire avait du mal à arriver jusqu’à ses lèvres. Mais il était bien obligé.

-    Je ne suis pas malade, mais j’ai besoin d’aide quand même, se lança-t-il.
Le visage du docteur Laplace le questionna d’un air encore plus sérieux qu’à son entrée.

-  Je suis ici en vacances, et j’ai peur de finir par avoir certains troubles du comportement, parvint-il à articuler.

Aucune expression nouvelle n’apparut sur le visage qui lui faisait face.
-   Voilà. C’est sans doute à cause de l’été, mais j’ai très souvent envie de faire l’amour. Je suis marié, nous sommes avec ma femme et nos deux gosses dans le village E.D.F., et elle ne veut jamais. Plus les jours passent, plus ça me cherche. Je me retiens pour ne pas lui faire de scène. Mais le pire, c’est sur la plage. Il y a des femmes excitantes partout, quelquefois elles sont toutes nues. J’ai du mal à ne pas les regarder, j’ai peur que ça se remarque, j’ai même peur de craquer et de leur sauter dessus ...
Le Docteur l’interrompit pour demander, sans l’ombre d’un sourire, ni de sympathie ni de moquerie :
-  Et quand vous regardez ces femmes sur la plage, vous regardez plus  ... certaines parties de leur corps  ?
-  Oui. 
(Il n’osa pas dire lesquelles.)
-  Et vous avez peur de quoi ? de leur sauter dessus ?
-   Oui. J’ai peur de craquer. J’ai peur que ça se voie.

Le Docteur se mit en arrière sur sa chaise, et réfléchit pendant quelques secondes. Puis elle invita Yvon à aller s’allonger pour lui prendre la tension. Il s’assit sur la table, se demanda s’il pouvait poser ses pieds dessus puis décida que oui en voyant le papier ménage prévu,  se coucha et  se laissa faire en fixant le plafond.
-  18-11.  C’est un peu trop pour un vacancier. Allez vous rasseoir.

Yvon reprit place dans le fauteuil, face au bureau.
-  Je vais vous donner un calmant léger si vous avez du mal à dormir. Mais je voudrais aussi vous expliquer quelque chose. Je suis une femme.
A ce moment Yvon se demanda pendant une fraction de seconde ce qui allait se passer entre eux deux. Mais le visage sérieux ne portait aucun signe d’invite.
-  Comme femme, je voudrais vous dire que nous ne sommes pas autant que les hommes obsédées par l’idée de faire l’amour. Nous n’en éprouvons pas aussi souvent l’envie, ni le besoin. Votre femme n’en a pas envie, ça ne veut pas dire qu’il y a quelque chose qui cloche dans votre couple. Avec une autre vous auriez peut-être le même problème. Ce n’est pas la peine de lui faire des scènes. Vous pouvez peut-être éviter la plage, faire des marches dans l’arrière pays, ou du vélo. Revenez si ça ne va pas.

Elle se leva. et le raccompagna à la porte. Il fut content qu’elle ne lui tende pas la main, il avait les paumes moites.

*******

Yvon sortit du cabinet médical d’un pas saccadé et se dirigea vers la pharmacie de la petite ville des Landes où il passait ses vacances en famille. Il acheta le calmant prescrit et partit faire un tour avant de rentrer au village E.D.F., à la fois pour calmer son énervement et tâcher de retrouver une contenance. Il ne savait pas quelle mine il allait faire à sa femme, et se sentait ridicule, quoi qu’il décide de faire ou de dire. Il finit par s’asseoir à l’ombre d’un parasol, sur une terrasse,  devant une table de bistrot, et commanda un demi. Puis il se leva pour aller choisir des cartes postales : autant se débarrasser de la corvée estivale maintenant, ça meublerait ce temps perdu dont il ne voyait pas comment sortir.

Il avala un comprimé de calmant avec une gorgée de bière et commença à écrire.
Restée seule, le Docteur Geneviève Laplace remplit quelques papiers avant de  faire entrer le patient suivant - qui était une patiente. Le téléphone sonna.
- Oui, Docteur Laplace ?
- ....
-  Non, Pierre, Brigitte est en visite. Non, je ne sais pas quand elle rentre. Bonne journée, Pierre.

La voix n’avait marqué aucun signe d’impatience.  Pourtant le Docteur Laplace pensait : il ne s’est sûrement pas beaucoup fatigué aujourd’hui. Il devrait comprendre que le travail de Brigitte est trop prenant pour qu’on la dérange à tout bout de champ.

Sa collègue Brigitte Vandevelde s’était récemment séparée de son mari, ingénieur aéronautique, et s’était mise en ménage avec un plombier plutôt flemmard, un peu chevelu, qui délaissait volontiers les chantiers pour le bistrot. Mystères des sentiments. De l’avis général, Pierre Gondard profitait des ressources de sa compagne, belle, intelligente et, pour un marginal, plutôt bourgeoise. Elle devait l’aimer, pas de doute là-dessus. Et lui sans doute l’aimait moins. La troisième associée du cabinet médical, Florence Pagnot, n’était pas mariée et vivait avec un garçon qu’elle avait rencontré pendant ses études. Chômeur, il avait répondu à une petite annonce de Florence qui cherchait quelqu’un pour l’initier à l’informatique.

Il lui avait montré comment utiliser son ordinateur pour taper sa thèse, et leurs deux têtes rapprochées devant l’écran avaient fini par se tourner l’une vers l’autre. Florence était jolie, et n’avait jamais trouvé le temps de s’occuper des garçons pendant ses études. Elle était tombée amoureuse d’un bloc, et d’autant plus fort que son Patrick, s’il en connaissait plus long qu’elle sur le Kama Soutra, ne partageait que tièdement sa passion.

Geneviève Laplace était toute rêveuse. Son compagnon à elle, joueur de cor dans un quintette de cuivres, était en général en déplacements, soit pour des concerts, soit pour enregistrer. Elle ne pouvait pas se plaindre d’être importunée par ses assauts. Elle aurait vaguement souhaitée être mère, par contre, mais ne voyait pas trop comment une telle chose pourrait arriver. D’autre part, sa vie était organisée de telle façon qu’une maternité l’aurait en quelque sorte dérangée. Tout allait très bien comme ça. Elle se demandait seulement ce qui se passait chez le monsieur qui était venu consulter, et chez ses deux associées. Toutes ses études lui soufflaient : les glandes. Alors, tout en se sentant vaguement vide, elle les plaignit un bref instant.
Geneviève Laplace avait dû rester quelques minutes dans sa rêverie. Dans la salle d’attente quelqu’un se raclait bruyamment la gorge. Elle sursauta comme si elle était réveillée en sursaut et alla ouvrir à la patiente qui devait trouver le temps long.

-  Mademoiselle Danchot ?
-  Docteur, je crois que je suis enceinte.

