l'association

Il n'est pas facile, pour un auteur Franc-Comtois, de trouver un éditeur qui accepte de publier ses livres. Je vous épargne le couplet sur les génies méconnus, les illustres auteurs à compte d'auteur (Rimbaud, Verlaine, Proust, Stendhal, Poe, Joyce...), tout cela est superbement présenté dans un livre d'Umberto Eco, le Pendule de Foucault. Plutôt que de continuer à essuyer des refus un peu démoralisants, il m'a semblé plus commode de créer une association pour répondre à ce besoin d'être lu.
Celle-ci ne dégage bien entendu aucun bénéfice, mais l'excédent apparaissant sur le compte de résultats est aussitôt réinvesti dans l'édition d'un ouvrage à paraître ou dans la réédition d'un livre épuisé.

Les ressources de cette association viennent de la vente des livres et de recettes encaissées lors des soirées-lecture que j'anime quelquefois. Je lis alors des extraits de mes ouvrages et aussi, fréquemment, des nouvelles inédites dont certaines sont en ligne sur ce blog. Enfin, je ne suis pas un expert en informatique et la mise à jour de ce blog est laborieuse. Soyez indulgent pour les petites fautes de mise en page, d'avance merci.


Pour me contacter :

François Hegwein 16, rue du 11 novembre 25700 VALENTIGNEY téléphone : 03 81 37 82 97
email : francois.hegwein@gmail.com

au catalogue :


François Hegwein Contes et Nouvelles de la Vallée des Terres Blanches 164 p 9 €

Nouvelles de Terres Blanches et d'ailleurs 144 p 9 €
L'envers du Décoré 132 p 9 €

Les Histoires vraies du Facteur Paul 158 p 12 €
Les Charbonniers du Petit Lomont 128 p 12 €

Eldorado 258 p 13,50 €

Légendes d'hiver 164 p 12 €

Fumées d'usine 128 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 136 p 15 €

Histoires de masques et de bouteilles 156 p 12 €

Les cahiers d'écolier 100 p 9 €

Deux classeurs de collégien 128 p 9 €

Balades contées 138 p 12 €

Le chef d'orchestre 122 p 12 €

Le vieux livre 116 p 12 €

L'Arbalète et la 19 140 p 12 €

Le charme discret du presbytère 132 p 12 €

Contes, parlotes et racontotes 2ème recueil 128 p 15 €


Le Vieux Campeur 142 p 12 €


Lacs et entrelacs 108 p 9 €


dimanche 25 mars 2012

NIRVANA



Ça se passe dans un lotissement, aux États-Unis, vraisemblablement. À notre époque, vraisemblablement. Bob a quarante-cinq ans, il est programmeur dans une boîte d'informatique. Sa femme, Jane, du même âge, est infirmière. Ils vivent avec la fille de Jane, Laura, qui a trente ans, et leur fille commune, Vanessa, qui en a quinze.

Il est six heures du soir. Bob est en train de monter une maquette de voilier dans une bouteille, en écoutant la deuxième partita pour violon seul de Jean-Sébastien Bach. La pièce où il opère est remplie d'une cinquantaine de semblables maquettes. Bob a même fondé un club dans la ville, Arkham. (Ville ? C'est une cité-dortoir composée de pavillons semblables au sien, avec plusieurs églises d'obédiences diverses et une grande surface à proximité).

Bob, tout à son euphorie, fredonne en suivant la musique. Soudain, une tondeuse démarre bruyamment dans le jardin d'à côté, derrière les thuyas. Bob va fermer la fenêtre. Il prend délicatement, avec de longues pincettes, un papier blanc roulé en tuyau qu'il va fixer par un minuscule crochet au mat de son modèle réduit, puis dérouler afin de fixer le bas à une vergue. Voilà une des voiles déployée.

À l'étage, une porte s'ouvre brutalement, puis une seconde, qu'on ferme à clé sans douceur. Bruit d'abattant de W.C.... Chasse d'eau. Première porte, puis seconde porte. Vlan. Le cyclone est passé. Bob respire. Pas longtemps, les premiers accords de la Grande Symphonie de Schubert viennent submerger les accords sensibles de la Chaconne. Bob aime Schubert, beaucoup, mais ce n'est pas le moment. Il soupire et va éteindre sa chaîne.

