l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


mardi 27 mars 2012

KAMA SOUTRA






KAMA SOUTRA.




Yvon entra dans la salle d’attente, qui était vide, et s’assit sur un siège en métal noirci, aux formes design et à l’apparence fragile. Il se pencha pour attraper une revue défraîchie sur la pile qui débordait de la table, écarta plusieurs “Elle”, deux “Action Automobile”,  un “Express” de huit mois, puis revint sur un des “Elle” dont la couverture annonçait :  “Spécial FESSES : 55 pages postérieurement correctes”. Il se recula sur son siège et commença à feuilleter le journal, passant sur les publicités tous azimuts pour chercher l’article annoncé.

  Il n’eut pas le temps de trouver de quoi rêver, la porte s’ouvrait, et une femme d’une quarantaine d’années, chataine, bien faite mais d’une mise sévère, lui fit signe d’entrer. Il se leva. Lui même était âgé de trente-sept ans, petit, les cheveux noirs et bouclés, et donnait l’air d’une perpétuelle agitation. Il la suivit, et aucun balancement de hanches ne vint le distraire du but de sa visite. Elle s’assit derrière son bureau et, d’une voix grave, sobre pourrait-on dire, elle l’invita à s’asseoir en face d’elle. Puis elle le fixa d’un regard interrogatif.
-  Hum ... bonjour madame.
-  Bonjour monsieur.

Yvon était décontenancé. Les plaques posées à l’entrée du cabinet médical mentionnaient trois médecins, dont le docteur G. Laplace, ancien interne de la Faculté de Paris. Il avait pensé à un Georges, à un Guy, mais pas à une Geneviève. Ce qu’il avait à dire avait du mal à arriver jusqu’à ses lèvres. Mais il était bien obligé.

-    Je ne suis pas malade, mais j’ai besoin d’aide quand même, se lança-t-il.
Le visage du docteur Laplace le questionna d’un air encore plus sérieux qu’à son entrée.

-  Je suis ici en vacances, et j’ai peur de finir par avoir certains troubles du comportement, parvint-il à articuler.

Aucune expression nouvelle n’apparut sur le visage qui lui faisait face.
-   Voilà. C’est sans doute à cause de l’été, mais j’ai très souvent envie de faire l’amour. Je suis marié, nous sommes avec ma femme et nos deux gosses dans le village E.D.F., et elle ne veut jamais. Plus les jours passent, plus ça me cherche. Je me retiens pour ne pas lui faire de scène. Mais le pire, c’est sur la plage. Il y a des femmes excitantes partout, quelquefois elles sont toutes nues. J’ai du mal à ne pas les regarder, j’ai peur que ça se remarque, j’ai même peur de craquer et de leur sauter dessus ...
Le Docteur l’interrompit pour demander, sans l’ombre d’un sourire, ni de sympathie ni de moquerie :
-  Et quand vous regardez ces femmes sur la plage, vous regardez plus  ... certaines parties de leur corps  ?
-  Oui. 
(Il n’osa pas dire lesquelles.)
-  Et vous avez peur de quoi ? de leur sauter dessus ?
-   Oui. J’ai peur de craquer. J’ai peur que ça se voie.

Le Docteur se mit en arrière sur sa chaise, et réfléchit pendant quelques secondes. Puis elle invita Yvon à aller s’allonger pour lui prendre la tension. Il s’assit sur la table, se demanda s’il pouvait poser ses pieds dessus puis décida que oui en voyant le papier ménage prévu,  se coucha et  se laissa faire en fixant le plafond.
-  18-11.  C’est un peu trop pour un vacancier. Allez vous rasseoir.