Muriel Danchot, jeune femme célibataire de vingt-cinq ans, n’avait rien d’attirant. Pourtant, ses traits un peu vulgaires, sa peau et ses cheveux gras, ses vêtements pas toujours très nets, n’empêchaient pas les hommes de défiler dans son studio. Elle les accueillait pour le plaisir, son travail de vendeuse dans une graineterie de la ville voisine lui procurait de quoi vivre et elle ne se prostituait pas. Par quel autre mystère des hommes mariés avec des femmes belles, sensibles, intelligentes, finissaient-ils dans ses draps gris de crasse ? Autre question à laquelle Geneviève Laplace n’avait pas de réponse. D’ailleurs elle avait assez perdu de temps à ces sornettes, décida-t-elle soudain en commençant à interroger sa patiente. 

L’après-midi s’étirait. Le patient suivant, qui serait le dernier, n’était pas du coin. C’était un jeune homme aux traits asiatiques, à l’air buté. Ses mains tremblaient. Il entra et referma violemment la porte sur la salle d’attente vide, puis sortit un cran d’arrêt et dit d’une voix brève :
-   De la méthadone, de la morphine, tout ce que vous voulez, mais je vous saigne si vous me laissez comme ça.

*******

Yvon en était à son troisième demi. Les cartes postales étaient rédigées, et il ne savait toujours pas qui il devait être pour retrouver sa famille. Il se recula sur sa chaise , et fit semblant de regarder un dépliant touristique, tout en écoutant ce qui se passait autour de lui. Deux types  s’étaient assis à côté et parlaient fort.

- Faudrait quand même que je finisse le chantier. J’ai bouffé tout l’accompte, et j’ai à peine commencé à casser l’ancienne installation.
Celui qui avait parlé était un homme d’une trentaine d’années, les cheveux dans le cou, les doigts jaunes de tabac. Il était vêtu d’une salopette et d’un T-shirt qui découvrait ses avant-bras bronzés et velus.
-  Te casse pas le cylindre, Pierrot. Il fait beau, on n’est pas malade, on n’est pas en prison. Si tu veux, je peux venir t’aider ?
-   Mais tu connais rien à la plomberie. T’étais programmeur.
-  Ca sera toujours mieux que de glander toute la journée. Même si tu me payes pas, ça m’apprendra des trucs. On sait jamais, ça peut toujours servir.

-   J’ai pas envie de travailler. J’ai pas envie de rentrer, Brigitte va ma regarder et ça m’énerve.
-  Vous remettez ça ?, lança-t-il brusquement au serveur qui débarrassait une table voisine.

Yvon regarda les deux consommateurs à la dérobée derrière ses lunettes de soleil. Le programmeur avait le même âge que l’autre, la trentaine, il était châtain, barbu, habillé baba cool.

- Fait chier. On peut même pas dire qu’on va partir au soleil, on y est déjà.
-  Justement, on n’a qu’à profiter. Y a des minettes plein la plage.
-  C’est pas que je sois en manque.Brigitte est bien foutue. Elle dit jamais non. Mais je sens  qu’elle désapprouve mes journées et ça me gâche la vie.
-  Tu te sens pas libre, quoi.
-   C’est ça. Y a qu’ici que je me sens libre. Je voudrais bien une piaule pour écouter du blues avec des potes, avec des cendriers pas vidés. Elle est gentille, elle a un beau cul, mais elle me colle.
-  Mais t’aurais plus de fric, faudrait bien bosser.
- Tu l’as dit bouffi. Je sais pas quoi faire.
- Finis ton demi, qu’on recharge. Moi c’est un peu pareil avec Florence. Sauf que toi tu pourras toujours trouver un petit dépannage au noir si tu crèves la dalle, alors que moi plus personne ne me prendrait en informatique.

Yvon pensait à son travail à E.D.F. et à sa femme. Il aimait ses deux gosses, un garçon de dix ans et une fille de huit, et si sa femme ne l’avait pas autant énervé par ses refus il l’aurait aimée aussi, pensait-il. Même si l’idée de tout plaquer quand il n’avait pas pu baiser l’effleurait, ça lui était insupportable d’imaginer un divorce simplement à cause de ça. Et ces deux types n’étaient pas contents. Le monde était vraiment bizarre. Yvon l’aurait trouvé encore plus bizarre s’il avait su que ses deux voisins de bar avaient pour compagnes les associées du Docteur Laplace.

*******

- Je vais vous donner ce que vous voulez.    
Il n’y avait rien d’autre à faire devant un malade saisi d’une telle crise de manque.  Geneviève Laplace se leva pour aller chercher une boîte de méthadone. Son visiteur bondit, et lui serra le poignet à lui faire mal.
- N’allez pas faire de connerie, hein.
Des  larmes de douleur dans les yeux, elle parvint à répondre :
-  Je vous donne ce que vous voulez, mais je vous demande de rester quelques minutes  ici pour que je regarde si vous n’êtes pas malade. Vous avez ma parole que ce n’est pas pour vous dénoncer. Je suis médecin, pas flic. Et vous n’êtes sûrement pas en bonne santé.
Tao prit la boîte de comprimés, la déchira, en avala un avec le verre d’eau qu’elle lui tendait. Progressivement le manque cessa de le faire souffrir, et il commença à entrevoir qu’il pourrait peut-être tirer profit de la situation. Geneviève lui prit la tension, fit une grimace qu’il ne vit pas, examina les bras couverts de piqûres pas nettes, désinfecta un peu, et, voyant que l’apparence de son patient était plus calme, commença doucement à le questionner :
-  Est-ce que vous mangez tous les jours correctement ?
-  Si j’avais du fric. Mais tu peux peut-être m’en donner ?
- Je veux vous aider. Pas parce que vous me menacez, mais parce que c’est mon métier de soigner les gens, et vous êtes malade. Si vous laissez votre couteau ici, je vous emmène chez moi pour parler un peu.

Geneviève ferma le cabinet, après avoir mis le téléphone sur répondeur. Elle n’était pas de garde, son mari était parti en déplacement, et elle sentait de plus en plus nettement  qu’elle devait aider ce jeune homme, sans savoir trop comment. Elle s’en sentait en tout cas la force.

Arrivée chez elle, elle lui proposa de couler un bain. Cela l’apaiserait  sans doute, et de toute façon il en avait bien besoin, vu son état de saleté. Il tremblait, de fatigue, de la tension de ne jamais savoir s’il aurait sa dose à temps. Elle lui donna une autre boîte de méthadone pour qu’il se sente rassuré à ce sujet et le laissa dans la salle de bains après avoir disposé des serviettes propres et un peignoir. Puis elle s’occupa de faire à manger. Un repas ? Qu’est ce qui serait bon pour lui, aurait-il faim ? Fallait-il mettre du vin sur la table ?

Elle disposa sur une table basse un repas froid, avec des olives, du chorizo, des feuilles de vigne farcies, de la feta, des fruits, pas d’alcool, se réservant d’ouvrir une bouteille de Chianti s’il insistait. Elle était résolue à attendre qu’il parle, qu’il se confie, s’il arrivait à se détendre. Elle s’imaginait le présentant à un groupe de réinsertion.

Lui, dans le bain moussant, avait envie de fumer, et échafaudait des projets bancals pour soutirer du fric ou de la dope. N’ayant rien à fumer, il commença à avoir vaguement faim. Il sortit du bain, s’essuya, enfila le peignoir et la rejoignit au salon. Elle était belle, mais aussi aguichante qu’une pastoresse luthérienne, pensa Tao qui avait eu le privilège d’en rencontrer chez les Scouts. Soudain intimidé, il demanda s’il pouvait fumer.