Laura s'emmerde. Elle n'a pas d'emploi et en veut à la terre entière. Son caractère difficile lui a fermé toutes les portes. (Elle doit, d'ailleurs, avoir quelque chose avec la fermeture des portes, non ? Pense Bob sans malice.) Et sans emploi, pas d'indépendance, pas de studio à soi. C'est pas marrant, c'est vrai, concède Bob dans sa tête.

Désorganisé dans son montage, Bob range tout et se demande ce qu'il pourrait faire pour avancer les tâches domestiques. Il n'y a aucun doute là-dessus, Jane en fait plus que lui, beaucoup plus. C'est injuste. Bob se sent coupable. Mais après ce constat il ne fait pas grand-chose de plus. Il a sorti des machines entières de linge gris faute d'avoir trié correctement les couleurs, il a échoué dans le rangement des slips (celui-ci, à Laura, à Jane ou à Vanessa ?). Il s'acquitte honorablement de ce qui concerne la nourriture, puisqu’aux États Unis on se sert dans le frigo et on mange quand on veut. Il assume les courses et la vaisselle, et pense avec commisération aux pauvres Européens qui prennent en commun leurs repas, qu'il faut donc composer (les frites font grossir, Vanessa n'aime pas les tomates, Jane est barbouillée et ne veut pas de viande, la portion est trop congrue pour Laura qui compense sa rancune par de la boulimie : comment s'en sortent donc les pauvres habitants du vieux Monde ?).

Il y a la pelouse à tondre, les volets à peindre, la voiture à entretenir, mais Bob n'est pas très doué. Il a un peu honte quand il voit comment ses voisins se tirent brillamment de tout cela, et s'enorgueillissent de voitures luisantes, vidangées quand il faut, de pelouses rases, sans mousse, sans feuilles mortes, de boiseries pimpantes. Ça lui ferait au moins une excuse pour que Jane fasse le reste. Alors que quand il monte un modèle réduit, il a l'impression de faire l'école buissonnière, pendant que les autres travaillent pour lui.

Bruit de porte en haut. Bottes qui dévalent l'escalier. Porte du frigo. Laura a faim et soif. Il ne la voit pas, mais l'imagine, mordant dans un tronçon de concombre sans l'éplucher, ou déchirant une tranche de salami. Puis buvant à longs traits un verre de jus de fruit d'au moins une pinte, sans reprendre son souffle. Elle ne va pas tarder à aller pisser, pense Bob. Je suis méchant, c'est parce que ce n'est pas ma fille. Heureusement que ça ne sort pas de ma tête.

Pour avoir l'impression d'être utile, il va vider le lave-vaisselle, donne un coup de balai dans les miettes sur le carrelage de la cuisine puis passe la serpillière, et va vérifier si son lit est fait. Ils font chambre à part avec Jane, depuis qu'il s'est mis à souffrir d'insomnies. Bob en profite pour repasser — mal — une de ses chemises. C'est toujours ça en moins qu'elle aura à faire. Mais si je repasse les miennes, pourquoi pas le reste ? Ca aussi il a essayé. Résultat peu concluant. Il suffirait d'apprendre, pourtant : ce n'est sûrement pas plus difficile que de monter des modèles réduits. Il n'a pas le goût, c'est ça, ou ne s'en sent pas le devoir. Un gros parasite, d'un mètre quatre-vingt-douze et cent quinze kilos, qui a pris la place de l'homme encore jeune dont Jane s'était entichée il y a vingt ans. (Quand elle tapait de ses poings ses mâles pectoraux, en disant : toi Tarzan, moi Jane...) À l'inverse des insectes, qui de chenilles passent à papillon, il est passé de papillon séduisant à grosse chenille grignoteuse. Bientôt chauve. Du poil dans les oreilles et sur ses grosses mains. Des verres demi-lune sur son nez, il est presbyte maintenant. Pauvre Jane...

La porte d'entrée, cette fois. Une chanson dans le couloir. C'est Vanessa. Elle pose son sac à dos, et va directement au frigo. Bob la rejoint. En Europe, pense-t-il, les gens mangent ensemble. Mais ça lui paraît difficile à imaginer. Jane, mince, brune, un pli entre les sourcils, l'air absent, absorbant une feuille de laitue, un yaourt maigre, puis revenant d'un air de défi pour dévorer une plaque de chocolat. Laura, que Bob a secrètement surnommée Terminator à cause de sa musculature masculine, se déplaçant au pas de gymnastique, les dorsaux contractés comme un culturiste, les épaules à enfoncer des portes, l'air buté, la mâchoire dévoreuse pendant que sa fourchette triture compulsivement ce qu'elle va enfourner. Non, décidément. Il se reproche son regard secrètement critique envers les gestes de sa femme et de sa belle-fille. Mais il reste gauchement dans la cuisine pendant que Vanessa se prépare un goûter, espérant qu'elle va lui parler.