Yvon reprit place dans le fauteuil, face au bureau.
-  Je vais vous donner un calmant léger si vous avez du mal à dormir. Mais je voudrais aussi vous expliquer quelque chose. Je suis une femme.
A ce moment Yvon se demanda pendant une fraction de seconde ce qui allait se passer entre eux deux. Mais le visage sérieux ne portait aucun signe d’invite.
-  Comme femme, je voudrais vous dire que nous ne sommes pas autant que les hommes obsédées par l’idée de faire l’amour. Nous n’en éprouvons pas aussi souvent l’envie, ni le besoin. Votre femme n’en a pas envie, ça ne veut pas dire qu’il y a quelque chose qui cloche dans votre couple. Avec une autre vous auriez peut-être le même problème. Ce n’est pas la peine de lui faire des scènes. Vous pouvez peut-être éviter la plage, faire des marches dans l’arrière pays, ou du vélo. Revenez si ça ne va pas.

Elle se leva. et le raccompagna à la porte. Il fut content qu’elle ne lui tende pas la main, il avait les paumes moites.

*******

Yvon sortit du cabinet médical d’un pas saccadé et se dirigea vers la pharmacie de la petite ville des Landes où il passait ses vacances en famille. Il acheta le calmant prescrit et partit faire un tour avant de rentrer au village E.D.F., à la fois pour calmer son énervement et tâcher de retrouver une contenance. Il ne savait pas quelle mine il allait faire à sa femme, et se sentait ridicule, quoi qu’il décide de faire ou de dire. Il finit par s’asseoir à l’ombre d’un parasol, sur une terrasse,  devant une table de bistrot, et commanda un demi. Puis il se leva pour aller choisir des cartes postales : autant se débarrasser de la corvée estivale maintenant, ça meublerait ce temps perdu dont il ne voyait pas comment sortir.

Il avala un comprimé de calmant avec une gorgée de bière et commença à écrire.
Restée seule, le Docteur Geneviève Laplace remplit quelques papiers avant de  faire entrer le patient suivant - qui était une patiente. Le téléphone sonna.
- Oui, Docteur Laplace ?
- ....
-  Non, Pierre, Brigitte est en visite. Non, je ne sais pas quand elle rentre. Bonne journée, Pierre.

La voix n’avait marqué aucun signe d’impatience.  Pourtant le Docteur Laplace pensait : il ne s’est sûrement pas beaucoup fatigué aujourd’hui. Il devrait comprendre que le travail de Brigitte est trop prenant pour qu’on la dérange à tout bout de champ.

Sa collègue Brigitte Vandevelde s’était récemment séparée de son mari, ingénieur aéronautique, et s’était mise en ménage avec un plombier plutôt flemmard, un peu chevelu, qui délaissait volontiers les chantiers pour le bistrot. Mystères des sentiments. De l’avis général, Pierre Gondard profitait des ressources de sa compagne, belle, intelligente et, pour un marginal, plutôt bourgeoise. Elle devait l’aimer, pas de doute là-dessus. Et lui sans doute l’aimait moins. La troisième associée du cabinet médical, Florence Pagnot, n’était pas mariée et vivait avec un garçon qu’elle avait rencontré pendant ses études. Chômeur, il avait répondu à une petite annonce de Florence qui cherchait quelqu’un pour l’initier à l’informatique.

Il lui avait montré comment utiliser son ordinateur pour taper sa thèse, et leurs deux têtes rapprochées devant l’écran avaient fini par se tourner l’une vers l’autre. Florence était jolie, et n’avait jamais trouvé le temps de s’occuper des garçons pendant ses études. Elle était tombée amoureuse d’un bloc, et d’autant plus fort que son Patrick, s’il en connaissait plus long qu’elle sur le Kama Soutra, ne partageait que tièdement sa passion.

Geneviève Laplace était toute rêveuse. Son compagnon à elle, joueur de cor dans un quintette de cuivres, était en général en déplacements, soit pour des concerts, soit pour enregistrer. Elle ne pouvait pas se plaindre d’être importunée par ses assauts. Elle aurait vaguement souhaitée être mère, par contre, mais ne voyait pas trop comment une telle chose pourrait arriver. D’autre part, sa vie était organisée de telle façon qu’une maternité l’aurait en quelque sorte dérangée. Tout allait très bien comme ça. Elle se demandait seulement ce qui se passait chez le monsieur qui était venu consulter, et chez ses deux associées. Toutes ses études lui soufflaient : les glandes. Alors, tout en se sentant vaguement vide, elle les plaignit un bref instant.
Geneviève Laplace avait dû rester quelques minutes dans sa rêverie. Dans la salle d’attente quelqu’un se raclait bruyamment la gorge. Elle sursauta comme si elle était réveillée en sursaut et alla ouvrir à la patiente qui devait trouver le temps long.