Elle alla chercher un cendrier en lui offrant de grignoter ce qui lui faisait plaisir. Il commença à manger une olive, puis une autre.
-  J’aurais bien bu un pastis.
-  Il me reste un fond d’Ouzo, répondit-elle, et elle se leva pour aller chercher la bouteille au bar.
Elle le servit, puis, incapable d’attendre qu’il soit repu :
- Racontez-moi comment vous vivez.
Il se renfrogna.
-  Bon, vous me raconterez plus tard, dit-elle en prenant une olive.

*******

Yvon rentra au village vacances à l’heure du repas. Sa famille était déjà attablée  et mangeait gaiement des frites. Sur les plateaux de plastique écornés figuraient des petits pots de glace et des jus de fruits. Il alla faire la queue avec son plateau, qu’il garnit d’une brochette, de ratatouille, de fromage de chèvre et d’une demi bouteille de côte de Provence. Quand il s’assit près des siens, ils en étaient à la glace, et l’ignorèrent, pris dans leurs rires complices. Il mangea, l’esprit ailleurs, malheureux. Sa femme Danielle proposa aux enfants une promenade, et il se dépêcha d’engouffrer ce qui restait pour les accompagner, sombre. Comment me voient-ils ? Je suis rabat-joie, pensa-t-il. Il était déjà sûr que, les enfants couchés, sa rancoeur des refus passés bloquerait les avances qu’il aurait voulu faire à sa femme. Il avala encore un comprimé pour trouver le sommeil plus facilement. Ne pouvant pas dormir, il sortit faire un tour.

*******

- Je peux quand même vous demander votre nom ? questionna gentiment Geneviève.
- Tao, répondit le jeune homme, en raflant une rondelle de chorizo.
-  Vous avez une famille ?

Subitement, il se mit à pleurer. Surprise par cette détresse inattendue, elle le prit dans ses bras et le berça, en répétant :
- Pauvre petit, pauvre petit ...

La tête brune blottie contre sa poitrine cherchait ses seins. Puis il se redressa et l’embrassa malgré qu’elle détourne la tête dans une dernière protestation de forme.
-  Tao, je suis mariée ...

Comme enragé, Tao la bascula sur le canapé, l’embrassa encore et se pencha pour trousser haut le tailleur beige. Il arracha presque le slip et plongea la tête entre ses cuisses, comme un Bédouin qui aurait trouvé une source après des jours de marche dans le désert. Elle haletait, sans résistance. Quand ils furent un peu assouvis, Tao la retourna à plat ventre.

Le postérieur d’un blanc crémeux, à la rondeur parfaite, au grain de peau délicat, n’évoquait plus en rien une pastoresse luthérienne (malgré que l’Eternel, qui avait créé les orchidées, les couchers de soleil et les clairs de lune, dans son amour de l’Humanité, ait certainement doté les pastoresses d’un postérieur). Tao posa ses mains sur les tendres hanches de Geneviève, et les souleva avec douceur

Elle accompagnait le mouvement comme une danseuse se laisse conduire, et il la pénétra voluptueusement, avant de la chevaucher lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Geneviève, le visage caché sous ses cheveux châtains, gémissait doucement, sans penser. Il finit par s’effondrer sur elle, et écarta de sa bouche la chevelure pour poser ses lèvres sur la joue enflammée de plaisir.

*******

Pierre et Patrick sortirent en titubant d’une camionnette, qui les avait ramenés par miracle jusque devant la villa de Brigitte Vandevelde, après des libations répétées et des projets de plus en plus confus. Pierre eut du mal à mettre la clé dans la serrure, et entra en jurant. Patrick le suivit, et ils se dirigèrent vers le bar du salon pour voir ce qu’il restait à boire. Brigitte ne s’était pas levée à leur entrée, et maintenant pleurait doucement.

La table était mise pour deux, et elle avait préparé le repas que son amant préférait. C’était déjà froid.

Pierre alla vomir en se cognant aux murs. La porte des toilettes, restée ouverte, ne laissait rien ignorer de ses déboires. Patrick se tourna vers Brigitte et lui déclara d’une voix pâteuse :
-  Il vous aime, Brigitte. C’est parce qu’il est malheureux qu’il a bu comme ça. Et il est malheureux parce qu’il vous fait souffrir. Vous comprenez, hein, Brigitte ?
Ravalant ses sanglots, Brigitte lui répondit :
- Rentrez chez vous, Patrick. Florence aussi doit vous attendre. Je vais vous raccompagner, ajouta-t-elle en voyant qu’il perdait l’équilibre.

Elle le laissa devant chez son associée, peu soucieuse d’assister aux retrouvailles. Quand elle rentra chez elle, Pierre cuvait tout habillé sur la banquette du salon. Elle jeta le repas à la poubelle et alla se coucher avec un somnifère.
Dans la camionnette cuvait également un autre homme, que les deux copains avaient rencontré au café. Ils ne savaient rien de lui sinon qu’il s’appelait Yvon. L’inconfort de sa position et le froid du petit matin le réveillèrent. Il se demanda où il était.

Il sortit, alla pisser contre une murette, et regarda la villa cossue, de style méridional, devant laquelle il avait passé la nuit. Il ne savait pas comment rentrer au village E.D.F., et ne pouvait pas sonner à cinq heures et demie du matin pour demander son chemin, même si c’était là qu’habitait un de ses compagnons de beuverie. Il se rappela vaguement de projets de voyage à Avignon. Il décida de s’allonger contre la murette, côté intérieur de la propriété, de telle façon qu’on ne puisse pas le manquer en sortant de la maison - en plus, le soleil le caressait agréablement. Encore ivre, et imprégné de tranquillisant, il se rendormit béatement.

A huit heures, il fut réveillé par une injonction sèche :
-  Debout. Ma maison n’est pas un asile pour les ivrognes.
Il se redressa sur un coude, et contempla une belle femme brune, mince, attirante, mais pour l’heure complètement furieuse.
-  Comment êtes vous arrivé ici ? Vous avez passé la soirée avec Pierre ? Je vous demande de déguerpir, vous êtes tout juste bon à le faire boire, il n’a rien à faire avec des gens comme vous.
-  Je voudrais bien, mais je me suis perdu. Je cherche le village E.D.F.
-  Quel village E.D.F. ? Qu’est ce que vous essayez de me raconter ?
- Je suis en vacances au village familial E.D.F., par le comité d’entreprise. C’est en allant vers la mer quand on est au centre ville.
-  Au village familial ! Je vais vous ramener, dans votre village familial, dit-elle en appuyant sur ces derniers mots. Il y en a bien pour dix kilomètres et je vais dans la direction. Comme ça, au moins, je serai sûre de ne plus vous voir ici.