— Ne me regarde pas avec cet air attendri, Papa, ça m'énerve.

Bob ne prête pas attention au sens de la phrase. Le son du mot « papa » lui est une caresse.

Vanessa monte dans sa chambre et va écouter du reggae avec son casque, en faisant ses devoirs. Encore une année et elle quittera la maison pour aller à l'Université.

La porte d'entrée encore. C'est le tour de Jane. Elle passe à deux mètres de Bob :

— Salut.

Et va s'installer avec une pile de papiers. Elle s'occupe de la bibliothèque paroissiale. Elle pose à côté d'elle un cendrier de porcelaine, son paquet de Peter Stuyvesant, un petit briquet en or et commence à écrire, une cigarette au coin de la bouche, en clignant de l'oeil à cause de la fumée. De temps en temps elle prend une inspiration par l'autre coin de la bouche, en chuintant. Elle allume cigarette sur cigarette. C'est un code. Ça veut dire : je bosse. Ça m'emmerde. Et je fume autant qu'il me plaît. Je vous emmerde.

Laura redescend boire un grand verre de jus de fruit, après avoir pissé. Bob pense : moi je suis pareil. Je me vois en train de prendre une bière Bush dans le frigo, de la boire à même la boîte, l'air absent. C'est mon code. Ça veut dire : je suis malheureux. À cause de vous. Alors je bois. Comme il se voit le faire, Bob ne le fait pas. Mais peut-être que ces codes ne sont que le fruit de son imagination. À ne plus se parler, on laisse les pensées prendre une tournure paranoïaque, et le code naïf qu'il connaît pour lui — avec les boîtes de bière — n'est pas forcément applicable aux autres. Mais Bob croit que ce sont les bons codes — même si les autres ne répondent pas à ses demandes d'amour, et que lui ne comprend pas bien ce qu'il pourrait faire pour que Jane soit heureuse. Ah si ! Divorcer.

Il ne parle plus avec Jane parce que trop de scènes l'ont rendu craintif. Bien sûr, il n'est pas celui qu'elle avait pris pour le Prince Charmant, il l'a trompée sur sa personne, comme un vulgaire escroc. Il est fautif de rester comme un pauvre chien battu. Fautif de lui laisser tous les soucis domestiques. De sentir la transpiration parce qu'il a été courir. De sentir la bière. De mal baiser. Il est fautif de tout. Et d'abord d'enchaîner celle qui fut une jeune fille pleine de rêve et d'espoirs. Quand Jane lui hurle sa rancoeur au visage, il sait que ce n'est pas la peine de plaider. Il sait aussi que s'il se tait elle se taira aussi.

Jane jouait autrefois, dans une troupe de comédiens amateurs, le rôle d'Ophélie. Bob se rappelle l'angoisse diffuse qui le saisissait quand Ophélie, devenue folle, chantait des phrases sans suite en réponse à son entourage consterné. Et du temps où la famille dînait parfois ensemble, quand Jane voulait marquer son retrait de cette sensiblerie qu'elle ne partageait déjà plus, elle chantait à table, à mi-voix. Des poèmes mis en musique qu'elle écoutait dans sa jeunesse. Il aurait été hasardeux de la censurer, (elle qui n'aurait pas permis qu'un enfant, ou Bob, chante à table), il y avait de l'orage dans l'air. Bob ne voulait pas la contrarier. Mais ces poèmes, écrits pour la joie de l'humanité, lui entraient dans le coeur comme des coups de poignard. Il savait aussi que ces soirs-là, et pendant de longs jours ensuite, il devrait comprimer ses envies de tendresse. (Ah ! Nous y voilà ! C'est mon cul, qui t'intéresse, hein, mon cul !).