-  Mademoiselle Danchot ?
-  Docteur, je crois que je suis enceinte.

Muriel Danchot, jeune femme célibataire de vingt-cinq ans, n’avait rien d’attirant. Pourtant, ses traits un peu vulgaires, sa peau et ses cheveux gras, ses vêtements pas toujours très nets, n’empêchaient pas les hommes de défiler dans son studio. Elle les accueillait pour le plaisir, son travail de vendeuse dans une graineterie de la ville voisine lui procurait de quoi vivre et elle ne se prostituait pas. Par quel autre mystère des hommes mariés avec des femmes belles, sensibles, intelligentes, finissaient-ils dans ses draps gris de crasse ? Autre question à laquelle Geneviève Laplace n’avait pas de réponse. D’ailleurs elle avait assez perdu de temps à ces sornettes, décida-t-elle soudain en commençant à interroger sa patiente. 

L’après-midi s’étirait. Le patient suivant, qui serait le dernier, n’était pas du coin. C’était un jeune homme aux traits asiatiques, à l’air buté. Ses mains tremblaient. Il entra et referma violemment la porte sur la salle d’attente vide, puis sortit un cran d’arrêt et dit d’une voix brève :
-   De la méthadone, de la morphine, tout ce que vous voulez, mais je vous saigne si vous me laissez comme ça.

*******

Yvon en était à son troisième demi. Les cartes postales étaient rédigées, et il ne savait toujours pas qui il devait être pour retrouver sa famille. Il se recula sur sa chaise , et fit semblant de regarder un dépliant touristique, tout en écoutant ce qui se passait autour de lui. Deux types  s’étaient assis à côté et parlaient fort.

- Faudrait quand même que je finisse le chantier. J’ai bouffé tout l’accompte, et j’ai à peine commencé à casser l’ancienne installation.
Celui qui avait parlé était un homme d’une trentaine d’années, les cheveux dans le cou, les doigts jaunes de tabac. Il était vêtu d’une salopette et d’un T-shirt qui découvrait ses avant-bras bronzés et velus.
-  Te casse pas le cylindre, Pierrot. Il fait beau, on n’est pas malade, on n’est pas en prison. Si tu veux, je peux venir t’aider ?
-   Mais tu connais rien à la plomberie. T’étais programmeur.
-  Ca sera toujours mieux que de glander toute la journée. Même si tu me payes pas, ça m’apprendra des trucs. On sait jamais, ça peut toujours servir.

-   J’ai pas envie de travailler. J’ai pas envie de rentrer, Brigitte va ma regarder et ça m’énerve.
-  Vous remettez ça ?, lança-t-il brusquement au serveur qui débarrassait une table voisine.

Yvon regarda les deux consommateurs à la dérobée derrière ses lunettes de soleil. Le programmeur avait le même âge que l’autre, la trentaine, il était châtain, barbu, habillé baba cool.

- Fait chier. On peut même pas dire qu’on va partir au soleil, on y est déjà.
-  Justement, on n’a qu’à profiter. Y a des minettes plein la plage.
-  C’est pas que je sois en manque.Brigitte est bien foutue. Elle dit jamais non. Mais je sens  qu’elle désapprouve mes journées et ça me gâche la vie.
-  Tu te sens pas libre, quoi.
-   C’est ça. Y a qu’ici que je me sens libre. Je voudrais bien une piaule pour écouter du blues avec des potes, avec des cendriers pas vidés. Elle est gentille, elle a un beau cul, mais elle me colle.
-  Mais t’aurais plus de fric, faudrait bien bosser.
- Tu l’as dit bouffi. Je sais pas quoi faire.
- Finis ton demi, qu’on recharge. Moi c’est un peu pareil avec Florence. Sauf que toi tu pourras toujours trouver un petit dépannage au noir si tu crèves la dalle, alors que moi plus personne ne me prendrait en informatique.