Il monta dans le coupé de la dame brune, qui sentait bon, en plus d’être belle. Elle conduisit vite, dans un dédale de lotissements dont il ne serait jamais sorti seul. Arrivée devant le cabinet médical, elle gara sa voiture et lui fit signe de descendre :
-  Voilà, c’est à un kilomètre par là, toujours tout droit.
-  Merci, madame. Merde, pensa-t-il, dire que j’aurais pu tomber sur elle cet après-midi.

*******

Geneviève n’osait pas réveiller Tao, qui dormait si bien. Elle n’osait pas non plus le laisser seul dans la maison. Elle finit par se décider à lui caresser doucement l’épaule, après avoir posé une tasse de café fumant sur la table de chevet.
-  Tao, il faut que tu m’écoutes avant que j’aille travailler.
-  Je n’ai pas envie de bouger. Laisse-moi ici, je ferai le ménage.

Il ouvrit les yeux :
- Ton mari ne risque pas de rentrer ?
- Non, on est tranquille jusqu’à la semaine prochaine.
-  Alors laisse-moi. Bon courage. dit-il en se retournant, l’oreiller sur la tête.
Elle sortit sur la pointe des pieds.

Elle gara sa voiture devant le cabinet médical et s’apprêta à rendre sa première visite. Rien d’urgent à l’horizon, des personnes âgées qu’elle voyait régulièrement, un gosse avec une angine dont la mère avait téléphoné à huit heures. Elle se refusa à faire des projets d’avenir, c’était impossible, et Dieu merci son travail ne lui permettait pas de rêver. Elle se sentait dans son corps comme elle ne s’était jamais sentie, et ça la portait à être plus souriante que d’habitude, sa façon à elle d’avoir envie d’embrasser tout le monde. Même le danger d’avoir eu un rapport sexuel sans préservatif lui paraissait lointain. Il faudra quand même que nous fassions des tests, décida-t-elle, sans angoisse.

*******

Yvon trouva sa famille en train de prendre le petit déjeuner. Danielle le salua d’un air distrait. Son petit garçon Sylvain lui demanda :
-  Ou est-ce que tu étais, papa ?
Mais la question ne portait aucun jugement, les papas ont des occupations mystérieuses qui les retiennent parfois sans qu’un gamin s’en inquiète. La petite fille, Anne, vint se mettre sur ses genoux.
- Tu me lis un livre ?
   
Il ne pouvait pas refuser. Il avait envie de pleurer, et de dormir. Mal à la tête. Les mains qui tremblaient. Il lut une histoire à Anne d’une voix un peu fébrile, comme ses mains quand il tournait les pages. Puis comme tout le monde se préparait à aller à la plage, il alla se coucher dans la chambre aux volets fermés sans donner d’explication. On ne lui en demanda d’ailleurs pas.
Sur son lit, sans crainte d’être dérangé, Yvon se sentit à nouveau envie de faire l’amour, ou plutôt de satisfaire son imagination. Les images tourbillonnaient, et il revenait toujours à l’évocation de Danielle, de sa chair familière qui l’obsédait. Il commença à se caresser doucement, puis renonça, furieux contre lui-même, non pas qu’il avait un interdit à ce sujet, mais parce qu’il se contenterait à nouveau d’un ersatz, une fois de plus, comme un adolescent ridicule. Puis il changea encore d’avis et décida que ça le détendrait peut-être, et que demain serait un autre jour.

Le mal de tête allait croissant au fur et à mesure qu’il se concentrait pour obtenir une évocation plus précise du corps de sa femme.
A la fin, crispé comme un constipé sur le trône, il tira quelques gouttes de sa verge à demi érigée. Dépité,  pas plus détendu qu’avant, il se tourna rageusement sur le côté pour essayer de trouver le sommeil. N’y parvenant pas, il se leva pour prendre un comprimé, et, sur une impulsion, comme s’il réglait un vieux compte avec toute l’humanité, il avala tout le contenu du paquet. puis il attendit, un peu angoissé.

*******

Le Docteur Laplace se rendait, sans trop s’alarmer, au village E.D.F. après un coup de téléphone. Un pensionnaire avait fait une tentative de suicide aux tranquillisants. Arrivée sur place, on la conduisit à une chambre, où une femme et l’infirmière du camp assistaient un homme brun, pâteux, qui s’efforçait à vomir dans une cuvette. Elle reconnut son patient de la veille, et partit avec lui en suivant l’ambulance des pompiers qui avaient été appelés en même temps qu’elle. De ce ringard aussi elle était responsable, pensa-t-elle.

     Yvon fut pris en charge à l’hôpital, ses jours n’étaient pas en danger. Lavage d’estomac, puis repos. Lui indiquer une psychothérapie quand il va émerger, pensa le Docteur Laplace. Elle prit aussi le temps de parler à sa femme.
-  Votre mari a des problèmes professionnels en ce moment ?
-  Non. Pas de graves en tout cas, Docteur.
-  Des problèmes affectifs ? demanda doucement le Docteur.
-  Non. Il est nerveux depuis le début des vacances, concéda Danielle.
-  Nous n’avez aucune idée de la cause de cet énervement ?
-  Non, conclut Danielle avec un geste d’agacement.

Il était trop difficile de trouver le biais pour parler de la consultation qu’elle avait donné à Yvon. Geneviève se rappelait aussi ses propres paroles :  je suis une femme. Elle se rappelait aussi de la nuit qu’elle avait passé avec Tao. Son visage ne montra aucun trouble, aucun doute, quand elle suggéra :

-   Il faudra qu’il voie un psychologue quand il ira mieux. Éventuellement vous aurez peut-être à participer au traitement, au moins en allant discuter avec ce psychologue. Vous pouvez rejoindre vos enfants, votre mari est hors de danger.

Avant de retourner à son cabinet, Geneviève eut une entrevue avec le psychiatre de l’hôpital, c’était le minimum de la part du médecin qui avait prescrit les tranquillisants.
-  Et vous n’avez pas eu envie de le consoler ? plaisanta le psychiatre.
-  Vos plaisanteries n’amusent que vous, il aurait quand même pu y rester.

Puis, après avoir visité ses derniers patients, qui ne l’étaient plus du tout, elle rentra chez elle.
Geneviève eut un frisson de brève panique quand elle vit que la voiture de son mari était garée devant chez elle. Elle se prépara à une scène, à toute vitesse, en toute urgence. Il n’y avait personne dans le salon. Elle résista à l’envie d’appeler : Paul ? ou Tao ?

La porte de la chambre était ouverte. Elle entra, et resta saisie : sur le lit, deux corps d’hommes enlacés, tête-bêche,  gémissaient de plaisir. Elle sortit précipitamment, fonça à sa voiture, et roula jusqu’à chez Brigitte. Personne. Elle repartit, cette fois chez Florence, qui était de garde, se rappela-t-elle. Une odeur de barbecue flottait aux alentours. Sur une balancelle, Pierre et Patrick sirotaient du pastis, pendant que Brigitte et Florence retournaient les brochettes. Devant ce cliché d’un bonheur domestique de notre siècle, elle fut prise d’un fou-rire incommunicable et accepta l’invitation qui lui fut faite de se joindre à eux.

*******

Après quelques scènes cinglantes et glaciales, Paul partit avec Tao. Tao devait mourir quelques mois après à Rotterdam d’une overdose. Paul le suivit cinq ans plus tard, mais c’est du sida qu’il mourut.