Il y avait moins de scènes maintenant que tous deux faisaient chambre à part, mangeaient à part, respiraient à part. Et pourtant le divorce lui paraissait comme un anéantissement, comme si on arrachait du mur une tapisserie dans une chambre d'enfant, par grands lambeaux, avec tous les souvenirs. Il gardait l'espoir de ces rares moments où elle couchait encore avec lui (Pourquoi ce soir-là plutôt qu'un autre ? Pas de question surtout, boire jusqu'à la dernière goutte ce corps qu'il aimait jusque dans ses ridules, ses sécrétions.) Ainsi le bébé, après avoir hurlé sa détresse dans le noir pendant une éternité, s'imprègne jusqu'à plus soif du corps de sa mère quand elle arrive enfin — quel autre horizon pourrait-il avoir ?

Une nuit, Bob est sorti regarder les étoiles. Et pisser sur la pelouse sans risque de reproches. Il a été chercher une corde, se l'est nouée autour du cou, puis, monté sur un escabeau, a attaché la corde à une branche de pommier. Puis a donné un coup de pied dans l'escabeau. La branche a cassé sous le poids de ses cent quinze kilos. Il s'est fait mal en tombant. Les chiens du voisinage on commencé un concert sans fin d'aboiements stupides. Le lendemain il a fallu dissimuler la branche cassée — mais Jane a bien vu. Il a dit qu'il faisait de la gymnastique. Elle a haussé les épaules et lui a tourné le dos.

Bob soupire à cette évocation, sa grosse poitrine se soulève comme s'il était un animal marin, un cétacé, qui se prépare à plonger. Il va dans sa chambre, s'assoit à son petit bureau, et commence à rédiger des invitations pour une exposition de modèles réduits en bouteilles.

Il s'arrête soudain, se penche, sort d'un tiroir une revue pornographique — châtiments corporels au pensionnat — qu'il feuillette le coeur battant, puis referme rageusement le tiroir. Il entend le briquet de Jane qui le pose sur la table après avoir allumé une cigarette. Puis la chasse d'eau. Puis Vanessa qui a pris sa guitare et joue une étude de Sor. Bob a soudain faim. Il y a des pizzas dans le frigo. Bob va chercher à la cave une bouteille de Valpolicella. Il propose à Jane de manger les pizzas ensemble. Distraitement, elle accepte, sans lever la tête de ses papiers. Bob met la table pour quatre. Il est soudain tout heureux.

Ce soir-là, Vanessa parle de son prof de lettres, Laura de la cassette vidéo qu'elle vient de louer, et Jane des projets de la bibliothèque. Bob n'ose pas souffler de crainte de rompre le charme. Il a tellement peur qu'il n'ose pas non plus faire d'avances à Jane quand elle monte se coucher. Il reste dans la cuisine, et finit de monter les voiles de son modèle réduit, puis va s'étendre dans le noir en essayant de trouver le sommeil. Il s'endort enfin, et rêve qu'il est sur son voilier, en pleine mer. Il est attaché au grand mat. L'équipage est composé de femmes nues, coiffées de foulards comme des corsaires, des anneaux d'or dans les oreilles, le sabre à la main. Elles viennent à tour de rôle trémousser leurs fesses devant lui, en riant de ses efforts pour arracher la corde qui le retient. Un choeur scande :

— DANS LA BOUTEILLE ! DANS LA BOUTEILLE !

Bob soupire, se retourne dans son lit et se met à ronfler bruyamment.

Quelques jours après, le dimanche. Bob va à la messe, dans la petite église de bois peinte en blanc. Il y va seul, les filles ne sont pas intéressées, et Jane est carrément contre. Si elle fait partie de la bibliothèque paroissiale, c'est que les bénévoles ne courent pas les rues, et que la paroisse ne peut pas se payer le luxe de la laisser de côté sous prétexte qu'elle n'est pas assidue. Elle a été baptisée, c'est suffisant pour la paroisse. On lui laisse une relative liberté dans le choix des acquisitions, c'est suffisant pour elle.

Le curé prêche sur la personne humaine, qui est sacrée, car c'est l'image de Dieu. Bob pense : Toute personne est l'image de Dieu, je suis ignoble de traquer le bruit des chasses d'eau, ou de me laisser aller à compter le nombre de cigarettes allumées par Jane. C'est trop facile d'être en extase devant ma fille, je n'aime pas les autres comme je devrais les aimer. Puis : Ces codes, ils signifient surtout que Jane, Laura, moi, sommes en train de nous détruire avec emphase, et détruire une image de Dieu, ou la laisser détruire par incompréhension ou indifférence, est sacrilège.