Yvon pensait à son travail à E.D.F. et à sa femme. Il aimait ses deux gosses, un garçon de dix ans et une fille de huit, et si sa femme ne l’avait pas autant énervé par ses refus il l’aurait aimée aussi, pensait-il. Même si l’idée de tout plaquer quand il n’avait pas pu baiser l’effleurait, ça lui était insupportable d’imaginer un divorce simplement à cause de ça. Et ces deux types n’étaient pas contents. Le monde était vraiment bizarre. Yvon l’aurait trouvé encore plus bizarre s’il avait su que ses deux voisins de bar avaient pour compagnes les associées du Docteur Laplace.

*******

- Je vais vous donner ce que vous voulez.    
Il n’y avait rien d’autre à faire devant un malade saisi d’une telle crise de manque.  Geneviève Laplace se leva pour aller chercher une boîte de méthadone. Son visiteur bondit, et lui serra le poignet à lui faire mal.
- N’allez pas faire de connerie, hein.
Des  larmes de douleur dans les yeux, elle parvint à répondre :
-  Je vous donne ce que vous voulez, mais je vous demande de rester quelques minutes  ici pour que je regarde si vous n’êtes pas malade. Vous avez ma parole que ce n’est pas pour vous dénoncer. Je suis médecin, pas flic. Et vous n’êtes sûrement pas en bonne santé.
Tao prit la boîte de comprimés, la déchira, en avala un avec le verre d’eau qu’elle lui tendait. Progressivement le manque cessa de le faire souffrir, et il commença à entrevoir qu’il pourrait peut-être tirer profit de la situation. Geneviève lui prit la tension, fit une grimace qu’il ne vit pas, examina les bras couverts de piqûres pas nettes, désinfecta un peu, et, voyant que l’apparence de son patient était plus calme, commença doucement à le questionner :
-  Est-ce que vous mangez tous les jours correctement ?
-  Si j’avais du fric. Mais tu peux peut-être m’en donner ?
- Je veux vous aider. Pas parce que vous me menacez, mais parce que c’est mon métier de soigner les gens, et vous êtes malade. Si vous laissez votre couteau ici, je vous emmène chez moi pour parler un peu.

Geneviève ferma le cabinet, après avoir mis le téléphone sur répondeur. Elle n’était pas de garde, son mari était parti en déplacement, et elle sentait de plus en plus nettement  qu’elle devait aider ce jeune homme, sans savoir trop comment. Elle s’en sentait en tout cas la force.

Arrivée chez elle, elle lui proposa de couler un bain. Cela l’apaiserait  sans doute, et de toute façon il en avait bien besoin, vu son état de saleté. Il tremblait, de fatigue, de la tension de ne jamais savoir s’il aurait sa dose à temps. Elle lui donna une autre boîte de méthadone pour qu’il se sente rassuré à ce sujet et le laissa dans la salle de bains après avoir disposé des serviettes propres et un peignoir. Puis elle s’occupa de faire à manger. Un repas ? Qu’est ce qui serait bon pour lui, aurait-il faim ? Fallait-il mettre du vin sur la table ?

Elle disposa sur une table basse un repas froid, avec des olives, du chorizo, des feuilles de vigne farcies, de la feta, des fruits, pas d’alcool, se réservant d’ouvrir une bouteille de Chianti s’il insistait. Elle était résolue à attendre qu’il parle, qu’il se confie, s’il arrivait à se détendre. Elle s’imaginait le présentant à un groupe de réinsertion.

Lui, dans le bain moussant, avait envie de fumer, et échafaudait des projets bancals pour soutirer du fric ou de la dope. N’ayant rien à fumer, il commença à avoir vaguement faim. Il sortit du bain, s’essuya, enfila le peignoir et la rejoignit au salon. Elle était belle, mais aussi aguichante qu’une pastoresse luthérienne, pensa Tao qui avait eu le privilège d’en rencontrer chez les Scouts. Soudain intimidé, il demanda s’il pouvait fumer.