Geneviève est séropositive, mais, grâce à la trithérapie, elle ne se sent ni malade, ni condamnée. Elle élève sa fille Yasmina, une enfant aux traits doucement asiatiques née peu après sa rupture avec Paul - ce qui a fait jaser Muriel Danchot, mère presque en même temps :
-  Des partouzards, ces toubibs. Ca voudrait donner des leçons, a-t-elle ajouté en clignant de l’oeil vers un consommateur.

Geneviève sait que si elle meurt, ses deux associées, qui ont plaqué leurs chercheurs de fortune, ont déjà adopté sa fille devant notaire, en secret. Yasmina n’est pas séropositive.

Yvon suit une  psychothérapie qui promet d’être longue. Danielle, conviée au début par le thérapeute, s’est fait ligaturer les trompes et s’est inscrite dans un groupe d’expression corporelle et de gymnastique chinoise réunies. Elle ne se refuse plus systématiquement à Yvon, depuis qu’elle couche avec Baptiste, le moniteur de son groupe. Au contraire, elle est plutôt bonne fille quand elle revient de chez lui.

-   Mais ton mari ne se doute de rien ? demande Baptiste, un sourire en coin.
-   Penses-tu, il a mon cul de temps en temps, et comme il ne sait pas que je viens de chez toi, qu’est-ce que ça peut lui faire ? répond Danielle, angélique, avant de cueillir un baiser sur les lèvres de son amant. Elle lui caresse, d’une main légère comme un souffle, sa poitrine, son sexe, puis ses fesses, et  déguste amoureusement des yeux le corps qui  se tend au devant d’elle.
Et  Yvon, bien calmé par son traitement et la sollicitude de Danielle, va beaucoup mieux.


  FIN


 

lundi 26 mars 2012

L'ÉCOLE DU HAUT-DES-ROCHES


J’ai rêvé cette soirée. Je suis assez content de moi d’avoir pu provoquer l’événement, après avoir traîné pendant tant d’années dans ce quartier du Haut-des-Roches. Mais si j’ai pu vivre ces 23 ans de ma carrière de facteur, si j’ai pu ensuite en faire un livre, si je peux parler ici ce soir, c’est grâce à vous. Je n’ai aucun mérite, si ce n’est de savoir faire des phrases, comme d’autres font des photos, pas plus. Sans vous tous, il n’y aurait pas eu de facteur Paul – François pour les intimes.

Ce quartier, c’est devenu mon village, au fil des ans. J’ai toujours été un peu nomade, oh, très modestement. Je n’ai pas réellement de pays d’enfance, même si j’ai passé six ans à Pont-de-Roide. Je me suis baladé entre la région parisienne et le Doubs, et, la plupart du temps, j’ai été traité comme quelqu’un qui n’est pas du pays. Je n’étais pas né à Pont-de-Roide, ni même dans le Doubs. En Seine-et-Marne, à 12 ans, j’ai été traité de petit péquenaud, puisque j’avais un accent de l’Est et que je n’étais pas francilien. À Paris, c’était plus facile, car personne n’est de Paris. Enfin, de retour dans le Doubs, j’étais évidemment devenu, pour beaucoup, le Parisien. Jamais le gars d’ici. Jamais je n’ai pu dire, sans être contredit : voici mon village, voici ma ville. Et, un jour, j’ai décidé que ça n’avait aucune importance. Que, comme l’a dit, il y a plus de deux mille ans, un philosophe grec, je suis citoyen du monde. Et que mon pays, c’est là où les gens m’aiment. Ce n’est pas compliqué.

Ainsi, dans ces rues du Haut-des-Roches, je me sens aussi profondément chez moi que dans les forêts de Pont-de-Roide, ou même à Montmartre. J’y ai passé des moments si merveilleux que, pour les raconter tous, il faudrait bien davantage qu’un livre. Celui que j’ai écrit n’est qu’un pâle résumé de tout ce que j’ai dans le cœur. Pendant mes tournées, évidemment, et, maintenant que vous le savez, vous comprenez pourquoi j’étais quelquefois distrait, c’est que je rêvais en distribuant mon courrier. J’étais en retard, c’est parce que j’avais trop parlé avec les gens, ou que je les avais trop écoutés, cela arrivait aussi. Enfin, les moments qui restent les plus hauts en couleur, ce sont ces fameuses semaines d’hiver où j’allais aux calendriers, à la nuit tombée. Là, j’ai engrangé beaucoup trop d’histoires, de portraits, de confidences, pour pouvoir jamais les raconter. D’ailleurs, ça vaut peut-être mieux. Mais j’aimais aussi ces errances, dans les rues désertes, sous la pluie ou la neige, à la lumière des lampadaires, accompagné parfois par les aboiements des chiens. Ces moments-là, le quartier était à moi, rien qu’à moi. J’étais seul, à peine sorti d’un intérieur chaud et accueillant, et en quête d’une fenêtre éclairée qui m’indiquait que je pouvais sonner. Pipi contre un arbre, évidemment, avec les breuvages variés que j’acceptais chez vous. Quelquefois, je fredonnais tout seul, non pas parce que j’étais saoul, mais parce que j’étais heureux, que je sentais qu’il n’y avait que moi qui voyais ces rues ainsi, et que c’était un grand privilège. Mes collègues plus jeunes, qui délaissent peu à peu cette coutume, ne savent pas à côté de quoi ils passent. Il est vrai que, à part pour un Jean-de-la-Lune comme moi, c’étaient bien des heures perdues, alors que l’on peut aussi bien ramasser les étrennes en 30 secondes, le matin, pendant sa tournée. Mais, pour moi, ces heures n’étaient pas perdues, et resteront gravées dans ma mémoire pour le restant de mes jours.

Anecdotes, par centaines. Je ne vais pas céder au désir de tomber dans la facilité en les énumérant, mais je vous en conte une quand même, pour planter le décor. Nous sommes dans cette rue, précisément, un soir de novembre. La nuit tombe. Je suis arrêté chez Nardin, et je parle d’un outil de jardin très astucieux, dont le nom est « Perrette ». Il s’agit d’une sorte de bêche articulée, dont on plante les dents dans la terre, pour ensuite les soulever en appuyant sur le manche. Grâce à l’articulation située au dessus des dents ou du fer de la bêche, la motte est décollée et retournée sans efforts et sans se faire mal aux reins. Je suppose que vous en avez déjà vue de semblable. André Nardin m’écoute, puis s’illumine soudain :
- Mais j’en ai une, François ! Elle avait été fabriquée par un gars de chez Peugeot, il y a bien 50 ans ! Il n’avait pas déposé de brevet, mais ça marchait. Ne bouge pas, je vais la retrouver dans le bûcher.
Puis, l’ayant retrouvée, André Nardin me la donne, et me voilà reparti dans la rue où la nuit est maintenant tombée. Je suis bien sûr vêtu en facteur. Je porte le béret, que je préfère à la casquette. Ma grosse sacoche de cuir pleine de calendriers, que je porte en bandoulière, me bat le flanc gauche, et, sur l’épaule droite, je porte maintenant la fameuse bêche, dont la partie supérieure a été faite avec un guidon de vélo. Arrivent en face de moi deux adolescents, qui me regardent d’un air un peu narquois. Puis l’un deux, (c’est Rémy Mathey) m’interpelle :
- Eh, m’sieur, pourquoi vous êtes déguisé en diable ?