Mais dans ce cas, où placer mes désirs sexuels ? C'est évidemment le Diable qui me montre des culs là où je devrais voir des personnes. Bob est tout embarrassé de cette partie de lui-même, de son moi désirant, partie à laquelle il ne renoncerait pas facilement. Il sort de l'église à la fin de la messe, rentre à pied, ce n'est pas trop loin, en poussant les feuilles mortes qui s'accumulent au bout de ses bottes. Il pense aussi à une conversation qu'il a eue avec un ami Juif, alors qu'ils montaient des modèles réduits.

— Tu sais, Bob, je suis né Juif, je ne vais pas à la Synagogue, mais je garde une empreinte profonde. Le Dieu Juif ne reniait pas la chair. Relis le Cantique des Cantiques. De toutes les espèces animales, l'homme est la seule qui doive entourer ses petits d'un foyer pendant si longtemps. L'Éternel y a pourvu, en dotant l'homme et la femme de désirs sexuels insatiables, afin de les lier l'un à l'autre. Et même si les caresses n'ont pas pour but la procréation, elles ont alors pour but de garder unis les parents des petits d'hommes. Ce n'est pas là qu'est le péché.

Bob ne répond rien. Ce serait tellement simple si c'était comme ça, pense-t-il. Dieu n'a pas béni notre union. Ou alors Dieu n'existe pas, comme le pense Jane.

L'après-midi, Bob présente l'exposition de modèles en bouteilles. La journaliste de la gazette d'Arkham vient le prendre en photo. Il s'est habillé en capitaine, un capitaine imposant, à l'estomac de pacha, vraiment. Il a même une pipe (éteinte, on ne fume pas dans un lieu public). La journaliste se présente, pour le mettre à l'aise. Elle s'appelle Ruth. C'est une belle jeune femme de vingt-cinq ans, brune, à la peau claire. Ses yeux bleus fixent longuement Bob à chaque question, jusqu'à faire naître une certaine gêne en lui. Quand elle se tourne pour regarder une maquette, Bob admire la pureté de son profil. Il est ému que quelqu'un s'attarde à lui parler de ses goûts, de son enfance, le trouve intéressant, séduisant peut-être ? Ne rêve pas, Bob. Tu es tellement plein du désir de Jane qu'il n'y aurait pas de place pour en désirer une autre. Tu serais à nouveau un imposteur si tu le laissais penser.

Heureusement, si Dieu n'a guère pourvu à son harmonie conjugale, il a créé Bob tellement empoté qu'il ne sera jamais mis au défi de se trouver en tête à tête avec Ruth, sans le prétexte des bateaux en bouteilles.

Le soir Bob va prendre un pot chez son ami Juif. Il est reçu avec amitié. David et Sarah l'invitent même à rester dîner, mais il esquive, prétextant qu'on l'attend chez lui. Il se sent veule de mentir — et pourquoi ? David lui offre une petite boîte en bois, sur le couvercle de laquelle est gravée une étoile à six branches :

— C'est le sceau de Salomon. Deux triangles équilatéraux, entrecroisés, l'un la pointe en haut, l'autre la pointe en bas. Ils peuvent symboliser l'union de deux principes, par exemple l'un qui tend vers le ciel et l'autre vers la terre. Ou ce que tu veux. Tu y rangeras tes pincettes, les petites, et tes tubes de colle. Il n'est pas nécessaire d'être Juif, ni même croyant, pour se laisser porter par les symboles.

Cette nuit-là, Bob rêve encore qu'il est sur son bateau. Cette fois, il est seul, vêtu en capitaine. Il a une jambe de bois, comme le capitaine Achab. De sa longue-vue il scrute la mer immense, et découvre le corps énorme de Moby Dick qui émerge majestueusement en soufflant, blanc au milieu des vagues grises. Il veut empoigner son harpon, mais sa main ne rencontre que la boîte portant le sceau de Salomon. Alors il se laisse bercer par le lent tangage du Pequod, qui s'aligne peu à peu sur la respiration profonde de la baleine géante.

Soudain, il se réveille, angoissé. Dans sa navigation sereine, le Pequod a rencontré quelque chose d'effrayant — ce n'est ni un iceberg, ni un récif, ni un autre navire. Bob sait que ce n'est qu'un rêve, mais il veut quand même aller voir pour se rassurer. Il s'habille rapidement, en silence, et sort sans faire claquer les portes. Pour la même raison de discrétion, il renonce à prendre sa voiture et part en courant vers la salle communale où sont exposés les modèles réduits. À peine est-il dans la rue qu'il voit une lueur rougeâtre en direction de l'exposition. Il court de plus en plus vite, et à mesure qu'il se rapproche entend de plus en plus distinctement les crépitements d'un incendie.