Elle alla chercher un cendrier en lui offrant de grignoter ce qui lui faisait plaisir. Il commença à manger une olive, puis une autre.
-  J’aurais bien bu un pastis.
-  Il me reste un fond d’Ouzo, répondit-elle, et elle se leva pour aller chercher la bouteille au bar.
Elle le servit, puis, incapable d’attendre qu’il soit repu :
- Racontez-moi comment vous vivez.
Il se renfrogna.
-  Bon, vous me raconterez plus tard, dit-elle en prenant une olive.

*******

Yvon rentra au village vacances à l’heure du repas. Sa famille était déjà attablée  et mangeait gaiement des frites. Sur les plateaux de plastique écornés figuraient des petits pots de glace et des jus de fruits. Il alla faire la queue avec son plateau, qu’il garnit d’une brochette, de ratatouille, de fromage de chèvre et d’une demi bouteille de côte de Provence. Quand il s’assit près des siens, ils en étaient à la glace, et l’ignorèrent, pris dans leurs rires complices. Il mangea, l’esprit ailleurs, malheureux. Sa femme Danielle proposa aux enfants une promenade, et il se dépêcha d’engouffrer ce qui restait pour les accompagner, sombre. Comment me voient-ils ? Je suis rabat-joie, pensa-t-il. Il était déjà sûr que, les enfants couchés, sa rancoeur des refus passés bloquerait les avances qu’il aurait voulu faire à sa femme. Il avala encore un comprimé pour trouver le sommeil plus facilement. Ne pouvant pas dormir, il sortit faire un tour.

*******

- Je peux quand même vous demander votre nom ? questionna gentiment Geneviève.
- Tao, répondit le jeune homme, en raflant une rondelle de chorizo.
-  Vous avez une famille ?

Subitement, il se mit à pleurer. Surprise par cette détresse inattendue, elle le prit dans ses bras et le berça, en répétant :
- Pauvre petit, pauvre petit ...

La tête brune blottie contre sa poitrine cherchait ses seins. Puis il se redressa et l’embrassa malgré qu’elle détourne la tête dans une dernière protestation de forme.
-  Tao, je suis mariée ...

Comme enragé, Tao la bascula sur le canapé, l’embrassa encore et se pencha pour trousser haut le tailleur beige. Il arracha presque le slip et plongea la tête entre ses cuisses, comme un Bédouin qui aurait trouvé une source après des jours de marche dans le désert. Elle haletait, sans résistance. Quand ils furent un peu assouvis, Tao la retourna à plat ventre.

Le postérieur d’un blanc crémeux, à la rondeur parfaite, au grain de peau délicat, n’évoquait plus en rien une pastoresse luthérienne (malgré que l’Eternel, qui avait créé les orchidées, les couchers de soleil et les clairs de lune, dans son amour de l’Humanité, ait certainement doté les pastoresses d’un postérieur). Tao posa ses mains sur les tendres hanches de Geneviève, et les souleva avec douceur

Elle accompagnait le mouvement comme une danseuse se laisse conduire, et il la pénétra voluptueusement, avant de la chevaucher lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Geneviève, le visage caché sous ses cheveux châtains, gémissait doucement, sans penser. Il finit par s’effondrer sur elle, et écarta de sa bouche la chevelure pour poser ses lèvres sur la joue enflammée de plaisir.

*******

Pierre et Patrick sortirent en titubant d’une camionnette, qui les avait ramenés par miracle jusque devant la villa de Brigitte Vandevelde, après des libations répétées et des projets de plus en plus confus. Pierre eut du mal à mettre la clé dans la serrure, et entra en jurant. Patrick le suivit, et ils se dirigèrent vers le bar du salon pour voir ce qu’il restait à boire. Brigitte ne s’était pas levée à leur entrée, et maintenant pleurait doucement.

La table était mise pour deux, et elle avait préparé le repas que son amant préférait. C’était déjà froid.