Je suis revenu, déjà retraité, un soir d’hiver, au crépuscule, prendre des photos de ce quartier sous la neige. Quelquefois, je me dis que j’ai eu, grâce à mon métier, autant de chance que si j’avais été faire du trekking au Népal ou en Nouvelle-Zélande. Moi, j’ai voyagé dans le temps et dans le monde des rêves.

Mais les trekkers aiment aussi à se rappeler l’hospitalité des habitants, lorsqu’ils visitent une contrée lointaine. On les entend raconter, avec émotion, l’accueil qu’ils ont reçus dans telle isba, dans telle yourte, dans telle chaumière, et dont ils gardent en eux le souvenir comme un trésor. Moi aussi, dans mon voyage dans la combe de Thulay, dans la rue du Bannot, aux Longeroies, aux Bouchoutots, sur le Haut-des-Roches, j’ai été accueilli comme ces voyageurs. Pour moi aussi, des portes se sont ouvertes sur des intérieurs bien chauds, qui sentaient le café ou la soupe de légumes. À moi aussi, on a souri, et je voudrais pouvoir raconter tous ces sourires. S’il y a eu des accueils plus froids, je les ai oubliés. J’ai eu beaucoup de chance et de moments merveilleux, il me suffisait de regarder autour de moi, et d’ouvrir grandes mes oreilles à ce que l’on me confiait.

Je me donne quelquefois l'impression de ressembler à Marco Polo, après son long voyage, ressassant jusqu'à plus soif les souvenirs des pays lointains, et écrivant tout cela. Je fais la même chose, même si, après tout, mon long voyage, ça a été la tournée 4 du bureau de Seloncourt, que j'ai bien dû parcourir 4 ou 5000 fois – si vous en doutez, recomptez…

Mais, outre la nostalgie de ce qui a été aussi ma jeunesse et ma force de l'âge, je tiens à témoigner d'un monde qui disparaît peu à peu, sous les coups de boutoir du progrès technique et de la course au profit. Quand j'ai commencé sur cette tournée, il y avait encore un café-restaurant et un marchand de journaux.
Ils n'existent plus, bien sûr, mais j'ai pu lire, à demi effacés sur les façades des maisons les plus vieilles, qu'il y avait au moins deux débits de boissons en plus, au 40 rue du Bannot et au 78. Et deux épiceries. Oui, en haut de la Rouchotte, le Caïffa. Le Caïffa, pour les anciens de Seloncourt, c'était le surnom de son gérant, car l'enseigne était "au Planteur de Caïffa". Et la marchandise, souvent du café, mais aussi des denrées venues des colonies, tout était livré par un colporteur, équipé d'une charrette à plateau tirée par un cheval. Le surnom vint de lui-même. Et ceci, arrêtez-moi si je me trompe, jusqu'au décès du Caïffa, en 1943. La maison existe toujours, à l'entrée de la rue Cuvier.
Et, 11 rue de la côte, il y avait une deuxième épicerie, un Ravi, dont on peut aussi encore lire le nom sur le mur de façade.
Enfin, il y avait une école, dans laquelle nous passons cette veillée.

Tout cela n'était pas rose, évidemment, et la vie était dure à cette époque. Mais ces petits commerces permettaient aux personnes âgées de faire leurs commissions elle-mêmes, et de rencontrer du monde. Même quand elles n'avaient pas de voiture.
Quoi ? qu'est-ce qu'il dit, le facteur ? une personne qui n'a pas de voiture ? Eh oui, ça existe même de nos jours…  Et ces personnes âgées sont tributaires des repas de la commune, ou de la bonne volonté d'autrui, pour pouvoir se ravitailler. Voilà pourquoi je trouve que l'on a perdu quelque chose quand ces petits commerces ont mis la clé sous la porte. J'en ai connu pas mal, qui n'avaient plus les jambes pour descendre à Seloncourt ou à Valentigney, par l'escalier sur la falaise, d'ailleurs, mais qui seraient allées au Ravi. Et qui ne sortaient plus.

De nos jours, progressivement,  tout le secteur devient une cité-dortoir, sans commerce de proximité, sans lieu communautaire, où chacun pourra passer ses veillées devant l'écran cathodique de son choix. Mais c'est pareil partout. Il y a eu, il y a encore, un facteur, bien sûr. Mais avec la réforme de la poste, on verra de plus en plus de porteurs de papiers, obsédés par l'idée de finir de bonne heure, jamais les mêmes, car une bonne gestion des ressources humaines exige qu'ils soient tous interchangeables. Je ne payais déjà plus de mandats, mais je parlais encore, cela a suffisamment irrité certains. J'avais, le temps, dans tout le sens très fort de cette expression. Maintenant, on n'aura plus le temps, parce que le temps appartiendra à quelqu'un d'autre, et en premier aux actionnaires de la Poste, qui ne voudront jamais payer du personnel pour qu'il flâne. Allons, tout le monde la tête dans le guidon. Et changez-les souvent, la comptabilité n'a rien à faire avec les états d'âme.

Ah, si, il y a un lieu communautaire. La déchetterie, avec la noria intarrissable des remorques chargées de déchets verts à la belle saison. Là, on voit, que les gens ont envie de se rencontrer. Mais je noircis sans doute trop le tableau, et puis vous n'êtes pas venus ici ce soir pour m'entendre râler contre la vie moderne, et pleurer sur le bon vieux temps. Et d'ailleurs, je me répète, précisément parce que vous êtes ici, j'ai réussi mon coup, et il y aura ce soir comme une veillée, ensemble. Je suis heureux de vous revoir, gens de ma tournée.

Et puis, si vous n'étiez pas de ma tournée ces années passées, maintenant, vous êtes adoptés. Je ne suis pas de ceux qui diront que vous n'êtes pas du village.

Ainsi parla le facteur le 20 septembre 2008, dans la petite école du Haut-des-Roches, devant une assistance rare et bienveillante. Au fond, le responsable de la bibliothèque municipale, venu ouvrir la salle, et offrir gâteaux et boissons à la fin de la lecture. Aux côtés de Paul, Nane, qui enregistrait au caméscope. Assis dans la salle, quatre personnes de sa tournée, dont trois habitaient la rue, à quelques mètres de là. Et quatre qu'il connaissait d'aileurs, par des associations. Dont deux étaient arrivés en retard, après la lecture du fameux texte. Le présent, presque la déclaration d'amour que Paul aurait voulu faire ce soir-là, ne serait pas partagé entre bien grand monde…

Pourquoi, songeait-il tout en lisant, ne sont-ils pas venus, madame M…, monsieur P… et sa compagne, madame D… ?  ils m'avaient promis spontanément de venir m'écouter, et ils ont trouvé mieux, ou plus urgent, à faire ce soir-là. Et tant d'autres qui étaient prévenus. Je m'étais fait à l'avance une joie de dire tout ce que j'avais dans le cœur, et je parle presque tout seul… Comme un qui convierait ses voisins à un apéritif de quartier, et qui en n'aurait qu'un sur dix pour trinquer avec lui. Un sur cent. C'est moi qui me suis trompé, je n'ai pas à leur reprocher quoi que ce soit.