Arrivé devant le bâtiment, il constate que le feu a pris dans les cuisines, et commence à gagner la salle d'exposition. Affolé, il entre dans le hall dont il a la clé, brise une petite vitre et téléphone aux pompiers. Ensuite, il décroche un extincteur et tente d'éteindre l'incendie, mais se rend vite compte qu'il n'y arrivera pas. Alors il fonce essayer de sauver toutes les bouteilles qu'il pourra.

Une fumée âcre le fait suffoquer. Une table où sont exposées des maquettes a pris feu, et le verre des bouteilles éclate dans les flammes. Les petits bateaux s'enflamment les uns après les autres. Il ne peut plus rien pour ceux-ci. Il en prend autant qu'il peut sous ses bras là où ils sont encore intacts, et gagne la sortie.

Il pose précipitamment les bouteilles sur un banc, à vingt mètres de la maison, puis repart en chercher d'autres. Dans la maison, il rampe, maintenant, pour essayer d'échapper à la fumée. Il ne se relève que pour prendre un nouveau chargement et courir sans respirer vers la sortie.

Au troisième voyage, il entend la sirène des pompiers. Il se redresse, aperçoit une de ses maquettes préférées, sur une table qui a commencé aussi à s'enflammer, et décide de sauver encore celle-là. Il la prend contre lui, sans se rendre compte qu'un pan de sa veste de jogging, grande ouverte, a pris feu. Il court, en toussant, heurte une cloison, puis s'arrête pour s'orienter. La sortie est de l'autre côté. Cette fois, il sent la brûlure. Il voudrait arracher sa veste, mais il faudrait lâcher la bouteille, et il risquerait de ne pas la retrouver. Il pense que les pompiers l'accueilleront peut-être avec une lance à incendie. La fumée est devenue trop suffocante, il se met à quatre pattes, à trois, plutôt, pour progresser dans ce qu'il reste d'air frais. Mais il s'est encore trompé de chemin et finit par s'évanouir après avoir hurlé de douleur.

Dehors, les pompiers ont commencé à arroser, avant de chercher à pénétrer dans le bâtiment, quand les flammes seront calmées. Ils n'ont pas vu ni entendu Bob.

*********************************

Au service des grands brûlés, Bob est allongé dans une chambre stérile. S'il pouvait tenir un téléphone, c'est par ce moyen que les visiteurs lui parleraient, derrière une vitre. Il est couvert de bandages, comme une momie, il a une sonde dans le nez et la bouche dégagée pour respirer. À ses côtés l'inévitable perfusion. Il rêve.

Il est toujours capitaine, sur le Pequod. Il n'a plus de jambe de bois cette fois-ci. L'eau est d'un beau bleu, et elle clapote à la façon difficile à décrire de l'eau prise au caméscope, avec mille petits reflets. Moby Dick nage à quelques encablures. Tout est paisible.

Une infirmière entre, masquée. Elle vient soigner les brûlures de Bob, dont le pronostic vital est réservé, comme disent les médecins. Il gémit, réveillé par la douleur.

— Jane est là, Bob. Elle se prépare à entrer vous voir. Je dois d'abord vous changer.

Après quelques minutes d'un océan de souffrance, Bob se relâche.

— Bob, c'est moi, Jane. Si tu m'entends, fais signe de la tête.

La momie hoche doucement la tête, deux fois de suite.

— Je ne peux pas te prendre la main, ni t'embrasser. Il faut d'abord guérir. Tu vas guérir, Bob.

Cette fois la tête attend un peu, puis acquiesce. Jane sort. Dans la perfusion on a mis de la morphine. Bob rêve.

Dans le couloir, Jane a rejoint ses filles après avoir retiré sa blouse, ses bottes et son masque stériles. Elle est calme et souriante.

— Ça va aller, maman ? demande Vanessa.

— Mais oui, il est costaud, bien soigné. Ne t'en fais pas, ma chérie.

Vanessa éclate en sanglots. Jane la prend contre elle et la berce doucement. Puis elles vont toutes les trois manger une glace à la cafétéria de l'hôpital. Ainsi feront-elles tous les jours.