Pierre alla vomir en se cognant aux murs. La porte des toilettes, restée ouverte, ne laissait rien ignorer de ses déboires. Patrick se tourna vers Brigitte et lui déclara d’une voix pâteuse :
-  Il vous aime, Brigitte. C’est parce qu’il est malheureux qu’il a bu comme ça. Et il est malheureux parce qu’il vous fait souffrir. Vous comprenez, hein, Brigitte ?
Ravalant ses sanglots, Brigitte lui répondit :
- Rentrez chez vous, Patrick. Florence aussi doit vous attendre. Je vais vous raccompagner, ajouta-t-elle en voyant qu’il perdait l’équilibre.

Elle le laissa devant chez son associée, peu soucieuse d’assister aux retrouvailles. Quand elle rentra chez elle, Pierre cuvait tout habillé sur la banquette du salon. Elle jeta le repas à la poubelle et alla se coucher avec un somnifère.
Dans la camionnette cuvait également un autre homme, que les deux copains avaient rencontré au café. Ils ne savaient rien de lui sinon qu’il s’appelait Yvon. L’inconfort de sa position et le froid du petit matin le réveillèrent. Il se demanda où il était.

Il sortit, alla pisser contre une murette, et regarda la villa cossue, de style méridional, devant laquelle il avait passé la nuit. Il ne savait pas comment rentrer au village E.D.F., et ne pouvait pas sonner à cinq heures et demie du matin pour demander son chemin, même si c’était là qu’habitait un de ses compagnons de beuverie. Il se rappela vaguement de projets de voyage à Avignon. Il décida de s’allonger contre la murette, côté intérieur de la propriété, de telle façon qu’on ne puisse pas le manquer en sortant de la maison - en plus, le soleil le caressait agréablement. Encore ivre, et imprégné de tranquillisant, il se rendormit béatement.

A huit heures, il fut réveillé par une injonction sèche :
-  Debout. Ma maison n’est pas un asile pour les ivrognes.
Il se redressa sur un coude, et contempla une belle femme brune, mince, attirante, mais pour l’heure complètement furieuse.
-  Comment êtes vous arrivé ici ? Vous avez passé la soirée avec Pierre ? Je vous demande de déguerpir, vous êtes tout juste bon à le faire boire, il n’a rien à faire avec des gens comme vous.
-  Je voudrais bien, mais je me suis perdu. Je cherche le village E.D.F.
-  Quel village E.D.F. ? Qu’est ce que vous essayez de me raconter ?
- Je suis en vacances au village familial E.D.F., par le comité d’entreprise. C’est en allant vers la mer quand on est au centre ville.
-  Au village familial ! Je vais vous ramener, dans votre village familial, dit-elle en appuyant sur ces derniers mots. Il y en a bien pour dix kilomètres et je vais dans la direction. Comme ça, au moins, je serai sûre de ne plus vous voir ici.

Il monta dans le coupé de la dame brune, qui sentait bon, en plus d’être belle. Elle conduisit vite, dans un dédale de lotissements dont il ne serait jamais sorti seul. Arrivée devant le cabinet médical, elle gara sa voiture et lui fit signe de descendre :
-  Voilà, c’est à un kilomètre par là, toujours tout droit.
-  Merci, madame. Merde, pensa-t-il, dire que j’aurais pu tomber sur elle cet après-midi.

*******

Geneviève n’osait pas réveiller Tao, qui dormait si bien. Elle n’osait pas non plus le laisser seul dans la maison. Elle finit par se décider à lui caresser doucement l’épaule, après avoir posé une tasse de café fumant sur la table de chevet.
-  Tao, il faut que tu m’écoutes avant que j’aille travailler.
-  Je n’ai pas envie de bouger. Laisse-moi ici, je ferai le ménage.

Il ouvrit les yeux :
- Ton mari ne risque pas de rentrer ?
- Non, on est tranquille jusqu’à la semaine prochaine.
-  Alors laisse-moi. Bon courage. dit-il en se retournant, l’oreiller sur la tête.
Elle sortit sur la pointe des pieds.