C'est de ma faute. C'est moi qui cours après le passé, ce n'est pas pour rien que j'ai cité Proust. Et on ne remonte pas le temps. Ou alors,  c'est si fragile, quelques instant, avec un ou deux élus sur beaucoup d'appelés. Je les ai déjà fait, mes adieux, c'était un samedi soir, dans un préfabriqué de Beaucourt, le 18 février 2006. Pour être précis, non pour être pointilleux, parce qu'il y a des soirées qui ne s'oublient pas.

Ce soir-là aussi, je l'ai raconté. Ils étaient presque tous là, ma famille, mes amis, mes collègues, enfin, les anciens, et beaucoup, beaucoup, de gens de ma tournée. Combien de ces derniers ? Quinze ? Vingt ?
 Cette fois, je n'ai pas parlé, pas raconté d'histoire, j'ai juste prononcé ces phrases :
-                       je suis touché et ému que vous soyez venus aussi nombreux. Je vous souhaite une bonne soirée.

Voilà. Si j'avais eu un peu plus de clairvoyance, je m'en serais contenté, et je n'aurais pas chercher à courir après le temps passé dans la petite école du Haut-des-Roches. Et le texte que j'ai écrit se serait contenté, lui, des lecteurs qu'il aurait trouvé en devenant un chapitre dans un livre.

KARMA






Der Teufel, je suis complètement ivre. Nous avons mangé du fromage de Munster, des oignons frais, et bu au moins deux bouteilles de vin chacun. Et il en reste. On a aussi des cigares. C’est l’été. Nous sommes vautrés dans l’herbe, près des ruines des fortifications de Heidelberg, depuis l’heure où les maraîchers ont regagné leurs pénates. Jadis, c’est avec des étudiants que je passais mes nuits d’été, dans les tavernes et les rues qui entourent l’Université. La police nous montrait une certaine mansuétude, nous étions des fils de bourgeois, destinés à remplacer nos pères.

Je ne suis même plus étudiant. Je l’ai été, pratiquant les rites initiatiques du milieu. Il m’en reste l’obligatoire balafre qui signe ma virilité, après un simulacre de duel où nous étions saouls à lâcher les fleurets. Je n’ai même pas senti la douleur de la lame. D’ailleurs cela s’est-il réellement passé ? Je traîne maintenant avec des trimardeurs, des demi-sel, aux discours de révolté – leur façon de vivre m’a fait croire qu’ils l‘étaient plus que d’autres. Je les ai rencontrés dans les cabarets de barrières. Moritz et Max vivent de petites rapines, de travail à la journée comme portefaix, ou encore au crochet des filles qui s’entichent d’eux. Il y a des interstices dans les mailles du rude filet germanique.

J’erre de fausse rupture en fausse rupture. Bon garçon, bon élève, bon petit communiant, famille catholique, commençant des études interrompues en 1848, (nuits blanches à parler de Hegel et de Feuerbach, je m’écartais déjà de ceux qui feraient carrière à l’Université), puis gratte-papier dans une étude de notaire. Velléitaire, croyant avoir jeté toutes les valeurs bourgeoises aux orties et n’en ayant pas trouvé d’autres dans les milieux étudiants ou révolutionnaires, je ne me suis même pas engagé franchement derrière le drapeau rouge. Il aurait fallu pour cela rompre avec la goton qui partageait ma chambre, et à laquelle je vouais un attachement pleurnichard – j’avais eu du mal à la trouver, et ce qu’elle m’accordait m’était si précieux... Le sort a voulu qu’elle parte avec un autre. La suivante est volage et semble apprécier surtout le logis qui me reste. Je suis sans ressources maintenant, après des frasques d’ivrogne, et j’essaie de me trouver moi-même dans la fréquentation des seconds (troisièmes ?) couteaux de Heidelberg. Sans ressources, ce serait mentir, une mienne parente me lâche de temps en temps un Thaler, pour soulager sa conscience de marraine.

Max a le regard ailleurs. Je sais parfaitement que ce n’est pas le moment de parler, mais je hasarde, en regardant la pleine lune :
-       Dire que cet astre tourne autour de nous, et nous autour du soleil...
-       Tu gobes vraiment tout ce qu’on te raconte, répond Moritz. J’comprends pas que des gens qui se croient si intelligents arrivent à penser des trucs pareils.

Pas la peine d’insister. D’ailleurs, si Moritz avait raison ? Qu’est-ce que je sais de plus qu’eux, moi, pour m'aider à vivre ? Le Catéchisme, auquel j’ai tant cru ? Ce que m’ont appris mes professeurs du Gymnasium ? Mes restes d’idéalisme ? Mes lectures philosophiques ? Max a toujours les yeux dans le vague. Il éteint ce qui reste de son cigare, lampe une gorgée de vin, et me dit d’un air ennuyé :
- Au fait, faut que je te dise, cet après-midi, j’ai couché avec ta Gretchen. Ça te fait rien, hein ?

Mein Gott, en plus il est loyal, pas vrai ? Ne perdons pas la face. Non, Max, tu sais bien que je suis pour une société où tout le monde serait libre de ses actes, je vous l’ai assez rabâché : donc ça ne me fait rien. Pourtant quelque chose se glace à l’intérieur de moi.  Ça s’en ira avec du vin, je l’espère. Mes nouveaux amis sont décidément sourds à mes états d’âme.

J’ai maintenant le hoquet. Les autres ne disent rien. Il faut attendre que ça passe. Je vais pisser en titubant contre un cerisier vénérable. J’allume un débris de cigare retrouvé dans ma poche. Autrefois, je fumais la pipe, dans les tavernes, une belle pipe en faïence. Le hoquet s’espace un peu. Voyons les choses en face, je n’ai pas de chance avec les femmes. Il faut dire que mes soirées à boire avec des voyous semblent indiquer que je préfère les hommes, mais même sans avoir bu ce n’est pas un garçon qui me met en état. Ce n’est pas de garçons dont je suis tombé amoureux, en réussissant juste à me rendre ridicule.

Et quoi de surprenant ? A quoi ai-je rêvé pendant des soirs, d’une éternité d’adolescence ? Si les autres savaient… Avant que j’aie pu serrer une fille dans mes bras. Bien avant :
 Un maître d’école me toise d’un air sarcastique, le regard brillant, la voix doucereuse. Il m’annonce qu’il va me donner une correction devant toute la classe. Un tourbillon de confusion m’envahit, comme le bruit de l’eau dans les oreilles quand on plonge la tête dans la baignoire. Il me semble que tous les élèves prennent leurs aises, à la façon des adultes que je côtoierai plus tard, dans les salles sombres, dans les cabarets louches, quand des éclats de chair vont se dévoiler. Il va me déculotter. Et quelle que soit ma fureur qu’il en soit ainsi, la scène m’émeut. Je me la remémore jusqu’à satiété pour mes plaisirs solitaires. Voilà ce que je suis, ce qu’on a fait de moi. Je mettrais le feu au monde entier pour être lavé de cette tache, mais ça me colle comme une tunique de Nessus. Ou, plus conformément à mon éducation religieuse, comme le péché originel. Comment pourrais-je un jour prendre place parmis les cerfs et les biches du troupeau, en me sachant ainsi marqué d’infamie ? Non pas à cause de la correction, mais du plaisir que je ressens à y penser.