Bob rêve. Il est toujours à la barre, heureux, sans aucun désir. Soudain, quelque chose l'incite à se retourner. Ses gestes sont ralentis. Derrière lui, une petite fille le regarde fixement. L'angoisse le submerge.

A côté de lui, Jane l'entend se mettre à geindre. Sa respiration, de régulière, est devenue oppressée. Jane sonne, puis lui parle doucement.

— Bob, je suis là.

Elle connaît ces gémissements. Quand ils dormaient ensemble, Bob geignait ainsi lorsqu'il faisait un cauchemar. Alors Jane le secouait par l'épaule, il se retournait dans le lit et retrouvait peu à peu son calme. Mais elle ne peut pas le toucher.

L'infirmière de garde vient et règle la perfusion. Elle inspecte les sondes, et dit doucement :

— Tout est normal.

Bob est réveillé, avec sa souffrance. Mais Jane est là, et la petite fille est partie. Il entend des paroles rassurantes. Il grogne, pour dire qu'il entend. Il n'a plus envie de se réfugier sur le Pequod. Il voudrait dormir aux côtés de Jane. Mais la morphine, pourtant mesurée, lui offre à nouveau le voyage. Et Jane ne peut pas être là constamment.

De rêve en rêve, la petite fille s'est mise à marcher vers Bob. Chaque fois l'angoisse le réveille. Mais au rêve suivant elle est à nouveau à son point de départ. C'est une petite fille qui pourrait avoir huit ans, menue, brune, avec un visage de poupée. Seuls sa bouche entrouverte et ses yeux fixes transforment en menace terrible ce qui pourrait être une visite amicale. D'où sort-elle ? Bob en a vu une semblable, marchant pour détruire, dans un vieux film d'horreur, la nuit des Morts-Vivants. Elle était revenue de l'autre monde pour tuer ses parents, et marchait vers eux, figés par la terreur au lieu de se réjouir de sa résurrection. David lui a dit un jour que chaque homme avait en lui une part féminine, niée, et que c'était peut être cette part qui venait lui demander des comptes. Mais ce n'est qu'une hypothèse, et la petite fille revient, toujours.

Jane vient tous les jours, et lui parle, doucement, de voyage, de projets. Bob hoche doucement la tête, il va mieux, du moins ses jours ne semblent plus en danger. Il fuit le sommeil, mais celui-ci le rattrape toujours, et la petite fille se rapproche tout doucement.

Une nuit, elle est si près qu'elle tend ses deux mains pour le toucher. Bob s'arrache au cauchemar et attend l'arrivée de Jane. Elle le réveillera avant que l'horreur ne survienne.

Quand Bob entend enfin Jane près de lui, il se laisse aller au sommeil. Il est à nouveau sur le Pequod. Quand la petite fille va le toucher, il s'arrache au sommeil, et se réveille stupéfait dans une chambre claire. Ses bandages ont été retirés. Il regarde autour de lui, cherchant Jane des yeux, submergé par un flot d'impressions qu'il n'a plus ressenties depuis des jours et des jours. Mais ce n'est même plus la chambre d'hôpital, qu'il avait imaginée. Il est dans sa chambre d'enfant. Il regarde soudain ses mains, s'avise que ce sont des menottes de garçonnet. Ses pieds sont loin du bout du lit. Des jouets sont rangés sur un coffre décoré comme un coffre de pirates.A-t-il rêvé toute sa vie, son mariage, sa famille, ses modèles réduits en bouteille ?

La porte s'ouvre. La petite fille entre lentement et vient se pencher au-dessus du lit. Bob est figé par la terreur. Le visage de poupée est tout près du sien. Il hurle.

Dans la chambre d'hôpital, le grand corps habillé en momie est saisi de convulsions. Jane sonne, alarmée, puis cédant à son instinct prend doucement Bob par les épaules pour le recoucher. Il se relaxe enfin, sa respiration s'apaise. L'infirmière de garde écoute, vérifie tous les tuyaux, tout semble normal. Elle ajoutera un sédatif à la perfusion.

Les jours suivants Bob répond de moins en moins nettement aux paroles de Jane, comme s'il était distrait. Sa tension faiblit. On dirait que maintenant il recherche le sommeil.

Il meurt une semaine plus tard, sans souffrances, sans que les médecins ne se l'expliquent. Jane est à ses côtés, les yeux pleins de larmes.

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