Elle gara sa voiture devant le cabinet médical et s’apprêta à rendre sa première visite. Rien d’urgent à l’horizon, des personnes âgées qu’elle voyait régulièrement, un gosse avec une angine dont la mère avait téléphoné à huit heures. Elle se refusa à faire des projets d’avenir, c’était impossible, et Dieu merci son travail ne lui permettait pas de rêver. Elle se sentait dans son corps comme elle ne s’était jamais sentie, et ça la portait à être plus souriante que d’habitude, sa façon à elle d’avoir envie d’embrasser tout le monde. Même le danger d’avoir eu un rapport sexuel sans préservatif lui paraissait lointain. Il faudra quand même que nous fassions des tests, décida-t-elle, sans angoisse.

*******

Yvon trouva sa famille en train de prendre le petit déjeuner. Danielle le salua d’un air distrait. Son petit garçon Sylvain lui demanda :
-  Ou est-ce que tu étais, papa ?
Mais la question ne portait aucun jugement, les papas ont des occupations mystérieuses qui les retiennent parfois sans qu’un gamin s’en inquiète. La petite fille, Anne, vint se mettre sur ses genoux.
- Tu me lis un livre ?
   
Il ne pouvait pas refuser. Il avait envie de pleurer, et de dormir. Mal à la tête. Les mains qui tremblaient. Il lut une histoire à Anne d’une voix un peu fébrile, comme ses mains quand il tournait les pages. Puis comme tout le monde se préparait à aller à la plage, il alla se coucher dans la chambre aux volets fermés sans donner d’explication. On ne lui en demanda d’ailleurs pas.
Sur son lit, sans crainte d’être dérangé, Yvon se sentit à nouveau envie de faire l’amour, ou plutôt de satisfaire son imagination. Les images tourbillonnaient, et il revenait toujours à l’évocation de Danielle, de sa chair familière qui l’obsédait. Il commença à se caresser doucement, puis renonça, furieux contre lui-même, non pas qu’il avait un interdit à ce sujet, mais parce qu’il se contenterait à nouveau d’un ersatz, une fois de plus, comme un adolescent ridicule. Puis il changea encore d’avis et décida que ça le détendrait peut-être, et que demain serait un autre jour.

Le mal de tête allait croissant au fur et à mesure qu’il se concentrait pour obtenir une évocation plus précise du corps de sa femme.
A la fin, crispé comme un constipé sur le trône, il tira quelques gouttes de sa verge à demi érigée. Dépité,  pas plus détendu qu’avant, il se tourna rageusement sur le côté pour essayer de trouver le sommeil. N’y parvenant pas, il se leva pour prendre un comprimé, et, sur une impulsion, comme s’il réglait un vieux compte avec toute l’humanité, il avala tout le contenu du paquet. puis il attendit, un peu angoissé.

*******

Le Docteur Laplace se rendait, sans trop s’alarmer, au village E.D.F. après un coup de téléphone. Un pensionnaire avait fait une tentative de suicide aux tranquillisants. Arrivée sur place, on la conduisit à une chambre, où une femme et l’infirmière du camp assistaient un homme brun, pâteux, qui s’efforçait à vomir dans une cuvette. Elle reconnut son patient de la veille, et partit avec lui en suivant l’ambulance des pompiers qui avaient été appelés en même temps qu’elle. De ce ringard aussi elle était responsable, pensa-t-elle.

     Yvon fut pris en charge à l’hôpital, ses jours n’étaient pas en danger. Lavage d’estomac, puis repos. Lui indiquer une psychothérapie quand il va émerger, pensa le Docteur Laplace. Elle prit aussi le temps de parler à sa femme.
-  Votre mari a des problèmes professionnels en ce moment ?
-  Non. Pas de graves en tout cas, Docteur.
-  Des problèmes affectifs ? demanda doucement le Docteur.
-  Non. Il est nerveux depuis le début des vacances, concéda Danielle.
-  Nous n’avez aucune idée de la cause de cet énervement ?
-  Non, conclut Danielle avec un geste d’agacement.