Pendant nos soirées estudiantines, il est arrivé que des filles de joies, assises sur les genoux des meneurs de la bande, évoquent, en pouffant, les gérontes qui venaient se faire flageller au bordel. Je suis irrémédiablement souillé par le point commun que j’ai avec ces loques. J’ai, le croiriez-vous, une certaine idée de moi-même, celle d’un homme qui se dresse contre l’injustice, et non pas celle d’un chien qui se couche en attendant le fouet. Qui dois-je remercier de cette mutilation, le maître d’école, le confesseur qui tâchait de m’arracher l’aveu de pensées impures, le destin qui m’a refusé l’attention des femmes dès ma petite enfance ? J’ai vu, chez des gens modestes, une mère donner le bain à son petit garçon, et la tendresse de ses gestes. En lieu et place de cela je n’aurai eu que l’air ennuyé de la bonne s’acquittant d’une corvée, me nettoyant comme elle aurait récuré les lieux d’aisance, et les gestes cruels du maître d‘école. Le corps est haïssable, n’est-ce pas. Alors jouissons de cette haine. Et confessons-nous de la honte d’en jouir. Les maîtres d’école et les curés peuvent bien rire de ma révolte,  elle n’est qu’en surface : ils m’ont marqué à l’intérieur de moi-même, comme un embauchoir le fait avec une chaussure. J’ai tant aimé lire Max Stirner, mais comment affirmer la prééminence de mon individu unique sur le monde entier, alors que ma culotte est encore en tire-bouchon sur mes chevilles, mon derrière rouge des coups qu’il vient de recevoir, et qu’en plus, enfer et damnation, j’en redemande ? Je n’aurais décidément pas dû naître. Je ne suis même pas un monstre romantique, je suis une erreur grotesque, je voudrais juste qu’on me froisse comme une feuille raturée et qu’on me jette au feu.

Max et Moritz ont peut-être subi cette lapidation de l’amour-propre d’un enfant, mais ils s’en fichent maintenant. Ils sont de ceux qui se poussaient jadis sans scrupules pour assister au supplice de leurs semblables sur la grande place. C’est avec leurs poings qu’ils se font reconnaître de leurs pairs, et ça leur suffit. Si une telle humiliation  leur est arrivée, ils jouaient déjà alors dans les encoignures avec leurs petites voisines. Moi pas, je ne savais même pas comment elles étaient faites. Je n’ai découvert que beaucoup trop tard les délices qu’offraient leurs différences physiques.

J’ai été pendant mon adolescence d’une admiration servile pour les maîtres bien autoritaires, qui mettaient en valeur mes qualités de bon élève. Aurais-je fait fusiller des ouvriers, si le destin avait choisi que je sois sous-officier d’infanterie ? Moi, le Révolutionnaire… En fait, la Révolution s’engage dans la vie quotidienne, et je ne me rappelle pas m’être opposé aux curés ni aux maîtres d’école, fut-ce en baissant le front d’un air buté, ou discrètement ironique. Max et Moritz ne se sentent, eux, jamais coupables.
Et pourtant je ne voudrais pas être comme eux.

Je regagne en titubant la bauge où sont couchés mes complices. En marchant me reviennent mes rêves d’héroïsme. Les barricades, à Paris, à Varsovie ou à Vienne. Je me dresse, poitrine offerte aux balles, superbe. Ils me prennent, me torturent, mais je n’avoue pas. Mes camarades prisonniers me regardent avec admiration et tendresse. Les filles voudraient essuyer le sang qui coule sur mon visage. Je n’ai pas cédé. Ou alors, je me dresse contre Max quand il bouscule sa femme. Nous nous battons, gourdins levés. Il connaît infiniment mieux que moi le combat de rue, mais je fais front avec courage. D’ailleurs il n’est pas seul, je me bats contre plusieurs adversaires. Je saigne, je tombe, mais je me relève. Enfin je suis victorieux. Ils s’en vont comme des chiens, la queue basse, tandis que la femme de Max panse mes plaies avec sollicitude, une lueur d’admiration dans le regard. C’est ma poitrine mâle et soulevée d’indignation qu’elle touche doucement, du bout des doigts, pour m’apaiser. Le hoquet me reprend. Je me dis que ces rêveries sont encore plus ridicules que mes émois d’enfant battu.

Moritz et Max décident d’émigrer plus à l’écart de la route, où passent des étudiants venus s’encanailler dans une barraque de planches d'où sortent des rires et des chansons, quelques dizaines de mètres plus loin. On trouve un endroit pour continuer à vider laborieusement le contenu des bouteilles qui nous restent. Je vais vomir dans un coin, puis j’essaie de boire encore et de fumer mon débris de cigare, mais mes doigts me semblent épais et inertes comme des morceaux de boudin. Oubliés les rêves d’héroïsme, la douleur d’être trompé, la honte secrète d’avoir des rêves contre-nature, avec des hommes, et qui plus est des hommes qui incarnent l’autorité c’est-à-dire ce que je prétends haïr.

Renonçant à transporter leur compagnon ivre-mort, Max et Moritz rentrèrent dormir dans sa soupente – Max dans le lit, Moritz par terre, des vêtements roulés en boule sous la tête, couvert d'un manteau trouvé dans l’armoire.
Lors de ses travaux matinaux, un des maraîchers découvrit un corps, à demi caché dans des fourrés. D’autant plus grotesque que le pantalon était baissé jusqu’aux genoux. Foudroyé par le Tout-Puissant en plein péché, en pleine orgie ! pensa-t-il. Plutôt que de jeter le cadavre dans le Neckar, le maraîcher prévint la police, dans l’espoir que quelques descentes calmeraient un temps les milieux interlopes qui avaient établi des lieux de débauche trop près de ses champs.

– Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, mais sans mettre leurs ordures dans mes rangées de choux !

  Les vêtements de la victime semblaient indiquer qune s'agissait pas d'un rôdeur de barrière, aussi y eut-il recherche d’identité et autopsie. Celle-ci révéla que la victime avait été violée, ce qui ne surprit pas les policiers, et qu’elle était en état d’ivresse profonde lorsque le ou les agresseurs lui avaient fracassé la nuque à coup de gourdin. Bien entendu, on ne retrouva jamais les coupables. Instruits de la rumeur par l’amie de leur hôte, Max et Moritz avaient déguerpi depuis longtemps, emportant ce qui pouvait se vendre. Les étudiants qui se hasardaient hors de la ville firent toutefois l’objet d’une mise en garde toute paternelle lors d'un interrogatoire de pure forme – il faut bien que jeunesse se passe, mais il y a des bornes à ne pas franchir.