Il était trop difficile de trouver le biais pour parler de la consultation qu’elle avait donné à Yvon. Geneviève se rappelait aussi ses propres paroles :  je suis une femme. Elle se rappelait aussi de la nuit qu’elle avait passé avec Tao. Son visage ne montra aucun trouble, aucun doute, quand elle suggéra :

-   Il faudra qu’il voie un psychologue quand il ira mieux. Éventuellement vous aurez peut-être à participer au traitement, au moins en allant discuter avec ce psychologue. Vous pouvez rejoindre vos enfants, votre mari est hors de danger.

Avant de retourner à son cabinet, Geneviève eut une entrevue avec le psychiatre de l’hôpital, c’était le minimum de la part du médecin qui avait prescrit les tranquillisants.
-  Et vous n’avez pas eu envie de le consoler ? plaisanta le psychiatre.
-  Vos plaisanteries n’amusent que vous, il aurait quand même pu y rester.

Puis, après avoir visité ses derniers patients, qui ne l’étaient plus du tout, elle rentra chez elle.
Geneviève eut un frisson de brève panique quand elle vit que la voiture de son mari était garée devant chez elle. Elle se prépara à une scène, à toute vitesse, en toute urgence. Il n’y avait personne dans le salon. Elle résista à l’envie d’appeler : Paul ? ou Tao ?

La porte de la chambre était ouverte. Elle entra, et resta saisie : sur le lit, deux corps d’hommes enlacés, tête-bêche,  gémissaient de plaisir. Elle sortit précipitamment, fonça à sa voiture, et roula jusqu’à chez Brigitte. Personne. Elle repartit, cette fois chez Florence, qui était de garde, se rappela-t-elle. Une odeur de barbecue flottait aux alentours. Sur une balancelle, Pierre et Patrick sirotaient du pastis, pendant que Brigitte et Florence retournaient les brochettes. Devant ce cliché d’un bonheur domestique de notre siècle, elle fut prise d’un fou-rire incommunicable et accepta l’invitation qui lui fut faite de se joindre à eux.

*******

Après quelques scènes cinglantes et glaciales, Paul partit avec Tao. Tao devait mourir quelques mois après à Rotterdam d’une overdose. Paul le suivit cinq ans plus tard, mais c’est du sida qu’il mourut.

Geneviève est séropositive, mais, grâce à la trithérapie, elle ne se sent ni malade, ni condamnée. Elle élève sa fille Yasmina, une enfant aux traits doucement asiatiques née peu après sa rupture avec Paul - ce qui a fait jaser Muriel Danchot, mère presque en même temps :
-  Des partouzards, ces toubibs. Ca voudrait donner des leçons, a-t-elle ajouté en clignant de l’oeil vers un consommateur.

Geneviève sait que si elle meurt, ses deux associées, qui ont plaqué leurs chercheurs de fortune, ont déjà adopté sa fille devant notaire, en secret. Yasmina n’est pas séropositive.

Yvon suit une  psychothérapie qui promet d’être longue. Danielle, conviée au début par le thérapeute, s’est fait ligaturer les trompes et s’est inscrite dans un groupe d’expression corporelle et de gymnastique chinoise réunies. Elle ne se refuse plus systématiquement à Yvon, depuis qu’elle couche avec Baptiste, le moniteur de son groupe. Au contraire, elle est plutôt bonne fille quand elle revient de chez lui.

-   Mais ton mari ne se doute de rien ? demande Baptiste, un sourire en coin.
-   Penses-tu, il a mon cul de temps en temps, et comme il ne sait pas que je viens de chez toi, qu’est-ce que ça peut lui faire ? répond Danielle, angélique, avant de cueillir un baiser sur les lèvres de son amant. Elle lui caresse, d’une main légère comme un souffle, sa poitrine, son sexe, puis ses fesses, et  déguste amoureusement des yeux le corps qui  se tend au devant d’elle.
Et  Yvon, bien calmé par son traitement et la sollicitude de Danielle, va beaucoup mieux.


  FIN


 

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